Culture

Grâce à leur contextualisation, Alfredo Jaar dessille les yeux sur la construction des images

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 13 janvier 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Pour cet artiste engagé, « aucune image n’est innocente ».  Depuis les années 1980, son corpus photographiques, cinématographiques et d’installations dénonce et révèle « l’in-montrable » de nos sociétés ; de la falsification des cartes à l’escamotage des génocides. Sa contextualisation des images interroge leurs invisibilités et nos vérités en interpelant nos aveuglements. Ses nombreuses expositions en Europe en 2022 sont d’excellents prétextes pour se confronter à une œuvre qui dessille les yeux.

Refuser les points morts de notre histoire

Alfredo Jaar O velho mundo esta morrendo. O novo demora a nascer. Nesse claro-escuro, surgem os monstros, 2021 Photo © Alfredo Jaar

Une force tranquille se dégage de cet artiste qui se considère comme « un architecte qui fait de l’art » et pour lequel « le contexte est tout ». Cette maitrise apparente, basée sur une quête esthétique intransigeante, se retrouve dans toutes ses installations, sa production d’images (films ou photographies), et de nouveaux supports comme ses néons…
L’œuvre qui, depuis des dizaines d’années examine et éclaire les points morts de la vie sociopolitique internationale, ne fait pas oublier qu’Alfredo Jaar est, aussi et sans doute avant tout, un homme de terrain.

Realpictures@ ou Reallife ?

Choqué par ce qu’il  voit et lit dans la presse, Jaar n’a jamais hésité à se rendre sur place pour se confronter et témoigner de la réalité des exactions. C’est sans doute la raison pour laquelle ses comptes rendus de terrain choquent autant car l’artiste sait de quoi il parle en le faisant sans compromis. Ses métaphores visent à dessiller notre regard devant un réel que nous refusons de voir.  Son adresse e-mail ne porte pas son nom mais s’impose comme un manifeste : realpictures@ (reprise du titre d’une de ses œuvres sur le Rwanda). Cet engagement pour nous sortir de l’illusion de la caverne platonicienne se retrouve dans toutes ses activités, d’enseignant comme d’activiste.  De « vraies images » pour assumer une « reallife » ? Vraiment ?

https://youtu.be/EjvRtNPVzgs

Toute carte du monde crée une fausse réalité

« Toute représentation est forcément fausse, dans le sens qu’on ne peut pas représenter la réalité, nous créons toujours une nouvelle réalité. Dans le cas des représentations géographiques du monde, la carte Mercator qui est la plus utilisée dans le monde, est totalement euro centrique. Crée par un Allemand, cette carte positionne l’Allemagne au centre du monde, et déplace la ligne de l’équateur vers le nord pour favoriser l’Europe. L’Europe entière est plus petite que le Brésil. Mais si tu regardes le Mercator, l’Europe a l’air trois fois plus grande. C’est tragi-comique et triste que nous continuions à utiliser cette carte menteuse », nous confiait Alfredo Jaar il y a des années dans son atelier de New-York, ville où ce franco-chilien, « citoyen du monde » comme il aime à se définir, né en 1956 à Santiago, habite depuis 40 ans. Dans la gueule du loup ?

CECI N’EST PAS L’AMÉRIQUE 

Premier fait d’arme visuel en 1987, fort du programme ‘Messages to the public’ à Times Square orchestré par le Public Art Fund de New-York, succédant aux interventions de nombreuses et nombreux artistes tel que le fameux ‘Protect me from what I want’ (protégez-moi de ce que je veux) de Jenny Holzer (1950-), Afredo Jaar profite de cette immense visibilité pour dénoncer l’ethnocentrisme des États-Unis.

Alfredo Jaar A Logo for America, 1987 Photo © Alfredo Jaar

Sur le tableau lumineux électronique spectacolor de 6 mètres sur 12 situé à l’intersection de la 42e rue et de Broadway, pendant 42 secondes, des images du drapeau et de la carte des États-Unis furent suivies de déclarations qui contestaient le sens de chacune. L’œuvre commençait par une carte des États-Unis avec un texte superposé : « CECI N’EST PAS L’AMÉRIQUE ». Les images suivantes montraient le drapeau des États-Unis devenant un dessin au trait avec le texte superposé : « CECI N’EST PAS LE DRAPEAU DE L’AMÉRIQUE ».
Le mot « AMERICA » s’agrandissait pour les images suivantes et la lettre « R » se transformait en une carte de l’Amérique du Nord et du Sud. L’animation se terminait par le mot « AMERICA » engloutissant l’écran avec la lettre « R » en forme de carte des continents nord et sud de l’Amérique.
Jaar voulait montrer que les États-Unis ne sont que l’un des nombreux pays qui composent les Amériques. Le monopole des États-Unis sur le mot « Amérique » suggère un effacement des trente-quatre autres pays des Amériques. L’artiste, originaire d’Amérique du Sud (« l’autre Amérique ») exigeait la reconnaissance d’être mis sur la « carte » qui traduirait une autre réalité géopolitique.
Ici, il ne s’agissait pas d’anti-américanisme mais d’adresser un message d’inclusion des Amériques.  Montrée dans de nombreux pays, l’œuvre continue aujourd’hui de servir de catalyseur pour un dialogue ouvert et encourager la liberté d’expression.

