Culture

Filipe Vilas-Boas n’est ni technophile naïf, ni technophobe

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 16 décembre 2020

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] A mi-chemin entre l’activiste citoyen, le philosophe critique et le performeur numérique, le créateur franco – portugais Filipe Vilas-Boas ne cesse d’interroger les accès et les excès du numérique de nos vies en général, et l’ambivalence de notre soumission aux réseaux sociaux en particulier. Il appelle à prendre une diète active, et à développer une éthique numérique.

Du design interactif à l’engagement citoyen

Filipe Vilas-Boas In memory of privacy RIP Lyon © Filipe Vilas-Boas

Filipe Vilas Boas est un ancien designer et rédacteur indépendant dont les premières expériences professionnelles datent de 2002 en agences de publicité : « le web et ses potentialités collectives ouvraient des fenêtres aux jeunes padawans à qui l’ont fermait les portes ». Il co-fondera plus tard un studio de design d’interaction pour se consacrer à la question. En 2008, il commence sa pratique artistique et finit par claquer la porte du monde « marchand » en 2016 : « je comprends alors que je ne peux plus passer mon temps au service des entreprises, que des sujets citoyens plus fondamentaux m’attendent et c’est à cela que j’ai envie de m’atteler et de me concentrer depuis ma pratique artistique. »

Filipe multiplie alors les projets artistiques autour de ces questions sociétales : « Marqué par mon goût pour les sciences sociales et la philosophie, je n’ai cessé de m’interroger sur les changements en cours dans la société et notamment sur les bouleversements amenés par le numérique, en particulier ses accès — savoirs, information, images, parole — et ses excès — surveillance, marchandisation, automatisation ».

Une double culture, comme deux paires de lunettes pour observer le monde

Né en 1981 de deux parents portugais au bord de l’océan à Esposende, près de Barcelos (ville connue pour sa céramique et son coq devenu un des symboles du pays) juste avant de les suivre à Olmeto en Corse, c’est en région parisienne près de Fontainebleau qu’il a passé son enfance. Filipe Vilas-Boas parle une langue fleurie, un subtil mélange franco-arabo-portugais twisté de verlan et teinté de manouche qui ne s’apprend que dans la rue au contact de multiples communautés. Sans oublier son usage natif du numérique , cet « espace public bis », dont il a vécu la fascination avant de constater les dérives addictives : « Ce n’est donc fondamentalement pas de technique pure dont il est question dans mon travail mais de sa relation et des rapports de force qu’elle met en jeu dans nos démocraties. »

Intervenir dans le numérique comme « espace public bis »

Filipe Vilas-Boas Carrying The Cross © Filipe Vilas-Boas

« Je m’intéresse de près à cette technicisation car justement elle redouble depuis quelques temps : après deux siècles d’automatisation accélérée de nos fonctions mécaniques, nous dupliquons ce mouvement maintenant sur l’externalisation et l’automatisation de nos fonctions cognitives (algorithmes, intelligences artificielles, etc.), affirme Filipe Vilas-Boas. Un mouvement qui remonte aux origines de l’écriture et qui est associé à la mémoire et aux mythes de l’Humanité. Et il se trouve justement que nous sommes précisément en plein dans une étape transitoire où notre paysage se transforme sans vraiment que nous puissions en saisir ses mutations. A mon échelle, j’essaie d’en conceptualiser les questions, les problématiques, les chances aussi et de les partager sur la place publique.».

Filipe Vilas-Boas Dataism Jesus Christ’s metal statuette and folding meter stick 2015 © Filipe Vilas Boas

Dataïsme, ou le flou entre les mondes « IRéeL » et « URéeL »

Son œuvre, souvent participative et performative se joue de la porosité entre les mondes « IRéeL » et « URéeL ». Ses créations combinent récupération, détournement et nouveaux médias : logo de réseau matérialisé en croix, écrans d’ordinateurs transformés et interprétés, robot détourné, … Tous les symboles de la numérisation du monde, ce dataïsme qui l’étouffe sont mis à contribution dans une œuvre polymorphe qui ne se donne aucune limite, intervenant avec gourmandise aussi bien en art digital que dans l’espace public, avec un aiguillon éthique et esthétique : interroger nos pratiques numériques et notre fascination quasi religieuse pour les réseaux.

