Culture

Ferrari, de Michael Mann (Amazon Prime) - Race for Glory, de Stefano Mordini (en salles)

Deux films nous plongent avec grande vérité dans ce que c’est que cette passion, la course automobile : le formidable film de Michael Mann, intitulé simplement Ferrari, et le nom suffit ! (Amazon, dès le 8 mars 2024)… Et un film sur la meilleure année sans doute du championnat des rallyes, Race for Glory, de Stefano Mordini. Coïncidence qui tombe bien pour Jean-Philippe Domecq, auteur de Ce que nous dit la vitesse (Pocket, 2013) qui s’enthousiasme aussi du début du Championnat du monde de Formule 1, parti pour 24 courses du 2 mars au 8 décembre. Un record !

Tout biopic ne fait pas mouche

Il y a comme ça des figures historiques qui hantent constamment les créateurs, au point que, même déjà mises en œuvre, d’autres créateurs y reviennent, comme si la grande figure en question avait encore échappé à son image. On pense au Christ, certes ; mais cela s’explique par l’aura et l’origine religieuses d’une civilisation. On a vu récemment le Napoléon, de Ridley Scott, fort mauvais film mais, par là-même, symptomatique d’une fascination qui ne se sent jamais comblée par les représentations antérieures : il a fallu que Scott s’y colle et passe à côté, en toute ignorance historique. Stanley Kubrick avant lui en a rêvé toute sa vie et n’a pu réaliser le film, qui aurait eu, pour le coup, une tout autre profondeur de champ.

Ferrari, le biopic serpent de mer

Alors, tenez-vous bien, il faut admettre que Ferrari aussi, oui – …un constructeur de « bagnoles », mais le plus célèbre de la compétition automobile -, a fasciné et découragé plus d’un grand créateur. Martin Scorsese notamment, excusez du peu, en a fait longtemps un serpent de mer cinématographique, avec Robert de Niro prévu dans le rôle d’Enzo Ferrari. Pendant ces années, un autre Américain y a travaillé, Michael Mann, auteur notamment du plus grand casse de l’histoire du cinéma, Heat (1995), duel d’acteurs plus que duo puisque leur ego a exigé par contrat qu’ils soient doublés pour les scènes où ils sont en présence l’un de l’autre…

Auparavant, en 2019, on avait eu droit à l’excellent Le Mans 66, de James Mangold, dont Mann déjà tint à être le producteur, où le Commendatore repousse cavalièrement les offres de rachat de Ford, en insultant le géant américain, lui le fier artisan, orfèvre en bolides. Mais le protagoniste central du film, avec Matt Damon en directeur d’écurie, n’est pas Ferrari mais Ford et sa victoire au Mans qui jusqu’alors était l’apanage des marques sportives européennes.

A qui déteste la course automobile

Précisons un préalable, qui va mettre en relief la réussite du nouveau film de Michael Mann : on peut tout à fait détester la course automobile, ses dangers que prennent de jeunes hommes tournant comme des dingues en circuit fermé, la fête anti-écologique de la voiture, sa publicité tapageuse touchant le milliard de téléspectateurs dans le monde, et, par-dessus tout, l’exponentielle volonté de dépense capitaliste qu’elle incarne alors qu’auparavant, jusqu’aux années 80,  elle coûtait bien moins et n’était certainement pas moins passionnante.

Eh bien, pour celles et ceux-là qui ont de bonnes raisons de ne pas vouloir en entendre parler, l’opus de Michael Mann est la bonne entrée dans cette critiquable et fascinante passion.

1957, l’année terrible

Mann en effet a tellement incubé son film qu’il a fait preuve d’une érudition tout à fait pertinente : il a choisi, dans toute la vie du légendaire constructeur, l’année la plus terrible de toutes ses « joies terribles », comme Ferrari intitula ses mémoires. L’année 1957 est, le mot s’impose, un tournant qui aurait pu faire qu’on ne parlerait plus de Ferrari aujourd’hui. Enzo Ferrari perd plusieurs pilotes au volant de ses bolides, dont un qui sort de la route et fauche des spectateurs, familles et enfants, lors de la fameuse course sur routes italiennes de Brescia à Rome des « Mille Miglia ». Tollé, la presse rend Ferrari responsale, avant que l’enquête ne démontre que ce n’était pas rupture de direction mais objet contendant sur la route qui a causé le désastre.
Cette même année est cruciale financièrement pour le petit artisan qui ne vit que des récompenses pour victoires sans encore construire de voitures à vendre. Or, il avait monté son entreprise avec sa femme, laquelle gère les cordons de la bourse mais apprend que son époux a une liaison avec une autre depuis assez longtemps pour lui avoir fait un enfant. Leur enfant à tous deux, l’officiel, le légitime « Dino » dont Enzo a donné le prénom à une de ses lignes de voitures, est mort d’une maladie incurable. Laura et Enzo ont ce deuil en partage.
A la fin, l’acmée dramatique de ce duo de couple vient lorsque Laura Ferrari (superbe rôle de Penelope Cruz) lui fait jurer qu’au moins il ne trahisse pas leur fils mort en reconnaissant Piero, « le bâtard ». Lequel en effet n’est devenu officiellement légataire qu’après la mort de la veuve d’Enzo. Il y a analogie entre ce pacte et celui que contracte Enzo avec ses pilotes dans le cirque souvent fatal des courses automobiles.

