Culture
Guillaume Nédellec saisit l’intime de figures héroïques « ordinaires »
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 11 août 2024
(Artiste inspirant) « La photographie m’offre un aller-retour perpétuel de moi aux autres » confie Guillaume Nédellec en se référant à Albert Camus. A l’instar de l’écrivain, il veut « comprendre au lieu de juger ». Comme par imprégnation sensible, l’Autre, sous l’objectif du photographe, ne prend jamais autant l’allure d’un semblable pour Anne-Sophie Barreau. En témoignent avec brio « L’étranger », fiction photographique et littéraire au long cours débuté en 2020, « Seulle étoile, l’élan d’une vocation », série consacrée aux sœurs hospitalières de Beaune, pérennisé en 2023 par un livre aux éditons Imogène, « Heroes », travail initié cet été à Arles avec des demandeurs d’asile, ou avant eux, « L’Écume de ma vie », hommage familial… Autant de jalons que le photographe commente pour Singular’s.
Étranger
« L’étranger » est le titre d’une de vos séries en cours, c’est aussi un mot qui vous définit. Sur votre site internet, vous écrivez : « Je ne suis pas né étranger, je le suis devenu »
J’ai mis du temps à comprendre que j’hébergeais un sentiment proche de la notion d’étranger. Un accident de la circulation survenu il y a trois ans est à l’origine d’un déclic. Si j’en suis sorti indemne physiquement, j’ai été secoué : la personne qui est entrée en collision avec mon véhicule est ensuite venue m’agresser alors que j’étais en état de choc. J’avais du mal à retrouver mes esprits et j’ai entrepris un travail psychanalytique. Il en est ressorti que par le passé, j’avais vécu des situations où j’avais été considéré comme un étranger.
Cela m’a permis de comprendre la sorte de distance que je peux avoir par rapport au monde et pourquoi je suis habité par un questionnement autour de ce thème.
Un an auparavant, en 2020, j’avais en effet écrit de manière spontanée une note d’intention intitulée « L’étranger » racontant la fiction d’un jeune algérien qui avait traversé la Méditerranée et était arrivé sur le territoire français au terme d’une errance que j’avais qualifiée d’initiatique.
Sous la forme d’une errance initiatique, j’aborde des questions fondamentales du temps présent : celles de la migration, des frontières, de l’autre, du jugement et de l’acceptation de soi.
Un travail dont « Algérama » présenté il y a quelques mois à la galerie La Fontaine obscure à Aix-en-Provence constitue d’ailleurs une étape importante
Il y a deux ans, je suis en effet parti en Algérie sur les traces du narrateur de ma note d’intention mais pas comme je l’aurais souhaité… Après l’accident de la circulation que j’évoquais à l’instant, j’ai en effet eu un grave problème de santé qui possiblement pouvait me rendre invalide, la série noire continuait, si bien qu’à Alger, j’étais à la fois comme un gamin, émerveillé – je rêve d’Alger depuis mes 14 ans – mais qu’en même temps, je ne cessais de me dire qu’il s’agissait peut-être de mon dernier voyage en tant que valide.
J’ai beaucoup écrit. Je me suis rendu compte que ce travail que j’imaginais être une fiction était en train de basculer vers quelque chose de beaucoup plus personnel qu’il fallait garder. « Algérama » est donc un journal visuel mais aussi un carnet de notes.
Je ne savais pas si cela intéresserait les gens, quand on parle de soi, on ne sait jamais si ce sera le cas, mais « Algérama » a bénéficié d’une bel accueil et j’ai été très touché.
Femmes inspirantes
La dimension d’altérité transparaît de manière frappante dans votre travail, en particulier dans « Seulle étoile, l’élan d’une vocation », la série que vous avez consacrée aux sœurs hospitalières de Beaune. Quelle en est la genèse ?
Il y a quelques années, ma compagne m’a demandé de faire un portrait de sa tante, responsable des sœurs hospitalières de Beaune. J’ai fait ce portrait avec un appareil photo des années 50 qu’utilisaient les photojournalistes américains, une façon d’honorer cette femme, sa position, et l’histoire de la congrégation. J’ai réalisé ce premier portrait ainsi que celui d’une autre sœur, et les choses en sont restées là. Puis, à un moment donné, j’ai décidé de commencer un véritable travail avec ces femmes.
La congrégation, qui a pratiquement six siècles d’existence, n’a en effet plus aucune recrue depuis 1971. Elle est donc vouée à s’éteindre, étant entendu qu’à partir du moment où la dernière sœur s’éteint, il reste un siècle avant d’acter la fin d’une congrégation. Une renaissance est donc possible.
Ces femmes ont dédié leur vie à l’autre, aux malades, aux pauvres. Ce sont des religieuses mais aussi des hospitalières, des femmes éminemment inspirantes, de véritables « wonder women ». C’est sous cet angle, et non celui de la religion – car leur action transcende l’acte religieux – que j’ai conçu la série.
On imagine le rôle de sésame qu’a dû jouer la photographie de la tante de votre compagne
Cette photographie est l’acte fondateur. Quand j’ai récupéré les planches contact, je trouvais que c’était un bon début. Il y a peu de chance pour que la première photographie reste dans la suite du travail mais sans elle, rien n’est possible. Elle établit une confiance, une connexion. Cette première photo va souvent décider de la suite du travail. On peut la montrer, l’offrir, dire voilà, c’est ce que j’ai commencé à entrevoir.