F come FaceBook et Fatima

Les ‘três F’ ou la « trilogie Fado, Fátima, Football » concentrée des valeurs portugaises sous la dictature de António de Oliveira Salazar se réduisent avec lui aux « dois F » : Facebook et Fatima. Les symboles religieux se multiplient dans cette œuvre autant critique que roborative : les titres (souvent en anglais, la langue de l’informatique et de la Silicon Valley) « Loading …» (utilisant une sculpture de l’enfant Jésus), « iDoll, interactive Madona », Saint-Denis, jusqu’à « Carrying the cross ». Felipe évoque volontiers un « animisme technologique » en partie issu de cette externalisation croissante de nos fonctions cognitives et d’un transfert du sacré à la technique : « Les grandes messes aujourd’hui sont effectivement technologiques. Insiste-t-il. Elles sont à la fois portées par la technique, ce qui permet à tout le village globalisé de s’y retrouver, et les rituels eux-mêmes sont des sacralisations des objets issus de cette technique. Et de fait, nous sommes tous priés de communier – comprendre aussi consommer – sans faim, ni fin, pour satisfaire l’appétit gargantuesque des grandes puissances technologiques. »

The punishment ou le manifeste d’une éthique dans la robotique

Felipe aime déconstruire et manie l’utopie et l’humour avec brio quand il aborde les peurs que l’intelligence artificielle engendre et les questions liées à l’automatisation. Plusieurs versions de « La punition » circulent dans le monde. Un robot exécute une punition préventive au titre de son éventuelle désobéissance future et écrit ad infinitum ‘Je ne vais pas faire de mal aux humains’. Véritable ‘anthropomorphisation d’anticipation’, l’œuvre interroge avec ironie sur les relations homme-machine au moment même où les technologies se combinent et réactivent le mythe de la créature qui échappe à son créateur. Cette œuvre traduit aussi une volonté de mettre de l’éthique dans la robotique. Elle rappelle qu’il ne faut jamais oublier qu’il y a toujours un homme derrière la machine, tout algorithme et tout réseau…

Filipe Vilas Boas anime son How House © DR

How House, ou comment associer manuel et intellectuel dans un cadre ludique.

Philosophe prosélyte, artiste généreusement activiste, avec son ami ingénieur Benjamin Dallard, Filipe a créé en 2018 « How House», une association d’éducation populaire rassemblant un collectif d’amis artistes, designers, ingénieurs, éducateurs et entrepreneurs. Elle propose des ateliers arts/sciences en banlieue parisienne en partenariat avec des associations amies. Ils travaillent aussi en prison et en milieu hospitalier, explorant la réalité virtuelle comme outil de soin cognitif.

Sous les claviers la plage

Filipe Vilas Boas Sous les claviers la plage © Filipe Vilas Boas

Avec le numérique, il n’y a pas de frontières entre politique et art citoyen. Filipe aime les œuvres participatives. « Sous les claviers la plage » invite le public à s’exprimer en composant des mots et des manifestes nouveaux à l’aide des pavés de pierre-touches mis à sa disposition. Cette installation convoque l’imaginaire de mai 68. Sauf qu’ici, Hashtags, posts et tweets fomentent de nouvelles révolutions. Des mouvements émergent et se structurent au cœur de ces nouvelles agoras numériques, encore faut-il sortir de toute naïveté : « les plateformes numériques qui nous relient et les religions en général ou les diverses spiritualités possèdent une racine métaphysique commune qui selon moi se caractérise par la conscience, au-delà de nos connaissances, de notre unité. Métaphysique qui semble d’ailleurs être de plus en plus confirmée par l’astrophysique et les récentes découvertes en lois fondamentales de l’Univers notamment. »

Filipe Vilas-Boas Diplôme de Diete Numerique © Filipe Vilas-Boas

Le diplôme certifié « de diète numérique »

Il a même prévu une voie de sortie pour son public. Son Ministère des Internets délivre des diplômes de Diète Numérique (Instagram, Twitter, Facebook, etc.) qui valorisent notre temps d’absence sur les réseaux.
Diplôme sans doute salutaire mais qui ne nous empêchera pas de suivre ce réjouissant artiste-activiste philosophe avant la prochaine présentation de ses œuvres – …. sur ses comptes facebook ou instagram !
Notre époque n’est pas à une ambivalence près !

Pour suivre Filipe Vilas-Boas

Son site 
sur facebook et instagram

Si l’artiste n’a pas – encore – de galerie, peu importe vu le nombre de projets qu’il a en France (nous ne mentionnons pas ses expositions à l’étranger) donc de très nombreuses occasions futures de pouvoir se plonger dans son œuvre :

A écouter : RFI 06/10/2020

Il n’y a pas que le numérique dans la vie

Filipe Vilas-Boas confie sa ‘saudade’ (sentiment de délicieuse nostalgie, de désir d’ailleurs) et son envie de Portugal à Singulars : « Je me suis naturellement tourné vers le Portugal il y a trois ans, peu après le moment où j’ai commencé à complètement me dédier à ma pratique artistique. J’ai la chance d’avoir une double culture, comme deux paires de lunettes pour observer le monde. C’est pour moi une forme d’atout car cela permet d’un côté comme de l’autre de générer un certain recul sur soi, sur nos habitudes, nos façons de vivre et de coexister. »
Double culture ? L’artiste semble modeste eu égard à son regard sur le langage digital, une troisième voix qu’il manie avec une grande adresse.

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