Dès lors, le film de Michael Mann consacre la part belle aux tourments sentimentaux du Commendatore. Les récalcitrants à la Formule 1 vont être heureux et servis ; les amateurs de Formule 1 seront frustrés ; les connaisseurs apprécieront la force de vérité du film. D’autant que…

L’opéra de notre temps

Le rouge Ferrari, éclatant et dense vermillon, est déposé, breveté, à nul autre semblable, repérable même pour les incultes en culture automobile. Sur les flancs des bolides frappés de l’écusson au « cheval cabré – cavallino rampante », il porte la passion jusqu’au danger, au sang, le sang du désir et de la mort.

Or, en 1957, le Commendatore comprend que ses pilotes se font battre par une nouvelle génération, dont l’Anglais Stirling Moss, qui ne sont plus du tout aristocrates mais prêts à mourir pour doubler dans un virage. Le jeune marquis Alfonso de Portago encaisse la semonce et applique la leçon, quelques mois plus tard, il mourra coupé en deux, sang sur tôle, dans l’accident qui fauchera la foule au bord de la route des Mille Miglia.

Tout un art de la vibration pour rendre la folle conduite : les séquences de cette course, qui traversait en 24 heures les villes et la campagne italiennes parmi les foules de Brescia à Rome sont parmi les plus haletantes du film, rythmées à pulsion en alternant vues à ras de la piste poussiéreuse et depuis les cockpits à découvert, extrêmement bruyants.

Et, à chaque étape, Enzo Ferrari donne ses consignes tactiques, auquel Adam Driver, qui a de beaux yeux alors que le « vrai » Ferrari en avait de gros qu’il cachait sous ses lunettes de soleil, prête sa haute stature, en costume à gilet élégant comme l’était toujours l’autoritaire chef de la légendaire scuderia. Personnage tourmenté dont la passion lui fit surmonter les tragédies dont ce sport est émaillé par le risque qui constitue son essence. Plus qu’un sport, en ce sens.

On en a une autre preuve et un autre angle de vue grâce à un autre film qui vient de sortir :

Race for Glory, Lancia vs Audi

Le réalisateur italien Stefano Mordini a fait le grand film qu’attendait un autre championnat automobile, celui des rallyes, avec voitures qui sont censées être celles de Monsieur Tout le monde, en survitaminé. Il ne pouvait mieux choisir que l’année 1983, qui a vu l’affrontement titanesque entre Audi et Lancia.

Le constructeur allemand lance son armada de « Quatro », nouvelle génération automobile des 4 roues motrices à transmission intégrale, face aux italiennes Lancia « Stratos », à seulement deux roues motrices mais moteur central et agiles comme des araignées sur suspension. Le génial champion Walter Röhrl accepte de prendre le risque et le volant de l’italienne moins puissante ; et, pour la dernière fois dans l’histoire des rallyes, une voiture à deux roues motrices s’impose face à l’Allemagne.

L’intelligence et la pertinence du film tiennent à ce que l’autre héros, sur lequel le film est centré, n’est pas un pilote mais le directeur d’écurie de Lancia, Cesare Fiorio, qui se définit comme « général d’armée », prêt à tricher pour faire homologuer les 200 exemplaires réglementaires pour que les voitures soient admises en rallyes.

Combat de tacticiens, outre les techniques : face à l’Italien, le chef allemand des surpuissantes Audi Quattro, Roland Gumpert, joué par Daniel Brühl qui avait incarné un plausible Niki Lauda dans Rush, de Ron Howard, film qui, en 2013, avait raconté la terrible année 1976 qui avait vu le champion du monde Lauda brûler, avant de revenir à la compétition qui l’avait fait traverser le coma et la mort.

Le public veut sentir frôler la vitesse risquée

Dans ces années 80, le public pouvait encore attendre et jouer au torero au bord des routes, dans la nuit aveuglée par les phares des bolides hurlant qui, pour sortir de virage en pleine poussée, y entrent à la perpendiculaire. Depuis, les accidents et morts ont poussé à renforcer la sécurité face aux risques pris par les spectateurs. Qui, devant la télévision, faisaient du Championnat du monde des rallyes le sport mécanique télévisé n° 1.
Comme quoi, cette folie mécanique en dit long dans l’histoire de nos mentalités.

# Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin

  • Ferrari, sortie le 8 mars sur Amazon Prime Vidéo, de Michael Mann, scénario de Troy Kennedy-Martin, d’après le livre « Enzo Ferrari, The Man and the Machine » de Brock Yates, Avec Adam Driver, Penélope Cruz, Shailene Woodley, Sarah Gadon, Gabriel Leone, Jack O’Connell, …
  • Race for glory, de Stefano Mordini, avec Riccardo Scamarcio, Daniel Brühl, Haley Bennett, Volker Bruch, Gianmaria Martini

75e édition du Championnat du monde de F1 : Pour la première fois, 24 Grands Prix sont inscrits au calendrier, avec notamment le retour du Grand Prix de Chine. La saison commence plus tôt (Bahreïn le 2 mars) et s’achève plus tard (Abou Dabi le 8 décembre) que les deux éditions précédentes

Partager

Articles similaires

Les Notes du blog ‘5, Rue du’, de Frédéric Martin, photographe existentialiste

Voir l'article

Le carnet de lecture d’Éric Charvet, aphoriste, L’avenir a déjà été.

Voir l'article

Des classiques à voir ou relire : Rambert, Duras, Hugo, Camus et Anouilh

Voir l'article

Divorce à la française (tout sauf à l’amiable) d’Éliette Abécassis (Grasset)

Voir l'article