Culture

Geert Mak, Les Rêves d’un Européen au XXIe siècle, 1999-2022 (Gallimard)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 9 septembre 2023

Poursuivant son enquête sur qu’est-ce qu’« être européen », Geert Mak, journaliste néerlandais, nous livre une suite de son passionnant ‘Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle’ qui, paru en 2007, fut un best-seller. Selon la même méthode journalistique rigoureuse de ne rien admette sans vérifier pour glaner ce dont les historiens ont besoin, ‘Les Rêves d’un Européen au XXIe siècle, 1999-2022′ (Gallimard) interroge l’écume et la profondeur des événements que nous avons vécus, en traquant ce que salue Jean-Philippe Domecq la « Mauvaise Foi » comme pire ennemi du travail de vérité avec toutes les nuances de l’exigence d’ »informer vrai« .

Qu’est-ce être qu’européen ?

De ces succès qui font du bien puisqu’ils vont au bien, à l’intelligence, et qui confirment que le grand public n’est pas le gros public. Geert Mak s’est fait connaître avec un épais ouvrage de journaliste qui avait obtenu de son journal, en 1998, une année de mission dans toute l’Europe pour boucler le siècle qui allait s’achever et se demander ce que c’est qu’être européen.

L’Europe n’est pas seulement divisée entre la gauche et la droite et le nord et le sud, a-t-il écrit, mais aussi entre ceux qui ont personnellement vécu la disparition d’une société et ceux qui ne la connaissent qu’à travers les manuels d’histoire.
Geert Mak, « Les rêves d’un Européen au XXIᵉ siècle »

D’Amsterdam à Istanbul, de Londres à Barcelone ou Paris via Vienne

Son Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle divisa son périple dans le temps et l’espace en autant de chapitres correspondant chacun à une fourchette d’années et à une étape de terrain. On commençait par apprendre, par exemple, que la « promenade » est une invention de flânerie parisienne dont témoigne le jeune André Gide. Qu’une grande ville de province comme Rennes comptait en tout et pour tout trois baignoires. On apprenait ensuite qu’un jeune peintre nommé Adolph Hitler peignait une place entourée des architectures surchargées à la viennoise et gommait la seule novatrice, une banque édifiée par Alfred Loos ; dans cette capitale de l’Empire austro-hongrois bientôt déchu, des miséreux passaient la journée sous les soupiraux des rues pour glaner les boutons ou menus objets tombés des poches des passants pour les revendre avant de louer trois heures d’un matelas tour à tour.
Voilà pour le sens du détail qui en dit plus que commentaires,
voilà pourquoi « la lecture du journal est la forme moderne de la prière » selon Hegel.

Ne rien admette sans vérifier, glane ce dont les historiens ont besoin.
Jean-Philippe Domecq

La pensée, comme le diable, est dans les détails

Si bien que Geert Mak, depuis ce best-seller sur le XXème siècle, est désormais considéré comme historien, écrivain aussi car il raconte très bien, avec le style mat de celui qui n’en rajoute pas, autant que journaliste. Par exemple, il retrouve des vieux résistants hollandais de la Seconde guerre mondiale qui, bien qu’ayant clandestinement ronéoté et diffusé les informations sur l’existence des Camps, lui dirent qu’en voyant les photos de ces Camps en 1944 ils avaient quand même eu du mal à y croire. Important pour nous, d’imaginer que cette horreur était tellement inimaginable qu’elle dépasse nos capacités d’intériorisation.

Moraliste philosophe, discrètement, du coup, Geert Mak : il rapporte que les convois de trains étaient régulièrement annoncés à la population allemande qui venait faire ses emplettes en objets spoliés de toutes sortes, et suggère cette constante humaine : les hommes ont pour premier objectif de repérer ce qu’ils doivent faire semblant d’ignorer.

Le XXIe siècle allait-il tirer les leçons ?…

On ne change pas de siècle en tournant un feuillet de calendrier, mais on peut espérer que nous n’attendions pas le pire pour comprendre.
Geert Mak termine  Les Rêves d’un Européen au XXIe sur l’an 2022 qui, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, piétine le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au nom duquel les progressistes européens du siècle précédent avaient soutenu les luttes de décolonisation partout dans le monde. Dans les massifs bouleversements et surprises géopolitiques qu’il nous fait revivre, le discret philosophe retrouve la Mauvaise Foi comme pire ennemi du travail de vérité qui lui incombe et devrait nous importer. A cet égard, le parallèle est édifiant comme typique signe des temps, entre les citations précises de la « post-vérité » promue par l’homme le plus puissant du monde, le président Donald Trump, et le culot du mensonge systématique pratiqué par des petites frappes, il n’y a pas d’autre mot, comme le président Poutine dont le journaliste rappelle par le menu l’irrésistible ascension depuis la pègre financière et FSB unies.

Puissance de la nuance

Mais Geert Mak a toutes les nuances du souci d’informer vrai. Il décrit tout autant la foi idéologique et les ravages sociaux de la politique ultralibérale appliquée comme vérité réaliste après le démantèlement de l’URSS ; le ressentiment d’aujourd’hui fut ainsi semé hier, comme toujours. Ressentiment aussi venu du Moyen-Orient, et dont les attentats apocalyptiques du 11 Septembre ont ouvert le nouveau siècle. Et ressentiment populiste en retour dans les pays d’accueil des grandes migrations, accélérées par les conflits mais aussi par la vision qu’ont désormais les populations, grâce à Internet, de la vie ailleurs…

Le “soft power” et les principes de tolérance et de cosmopolitisme qui font partie intégrante de l’identité européenne et qui constituaient les fondements sur lesquels les États membres de l’Union étaient parvenus à inscrire dans la paix leurs relations mutuelles (…) se trouvent aujourd’hui mis à mal.
Geert Mak, « Les Rêves d’un Européen au XXIe »

On s’avise alors qu’en seulement vingt années nous avons vécu beaucoup de mutations, de faits bruts et d’inquiétudes à la fois nouvelles et venues de loin.
C’est sans doute pourquoi ces Rêves d’un Européen au XXIe siècle sont aussi prenants, à ne pouvoir les lâcher.

# Jean-Philippe Domecq

Pour en savoir plus sur Geert Mak

Geert Mak

  • Les Rêves d’un Européen au XXIe siècle, 1999-2022, éditions Gallimard, 2023, 608 p, 33€.
  • Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, 1072 p, 35,50€. Editions Gallimard, 2017

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