Culture

Hybride et désinhibé, le tout-monde de Pascale Marthine Tayou aspire à une nouvelle humanité

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 11 juin 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Conçus comme une expérience à vivre, ses assemblages d’ « objets-détritus » conjuguent symboles africains et européens. Sans complexe, Pascale Marthine Tayou se joue de ses deux mondes avec sa propre identité et les contradictions de l’universalisme. Son Tout-monde hybride et coloré est à découvrir dans l’exposition Ex-Africa du Quai Branly (jusqu’au 11 juillet), à la galerie italienne Galleria Continua, à la Commanderie de Peyrassol (à partir du 22 juin), sur le campus de l’université de Nantes le 25 juin, et bientôt aux Moulins proches de Coulommiers.

Un artiste toujours entre deux

Pascale Merthine Tayou Fresque de craies Q 2016 Photo Rémi Lavalle Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

Son œuvre hétérogène tout comme sa personnalité échappent à tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à du préétabli. Son travail refuse de s’en tenir à un unique médium ou à un seul thème. Il incarne cette génération d’artistes africains qui redéfinissent la culture postcoloniale en s’inspirant et s’appuyant sur leur double identité à la fois africaine et européenne. Pascale Marthine Tayou absorbe l’histoire du monde. « J’ai été nourri par la poussière africaine. Je ne dois pas entrer dans ce langage romantique ‘l’Africain robuste, authentique et tout’, non. Donc forcément tout ce que j’ai fait doit avoir une saveur africaine. Mais au-delà de ça, j’ai été aussi nourri par d’autres émotions, d’autres senteurs, d’autres univers. Et quelquefois, je pense que je suis pierre qui roule qui amasse mousse. Forcément dans ma production, on retrouve toute cette coloration hybride » précise l’artiste autodidacte né en 1966 à Nkongsamba (ancien bastion de la production de café au Cameroun). Toujours entre deux continents, il vit depuis 2003 entre Ghent en Belgique et Yaoundé au Cameroun

Une liberté jusqu’au-boutiste.

Pascale Merthine Tayou Bogolan Color 2020. Photo Bertrand Huet Tutti Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

Jean Apollinaire Tayou de son vrai nom, l’a féminisé comme nom d’artiste en Pascale Marthine Tayou, en reprenant les prénoms de ses parents. Pourtant il n’y a aucune d’ambiguïté sur son ‘genre’ quand on rencontre cet homme costaud, mais la revendication d’une liberté sans limite : « Quand j’ai commencé l’art, je me suis choisi un nom et je trouvais joli Pascale Marthine, d’autant qu’alors, il y avait peu de femmes dans l’art, il régnait une violence machiste et choisir des prénoms féminins était une forme de résistance ». L’ironie est le ressort de cette métamorphose qui lui permet de transformer avec goguenardise l’importance de la paternité artistique et des attributions selon les sexes. De la même manière, ses œuvres relient librement les cultures en plaçant l’homme et la nature au sein d’une interaction ambivalente en pleine conscience de leur construction sociale, culturelle et politique.

En dialogue attentif avec le zeitgeist d’une Afrique globalisée

Pascale Marthine Tayou, Make up… Peace!, 2012, Collection of IZOLYATSIA Project Where is the Time, Foundation Izolyatsia Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

Résistante plus que provocatrice, sa posture artistique endosse une critique où la pollution et l’asphyxie reviennent comme des leitmotivs, après avoir en son temps dénoncé le sida et les ravages de la mondialisation. Ses œuvres, généralement in situ, explorent la ruralité post colonialiste où il mélange habilement des éléments provenant d’Afrique et d’Occident qu’il connait bien pour aussi y vivre. Loin d’être agressifs, ces assemblables d’objets du quotidien recherchent plutôt une séduction spontanée avec des couleurs chatoyantes. Au risque d’assumer d’une ‘dénonciation festive’, l’artiste ne cesse de porter un sourire joueur en étendard.

