Culture
Exposition : Fela Anikulapo-Kuti, rébellion afrobeat (Philharmonie - Musée de la musique)
Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 28 décembre 2022
Musicien complet à la personnalité complexe et sulfureuse, Fela Anikulapo-Kuti est l’inventeur de l’afrobeat. Révolté toute sa vie contre l’injustice et la corruption sévissant au Nigéria, le « Black President » (1938-1997) va s’ériger comme défenseur du peuple et se rebeller contre le colonialisme larvé. L’exposition de la Philharmonie Cité de la Musique jusqu’au 11 juin 2023 raconte son histoire : la trajectoire musicale d’un artiste indissociable des causes qu’il a combattues, toujours aussi criantes dans notre société aujourd’hui.
Un musicien complet et complexe
« Il y avait des mobilisations fin 2020 contre les violences policières au Nigéria, notamment avec le mouvement End Sars (brigade de police nigériane) » : cet état de rébellion récurrente fut pour Alexandre Girard-Muscagorry, l’un des commissaires, l’un des accélérateurs pour une exposition dédiée à Fela Anikulapo-Kuti (1938-1997) dont le projet avait débuté en 2019. Le parcours de la Cité de la Musique rend hommage à la créativité artistique et à l’influence de l’inventeur de l’afrobeat, style syncrétique, et montre que le rythme d’une musique dansante peut s’accompagner d’un message politique fort.
C’est difficile de trouver un musicien aussi complet,
aussi complexe dans la musique Africaine du XXème siècle.
Alexandre Girard-Muscagorry
Fortement marqué par la présence coloniale Britannique, le Nigeria prend son indépendance en 1960. Le pays se développe soudainement dans les années 70, notamment grâce à l’exploitation de gisements pétroliers dans le delta du Niger.
Se projeter au-delà de Lagos
Cette croissance économique brutale conduit au développement rapide et contrasté de Lagos, capitale financière du pays. La rudesse quotidienne de cette ville est l’une des sources d’inspiration principales de la musique de Fela Kuti, qui aura une histoire intimement liée à la mégalopole. « Auteur de plus de 90 disques, arrêté plus de 200 fois au cours de sa carrière, l’aura de Fela n’aura eu de cesse d’excéder Lagos » rappellent les auteurs du catalogue d’envergure, très exhaustif sur la trajectoire et la postérite de Fela .
Le highlife et les débuts du musicien
Né en 1938, Olufela Ransome-Kuti grandit à Abeokuta, dans la région yoruba, proche de Lagos. Dès son plus jeune âge, Fela baigne dans un environnement musical cosmopolite et se met au piano très tôt. Dans les années 50, le highlife, style musical du Ghana, fait danser la haute société nigériane. Fela évolue dans le groupe de la vedette de l’époque : Victor Olaiya.
En 1958, le musicien part étudier la trompette, le piano et la composition à Londres, découvrant le jazz et ses légendes comme Miles Davis, Charlie Parker et John Coltrane. Lorsqu’il revient à Lagos en 1963, il fonde son groupe Fela Ransome-Kuti and His Koola Lobitos.
Les premiers morceaux s’inscrivent dans la veine cuivrée, dansante du highlife, mais les arrangements complexes du Jazz transparaissent déjà. C’est en 1969, après un voyage à New-York, que Fela découvre le Black Panter Party. Il éveille sa conscience politique et pose les premiers jalons musicaux de l’afrobeat.
La naissance de l’afrobeat avec Afrika Shrine
Lors de son séjour aux Etats-Unis, Fela est invité à jouer de la « musique africaine », cette requête teintée d’exotisme coloniale le pousse à mener une profonde réflexion sur la structure de sa musique. Afin de se différencier du jazz contemporain, il se tourne vers l’héritage yoruba, ensemble culturel du Sud-Est du Nigeria dont il est originaire.
Fela réinvente le schéma rythmique et les instruments des musiques yorubas et afro caribéennes pour construire ses morceaux. Il place les hoches sekere, les cloches agogo, les claves ou le grand tambour gbedu au cœur de son orchestre.
Ce renouvellement syncrétique de musiques traditionnelles et de rythmes occidentaux donne naissance à un nouveau style : l’afrobeat. « C’est un style musical complexe issu de nombreuses influences, comme le high life, musique issue des fanfares militaires européennes mélangée à des sons afro caribéens. C’est également un mélange de jazz, de soul et de funk dans les improvisations » décrit Alexandre Girard.
Des chansons particulièrement galvanisantes mais loin d’être insouciantes pour autant.
Le chanteur possède en 1973 son propre club nommé « Afrika Shine », « sanctuaire africain » en français, où il se produit avec son groupe Africa 70. Les morceaux qui durent parfois une demi-heure alternent avec des séances de yabbis, « Fela interrompait la musique où pendant plusieurs dizaines de minutes, il interagit avec la salle avec beaucoup d’humour mais une critique très vive des politiques au pouvoir » rappelle le commissaire de l’exposition.
« Il s’affirme comme un homme noir qui détient une conscience identitaire avec le ‘blackism’ » poursuit Alexandre Girard. Fela utilise ainsi sa musique pour dénoncer la corruption des élites politiques et économiques, la brutalité des régimes nigérians successifs ainsi que la mentalité néocoloniale dans son pays.