Ce travail a également donné lieu à la publication d’un livre
En vérité, j’ai travaillé pour faire un livre. Avant même de penser le travail pour une exposition, j’ai travaillé en me disant que ce moment délicat que traverse la congrégation devait être consigné dans un objet pérenne. Or, la seule façon de conserver une trace, c’est de faire un livre. J’ai eu la chance de faire la connaissance de Nathalie Mayevski des éditions Imogène qui a cru dans ce projet et qui m’a accompagné dans la réalisation de cet ouvrage. Il me reste un magnifique souvenir de l’exposition aux hospices de Beaune, sur le lieu même où les sœurs hospitalières vivent et travaillent, mais aujourd’hui l’exposition est terminée tandis que le livre, lui, est en face de moi et va rester.
La série a aussi fait l’objet d’une publication dans le magazine du journal « Le Monde ». Travaillez-vous régulièrement pour la presse ?
C’est une activité annexe mais j’ai la chance de travailler pour certains titres de presse et notamment plusieurs fois par an pour le magazine du Monde. Au mois de mars, le journal m’a contacté pour faire le portrait d’un jeune algérien, Bilal, à Grenoble. Son histoire, qui a été publiée au mois de juin, m’a immédiatement touché car elle fait écho à ce que j’ai écrit spontanément il y a quatre ans dans ma note d’intention, à ceci près qu’il ne s’agissait plus de fiction mais de réalité, que j’étais face à quelqu’un qui avait réellement vécu des choses extrêmement violentes. Cette rencontre réoriente aujourd’hui ma réflexion autour de l’étranger.
L’autre au centre
Pouvez-vous parler du travail que vous venez de réaliser à Arles avec des demandeurs d’asile ?
J’ai beaucoup de tendresse pour ces gens. On ne cherche jamais à savoir qui ils sont. On les appelle les migrants, on les regarde dans la rue sans vraiment les regarder ou alors en leur faisant sentir qu’ils ne sont pas à leur place. Quand on lit l’histoire de Bilal dans Le Monde, on se rend compte de tout ce qu’il a traversé. Depuis plusieurs années, je m’intéresse à cette notion de héros de l’ordinaire, c’est ma façon de mettre en lumière ces parcours. Bilal est toujours en vie, mais d’autres se suicident, sont assassinés. Le travail que je viens de faire à Arles, intitulé « Heroes » – en anglais car c’est la langue internationale – est un message d’amour envers eux. Il a donné lieu à un travail intense et rapide pendant cinq jours avec les personnes disponibles. Des personnes qui peuvent se faire expulser à tout moment. J’espère pouvoir poursuivre ce travail.
Si l’on dit que vous êtes un photographe humaniste, cela vous convient-il ?
Oui parce qu’il n’y a rien de plus beau que nos histoires d’être humain, c’est ce qui nous relie. Nous sommes tous des êtres humains en dépit de nos différences de position sociale, d’origine, de culture, d’éducation. Ce que j’aime, c’est raconter des histoires, réelles ou fictives, où l’autre est au centre.
Sur votre compte Instagram, on voit une photo de votre père. Il semblerait que vous lui deviez beaucoup en matière de photographie
Mon père est un photographe amateur avec toute la noblesse que ce terme comporte. Il a toujours essayé de me transmettre son amour de la photographie. Je n’y ai pas toujours été réceptif. Il y a une vingtaine d’années, alors que je revenais d’un séjour de plus d’un an au Pérou, il m’a demandé si un petit appareil photo numérique me ferait plaisir pour Noël. Je lui ai d’abord dit non avant de me raviser.
Pendant neuf mois, je ne me suis quasiment pas servi de cet appareil, puis tout à coup, d’une seconde à l’autre, j’ai eu envie de photographier. Je dois ajouter autre chose au sujet de mon père : quand j’étais enfant, il y avait à la maison une photo de Djibouti où il a fait son service militaire.
En début d’année je lui a demandé de me montrer ses photos de Djibouti. J’étais tellement fier de ce que je voyais que j’ai décidé d’en faire un livre. « Premiers jours », c’est son titre, raconte l’itinéraire d’un jeune appelé à Djibouti dans les années 68, 69. La photo de lui que vous avez vue est extraite de « L’Écume de ma vie », un travail commencé en 2015 dans lequel je rends hommage à mes grands-parents et à notre histoire bretonne. C’est un travail qui est en train de se terminer et qui a fait l’objet d’une présentation – sans être exposé – en avril dernier au musée de Bretagne.
Vous revenez du Japon au moment où nous nous parlons. Avez-vous un projet en préparation ?
Je ne m’attendais pas à ce que ce voyage soit aussi marquant. Je me suis émerveillé de chaque situation. J’étais en famille, je n’ai donc pas passé mon temps à photographier même si j’avais un petit appareil argentique. Aujourd’hui, j’ai envie d’y retourner. L’idéal serait de partir en résidence. J’ai vu Perfect Days de Wim Wenders au moment de sa sortie au cinéma. J’ai revu le film dans l’avion du retour avec d’autant plus d’émotion que je suis allé sur les lieux du film pendant ce voyage.
Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau le 28 août 2024
Pour suivre Guillaume Nédellec
- Sur son site personnel Guillaume Nedellec
- Sur instagram @nedellecguillaume
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