Culture
Hommage à Javier Marias (1951-2022), romancier et traducteur espagnol
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 6 octobre 2022
Avec le décès du romancier espagnol Javier Marias le 11 septembre 2022, nous a quittés un génie, le mot n’est pas trop fort, il est au diapason d’une œuvre considérable et qui, lue à grands tirages, confirme qu’il y a foule de lecteurs pour la littérature innovante lorsqu’elle a l’intelligence sensible. Heureux ceux qui ne la connaissent pas encore, salue Jean-Philippe Domecq, ils y découvriront une vision et une mélopée ironiquement mélancoliques du siècle.
Un deuil qui frappe au cœur intime de la littérature mondiale


Javier Marias (1932-020) Photo DR
Il arrive que la mort de gens que l’on n’a jamais rencontrés nous affecte plus que d’autres que l’on a connus personnellement. La nouvelle de la mort de l’écrivain espagnol Javier Marias, à 70 ans alors qu’il était en pleine forme littéraire, est tombée, en France, dans la nuit du 11 au 12 septembre, sur les bandes continues télévisées à hauteur d’informations d’Ukraine ; c’est dire la stature de ce romancier, pleinement reconnu de par le monde.
Son souffle s’est éteint, mais pas sa voix dans ses longues phrases simples et tressées d’amusement désabusé et de suprême colère.
Ce passage par exemple donnera idée du style si particulier de Javier Marias, je le choisis parce qu’on dirait qu’il y formule l’épitaphe qu’il se souhaitait, le narrateur du roman Ton visage demain cite puis médite ceci de Cervantès : « Adieu, grâces; adieu, traits d’esprit; adieu, joyeux amis; je me meurs, et je souhaite vous voir vite contents dans l’autre vie. C’est ce qu’espérait Cervantès, me dis-je, pas des plaintes ni des accusations, pas des reproches ni des règlements de comptes ni des dédommagements pour les peines et les offenses terrestres, il en avait subi quelques-unes. Même pas la justice ultime, qui est ce qu’on regrette le plus depuis qu’on ne croit plus. Mais il souhaitait retrouver les grâces et les traits d’esprit, l’allégresse des amis, contents dans l’autre vie aussi. C’est simplement de cela qu’il prend congé, c’est tout ce qu’il souhaiterait conserver dans l’éternité, où qu’il la passe. »
La Trahison l’emporte-t-elle, ah justice, justice…
Cette attente désespérée de la justice finale traversait de plus en plus les romans de Marias. Ici c’est dans un volume d’une trilogie qui s’intitule significativement Ton visage demain. Toute l’obsession de la trahison politique et intellectuelle entre amis qui travaille Marias se retrouve là, et d’où elle vient. Son père républicain a été trahi en 1939 pour Franco par son camarade de combat de 1936.
De manière lancinante, comme est lancinante la voix de notre révolte contrainte de subir, il se demande comment son père a pu tenir, d’autant que celui-ci est fier et intellectuel respectable, lui qui apprit à ses enfants à toujours dire et se dire après chaque argument : « Et ensuite, continue, et ensuite ? » Un jour enfin son père lui répond, et nous répond que s’il était allé dire quoi que ce soit à celui qui a failli le tuer en pleine confiance, le salaud aurait joui de la souffrance causée. Tant il est vrai, dirais-je, que contrairement à ce que l’on croit, seuls les salauds se regardent tranquillement dans le miroir.
L’Histoire pénètre jusqu’à l’intimité conjugale
Mais ce n’est pas si simple, car les salauds et enfants de salauds et les victimes et enfants de victimes se côtoient et se retrouvent en relations. Jusque dans le couple cela s’insinue, on ne sait plus ce que ressent l’autre s’il y a désormais un signe égal entre tous les comportements, moraux comme immoraux. Un jeune homme est témoin de ce déchirement sourd lorsqu’il entre comme secrétaire d’un producteur de cinéma au comportement implacablement froid avec son épouse de toujours. Qui, régulièrement, va quelque part subir sexuellement un ancien profiteur qui a tenu l’épée de Damoclès sur sa famille après 1936.
Tout est contaminé lorsqu’on ne croit plus en la justice : c’est peut-être là que réside la fameuse question du sens de l’Histoire.
Egal connaisseur de Shakespeare et de James Bond…
Comme les amours n’est pas mal non plus, dans le genre. Le tout mêlé de phrases anglaises coulées dans la veine ibérique avec naturel. Avec autant de naturel qu’il renvoie aux romans d’espionnage international, John Le Carré et surtout Ian Fleming dont il connait la carrière et prise la littérature « jamesbondienne » (si vous permettez le clin d’œil à la Sean Connery).
Entre la « grande littérature » qu’il connaît de l’intérieur et la géopolitique qu’il maille à l’espionne, Javier Marias ne voit pas de raison de choisir tant que c’est bon ; ce qui explique que ses romans, à méandres aussi lancinants que sa phrase et que la mêlée humaine sous nos yeux, se lisent à la volée, passionnément.
De ces romans qu’on est tristes de voir qu’il ne reste plus que quelques pages avant que la lecture cesse.
#Jean-Philippe Domecq


Références bibliographiques
Toute l’œuvre de Javier Marias est parue chez Gallimard, en Folio et en broché.
- Si Rude soit le début,
- Comme les amours,
- Demain dans la bataille pense à moi,
- Un cœur si blanc,
- Berta Isla,
- et la trilogie que j’ose traiter de « Guerre et Paix » contemporain : Ton visage demain.
Le prochain roman traduit, et dernier hélas, Tomas Nevinson, paraîtra en fin d’année 2022 ; nous y reviendrons.
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