Chief Priest Says
Le « Black President » achète des encarts de publicité dans les journaux locaux comme le Daily Times et le Punch pour dénoncer les dérives du pouvoir. « Ces espaces publicitaires lui permettent d’aiguiser sa critique politique, il contourne ainsi la censure dans les médias. Il s’exprime en pidgin, créole anglais, parlé par toutes les couches de la société à Lagos ». Des messages qui lui permettent de s’affirmer comme un homme proche du peuple se faisant comprendre par le plus grand nombre.
Dès les années 70, le discours et les chansons de Fela prennent une ampleur politique de plus en plus forte. Pour incarner son éveil idéologique, l’artiste abandonne le patronyme Ransome, perçu comme un nom d’esclave, au profit de « Anikulapo-Kuti », « celui qui porte la mort » en yoruba.
Des morceaux comme Why Black Men Dey Suffer (1971), ou Black Man’s Cry (1971), affirment sa fierté d’être noir et son refus du colonialisme.
En 1971, l’artiste sort « Zombie », ciblant la violence sans pitié de l’armée. Il devient la cible des différents gouvernements nigérians en étant plusieurs fois mis en prison pour critiquer le système et la dictature mise en place.
https://youtu.be/Qj5x6pbJMyU
L’utopie de la République Kalakuta
En 1975, Fela baptise sa maison la république de Kalakuta d’après le nom d’une cellule où il a été incarcéré auparavant. « Kalakuta veut dire ‘vaurien’ en swahéli, Fela se réapproprie les clichés de l’Afrique pour affirmer son identité » souligne Alexandre Girard.
Il conçoit cet endroit comme un lieu de vie autonome, refuge pour les intellectuels noirs, des musiciens, les personnes précarisées et de passage à Lagos. Son mode de vie est aussi un manifeste.
Un lieu attaqué le 18 février 1977, où des centaines de soldats pénètrent dans la demeure de l’artiste. Ses proches et lui-même sont roués de coups, tandis que des femmes subissent humiliations et viols. « Sa mère – la militante féministe Funmilayo Ransome-Kutiest – défenestrée et se casse une hanche suite à la descente de l’armée, elle mourra quelques mois après, son décès serait lié au traumatisme de cette attaque » révèle Alexandre Girard.
Les militaires mettent feu à la résidence de Kalakuta en partant, laissant un champ de terreur et de désespoir, décrit dans la chanson « Sorrow tears and blood » quelques mois après.
L’afrobeat dépasse les frontières
Dans les milieux des années 1970, la musique du Black President dépasse les frontières du Nigeria pour attiser l’attention de managers et producteurs européens. A l’exception de quelques séjours au Ghana et au Cameroun, l’artiste a seulement joué dans son pays, estimant que sa musique est avant tout destinée aux Africains.
Avec des besoins financiers croissants pour faire fonctionner son organisation, il va enchaîner les tournées en Europe dans les années 80, en signant des accords avec des maisons de disques anglaises, françaises et américaines. « C’est le moment où sa carrière s’internationalise en devenant un musicien très connu, mais il va persister à maintenir son identité, il refusait de couper ses morceaux qui durent entre 15 et 30 minutes » raconte Alexandre Girard.
Fela Kuti poursuit son activisme notamment avec Beasts of No Nation (1989) où il s’attaque aux violations des droits humains commises par les gouvernements de Margaret Thatcher au Royaume-Uni ou celui de Ronald Reagan aux Etats-Unis.
Une postérité rayonnante
Fela s’éteint à 58 ans le 2 août 1997, emporté par le Sida; il laisse un héritage culturel énorme, non seulement par sa musique, mais par tout l’engagement et les luttes qu’il a menés pour être un Africain libre.
L’exposition – enrichie du catalogue érudit – dessine un personnage à la trajectoire artistique à la fois dense et plurielle. Celui qui a inventé une musique, projette un projet politique sans concession, malgré près de 200 arrestations au cours de sa vie, toujours vivant.
Un monument de la musique portant un message politique plus actuel que jamais.
#Baptiste Le Guay
Mieux connaître l’afrobeat de Fela Kuti
- Jusqu’au 11 juin 2023, du mardi au dimanche de 10h à 18h, Philharmonie – Musée de la musique, 221 avenue Jean-Jaurès, Paris 19e
- Catalogue, sous la direction d’ Alexandre Girard-Muscagorry, Mabinuori Kayode Idowu, et Mathilde Thibault-Starzyk. Textuel-Philharmonie, 208 p. 49€ : Riche d’une quinzaine de contributions d’auteurs nigérians, anglais et français, appuyées sur des archives et des œuvres inédites en provenance du Nigeria et des témoignages de première main, ce livre événement rend un hommage approfondi au mythe Fela.
Playlist :
- Fela Anikulapo-Kuti, Rébellion afrobeat : Les essentiels
- Abami Eda : L’héritage de Fela Kuti : De ses fils à son petit-fils, des nouveaux représentants de l’afrobeat mondial aux stars de l’afropop nigériane ou du hip-hop anglo-saxon… nombreux sont les artistes qui perpétuent à leur manière l’héritage de Fela.
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