Contre l’appropriation capitalistique de nos mémoires

Alfredo Jaar Cultura=Capital, 2012. Neons Photo © Alfredo Jaar

Autre bataille, alerter sur le risque d’un monopole privé sur les images. L’achat systématique de millions d’images d’archives de référence par Corbis, une des entreprises de Bill Gates. permet selon le plus offrant d’en rendre certaines inaccessibles. Cette logique de ‘marché’ ouvre la perspective de censure sournoise ou stratégique comme en témoigne la disparition des images satellitaires d’Afghanistan au catalogue Corbis lors de l’invasion américaine de 2001, celles-ci ayant toutes été achetées par le gouvernement américain pour empêcher tout regard indépendant sur d’éventuels bombardements… L’inquiétude se renforce avec le risque d’une prise de contrôle par Visual China Group, une entreprise chinoise conscient du potentiel de ce patrimoine qui peut être exploité à des fins de « mémoire »…

Regarder la réalité en face quand la presse regarde son nombril

Avec Global Africa et realpictures@, œuvre considérable qu’Alfredo Jaar a consacré en particulier au Rwanda de 1994 à 2000, l’artiste signe une de ses œuvres majeures. La conférence qu’il a tenue au Smithsonian American Art Museum en 2010 ne peut que nous glacer : Alfredo cite d’une façon monocorde, avec un ton grondeur qui monte quand il détaille le nombre de morts, que le génocide, conséquence d’une guerre fratricide entre les Hutus et les Tutsis, a entrainé pendant 100 jours. Peu à peu le bilan arrive à un million de morts et deux millions de déplacés dans des conditions indignes. Cette seule énumération est terrible mais l’artiste les mets en perspective avec la réalité de la presse de l’époque.  

Refuser l’invisibilité des réalités

Il aura fallu attendre la fin du génocide, 17 semaines, pour qu’enfin ce drame fasse les premières. « L’enfer sur terre : la course contre la mort au Rwanda », titrait de Newsweek, ce qui, selon Jaar, était inexact. « Il n’y a pas eu de course, c’était déjà trop tard« . Alfredo montre toutes les couvertures du magazine.
Mais ses concurrents n’ont pas mieux fait. On y voit au fur et à mesure de la montée des drames et les premières centaines de milliers d’assassinats que, pendant ce temps, les couvertures furent consacrées au procès de O. J.  Simpson, l’ancienne star du football américain accusé d’avoir tué sa femme dont le procès a tenu en haleine la presse américaine durant de nombreux mois…ou encore des images exposant la crainte d’un marché en crise, le spleen des jeunes de pays privilégiés, des compétitions de football, Jacky O et, humour noir involontaire, une première page où est écrit « The crusade against American moral decline » … Alfredo présente la collection complète de ces couvertures en y ajoutant les commentaires et chiffres de la monstrueuse réalité parallèle d’un génocide qui semblait gêner le quotidien d’un des pays, caractéristique d’une société de consommation opulente qui rejette la mort, la vieillesse et la maladie…

L’éthique de refuser la ‘pornographie de violence’

Alfredo Jaar, The Eyes of Gutete Emerita, 1996, Rwanda

Jaar a passé trois semaines au Rwanda, ce pays ravagé par la violence, rencontrant des personnes dans des camps de réfugiés et écoutant leurs histoires, ainsi que se rendant au Zaïre (République du Congo) voisin, en Ouganda et au Burundi où des millions de Rwandais avaient fui. « J’ai pris plus de 3 000 photos, les images les plus horribles que j’ai jamais vues et prises de ma vie », dit-il. Mais il ne les a jamais montrées, « C’était la position éthique que j’ai adoptée en tant qu’artiste », explique-t-il. « Je ne vais pas montrer ça, je ne vais pas participer à cette ‘pornographie’ de violence. Je vais faire autre chose”.
Devant un tel enfer, Jaar est pudique. Jamais il ne vous jette à la figure des images ‘à sensation’. Il procède par touches et métaphores subtiles qui ne sont pas moins perturbantes.

Incarner l’abstraction d’une tragédie pour la rendre tangible

Alfredo Jaar The Eyes of Gutete Emerita, 1996 Photo © Alfredo Jaar

Par exemple, une des pièces maîtresses de cette série rwandaise est Le Silence de Nduwayezu (1997), une pile d’un million de diapositives entassées sur une table lumineuse, toutes présentant un gros plan des yeux d’un garçon : Nduwayezu, un Tutsi de cinq ans, rencontré par Jaar dans un camp de réfugiés à Rubavu. Nduwayezu, comme de nombreux enfants, avait été témoin du meurtre brutal de ses parents et avait été tellement traumatisé qu’il n’avait pas parlé pendant quatre semaines. Les enfants figurent dans plusieurs des œuvres photographiques de Jaar, bien qu’il ne révèle jamais leurs visages, choisissant plutôt d’utiliser des images recadrées ou floues. « Le but de la pièce, commente Jaar, est d’humaniser le génocide, de mettre l’accent sur l’histoire de ce jeune garçon. Quand vous avez une tragédie d’un million de morts, cela n’a aucun sens, c’est trop abstrait. Il est donc important de réduire l’énormité de la tragédie à une histoire, à un nom ».
En évitant tout sensationnalisme. Le public est encouragé à scruter les images à travers des loupes sur la table. « De cette façon, les gens peuvent s’identifier à cette personne et ressentir de la solidarité ou de l’empathie. Une fois que vous connaissez l’histoire, vous ne pouvez pas rejeter cette image. » ajoute-t-il.    

Quand la presse efface une partie du monde

Alfredo Jaar,”Searching for Africa in Life”, 1956 Photo © Alfredo Jaar

« Je pense que c’est mon devoir, mon privilège et ma responsabilité en tant qu’artiste d’essayer d’apporter un peu de lumière à ces réalités ignorées par les médias. Je ne pense pas que nous devrions condamner à l’invisibilité ces réalités parce que nous n’appartenons pas à ces réalités. » Jaar sait lucidement éclairer les ressorts éthiques de son activisme artistique. « Searching for Africa in Life » est un coup de gueule adressé à « Life », le célèbre magazine américain qui, de 1936 à 1996, sur plus de 2 000 couvertures, n’en a consacré que six à l’Afrique. C’est pour Jaar une flagrante faute éthique de la part d’un magazine revendiquant ‘de montrer le monde tel qu’il est’. C’est aussi le déni de toutes les cultures d’un continent entier relégué … à l’inexistence occidentale comme autant de Livingstone !

Photo © Alfredo Jaar

Avec « From Time to Time » la dénonciation continue. En 25 ans Time Magazine n’aura consacré que neuf couvertures à l’Afrique dont trois sur les animaux, trois sur la famine et trois sur les maladies. Cette presse, à ses yeux, au lieu de résister au racisme ne fait, par indifférence, que l’augmenter. A tant d’obscénités éthiques, répond aussi quelques grands articles qui traitaient enfin du sujet tel que ‘le drame de l’Indépendance’, suggérant que les ratés de la décolonisation viendraient toujours des circonstances locales.

Eclairer les clairs-obscurs d’où surgissent les monstres

 Si ce citoyen du monde cite volontiers parmi ses références, Hans Haacke, Pier Paolo Pasolini, Michelangelo Antonioni, Emile Cioran, Jacques Rancière, Jean Luc Godard … une liste interminable où il pourrait rajouter plusieurs artistes de l’art conceptuel, de l’Arte Povera, il est aussi « Gramscinien ». Un de ses néons révèle une phrase écrite par le philosophe Antonio Gramsci (1891-1937) dans les années 30, au moment de l’émergence du fascisme, : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres ». Ce membre fondateur du Parti communiste italien, a notamment développé une théorie de « l’hégémonie culturelle » qui part du postulat que la conquête du pouvoir présuppose celle de l’opinion publique. Une classe dirigeante s’impose d’abord à travers les pratiques quotidiennes et les croyances collectives, ces rouages culturels qui jouent un rôle clé dans l’établissement d’un système de domination. Alfredo reprend ces postulats pour nous parler de lutte politique autour de la question du mépris social et des crises de leadership.

Un parcours initiatique pour vivre la mémoire

Alfredo Jaar The Geometry of Conscience, memorial, 2010 Photo © Alfredo Jaar

En créant en 2010 un mémorial pour les victimes des 17 ans de la dictature militaire de Pinochet, Alfredo Jaar s’est radicalement éloigné de la monumentalisation habituelle de ce type de construction. Installé sur le terrain du musée de la Mémoire et des droits de l’homme de Santiago, le mémorial est, lui, situé sous terre.

Une fois de plus l’artiste fixe ses conditions : l’accès au mémorial est limité à dix personnes à la fois et il demande un peu de temps. La visualisation de l’œuvre prend environ trois minutes. Les visiteurs descendent 33 marches. Un gardien vous attend à l’arrivée pour vous aider à franchir plusieurs espaces, trois cubes de béton de cinq mètres de longueur, largeur et hauteur. Il vous explique le déroulement et surtout comment La dernière salle plonge le visiteur dans l’obscurité absolue.

Alfredo Jaar The Geometry of Conscience, memorial, (détail) 2010 Photo © Alfredo Jaar

Après une minute entière dans l’obscurité, 500 silhouettes, chacune représentant une victime du régime mais aussi des personnes vivantes (le mémorial s’adresse aux 17 millions de Chiliens), s’éclairent lentement sur un mur, se reflétant à l’infini dans deux parois latérales en miroir qui se font face. Une fois que les lumières ont atteint leur pleine intensité, à la limite de l’aveuglement, elles s’éteignent, plongeant à nouveau les spectateurs dans l’obscurité pendant 30 secondes avant la réouverture des portes, les laissant avec une rémanence intense laissée sur leurs rétines. Ils emportent ainsi avec eux des points de lumière qui recréent les silhouettes désormais imprimées dans leur mémoire visuelle.

Comment survivre dans la mer de consommation ?

Alfredo Jaar The Sound of Silence, 2006 Photo © Alfredo Jaar

« Les images sont importantes, elles nous informent de l’état du monde, mais elles ne sont pas innocentes, ce sont des constructions. Les images de douleur nous font humains, mais elles ont mal à survivre dans cette mer de consommation qui nous entoure à travers les media, la publicité, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. Pour que ces images survivent, il nous faut les contextualiser. » Alfredo a aussi utilisé cette éthique avec l’image iconique du petit garçon au vautour du photojournaliste sud-africain Kevin Carter (1960-1994) avec une scansion de lettres blanches sur un écran noir, que rompent soudain quatre éclats de flash aveuglant les spectateurs, avant que cette photographie n’apparaisse pour une fraction de seconde, de manière presque subliminale.  « The Sound of Silence essaye de donner un contexte a une image dure, difficile mais importante. C’est peut-être l’image la plus extraordinaire à propos de la faim au monde. » précise-t-il.

« Il est plus facile de parler aux oiseaux qu’aux hommes »  

Alfredo Jaar Napoli Photo © Alfredo Jaar

La prédication de Saint François d’Assise aux oiseaux, impose un moment de gravité paisible d’un acte politique fort. L’œuvre d’Alfredo Jaar pointe et rend vie à toutes ces silhouettes maltraitées ou flottantes – faute de contexte – dans notre mémoire.

Si chez lui le ‘diable’ est le personnage principal, sa présence sous de multiples formes qu’il trace, rappelle aussi la nature autant esthétique que spirituel du combat à mener contre l’oubli et la confiscation de nos mémoires. Alfredo se/nous demande s’il est possible d’échapper à cette « infernalité in-montrable ».
En son temps, Bataille écrivait : « comme les pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le fait, le signe de l’homme. L’image de l’homme est désormais inséparable d’une chambre à gaz ».  Alfredo Jaar nous offre une formidable opportunité d’ouvrir les yeux, d’être actif dans le visible, et réactif à l’invisible, face au tsunami d’informations et à son instrumentalisation par les pouvoirs politiques ou algorithmiques. L’esthète de terrain nous invite à penser un nouveau monde qui rejette les « monstres ».
Souhaitons que sa lutte contre l’indifférence du regard soit entendue et que ce modeste article puisse y contribuer.

Pour suivre Alfredo Jaar

Le site Alfredo Jaar

La succursale américaine de la Galerie Lelong

La galerie Kamelmennour

A voir, actualité européenne brulante en 2022 :

  • Février, Rome: El Chiostro del Bramante,.
  • Mars, Wolfsburg: Kunstmuseum,
  • Mai, Milan: CityLife,
  • Mai, Hambourg: Deichtorhallen,
  • Octobre, Londres: Goodman Gallery,
  • Novembre, Salzburg: Museuem der Moderne.

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