Cette liberté de ton a parfois déclenché des résistances pouvant aller jusqu’au rejet violent. Ainsi Make up, représentant un immense tube de rouge à lèvres, œuvre hommage à la ville de Donetsk en Ukraine, qui fut reconstruite par les femmes, fut détruite. Tout comme sa Colonne Pascale en casseroles dans l’église Saint-Bonaventure à Lyon. Des preuves édifiantes que derrière ses compositions acidulées, la pertinence du message peut déstabiliser certains des visiteurs les plus fragiles.

Code noir à multi-sens

Pascale Marthine Tayou, Code Noir – series, 2018, Exhibition view Richard Taittinger, New York, 2018 Photo Galleria Continua

Devant ses œuvres il est pourtant difficile d’imaginer une telle violence tant leurs lectures peuvent se faire à divers degrés sans que jamais on se sente brutalisé directement, c’est juste une invitation à réfléchir sérieusement. Ainsi ‘Code noir’, cinq silhouettes africaines habillées à l’occidentale sur le mode d’un code-barres se réfère au « Code noir » promulgué par Colbert pour régir le comportement des esclaves dans les colonies sous le règne de Louis XIV. Tayou a voulu subtilement souligner que d’autres esclavages existent toujours. L’ancien décret royal a cédé la place au code-barres, symbole de l’addiction consumériste et managériale qui régit nos vies contemporaines.

Pascale Marthine Tayou, Les Poupées Pascale, 2010, Exhibition view Galleria Continua / Le Moulin, 2010 Photo by Ela Bialkowska Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

Une palette d’interventions sans limite

Dessins, performances, photographies, vidéos, assemblages, graffiti en néon, objets détournés, vidéos, sons, matériaux de récupération glanés en Afrique, détritus de la société de consommation (mais aussi apparaissent des matériaux nobles : bronze, cristal de Murano, paillettes de diamant), amas de papiers déchirés, frigos éventrés, chiffons, fripes, sacs en plastiques… enseignes lumineuses, collages de craies, bicyclettes avec des paquets en carton, gigantesques installations avec des objets du quotidien, bouteilles, cages à oiseaux,  automobiles, foulards drapeaux… collages de couvertures, sculptures fétiches en cristal bois et techniques mixtes…reconstitution de maison avec projections … impossible de citer tous ses détournements pour rendre compte  de son œuvre.

Toute l’énergie vitale d’un artiste-poète funambule

Pascale Merthine Tayou Always All Ways, Lyon.

C’est un creuset très conséquent, autobiographique, lié à l’idée de ses racines, de ses voyages et de ses rencontres qui prend souvent forme d’installations monumentales, surchargées, chaotiques et immersives créées en fonction des espaces des lieux où il est invité. Il propose un collage de ses souvenirs et opinions dans un nouveau rituel critique de la mondialisation, dénonce le flot désolant de pollutions, de surproductions, de surexploitations des ressources naturelles et des fractures sociales et culturelles qu’il entraine. Mais toute cette énergie débridée révèle surtout l’incroyable imaginaire d’un artiste-poète qui prône la libéralisation de l’énergie vitale et l’importance des rencontres avec l’autre.

Œuvre collective pour mieux repenser le monde

Les visiteurs invités à participer à la construction de l’oeuvre, Plastic bags, 2001-2011, Gare St-Lazare, 2012 Photo Sara Poggianti Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

Vous l’aurez sans doute découvert et peut-être même participé à ‘Plastic bags à la gare Saint-Lazare en 2012. Pascale Marthine Tayou y présentait une œuvre allégorique dénonçant la société de consommation et sa frénésie des emballages jetables. Environ 25.000 sacs en plastique de cinq couleurs différentes furent noués un à un sur un filet semblable à celui d’une cage de but de football et accrochés à une structure métallique en forme de cône dont la pointe était côté sol. Pas question de laisser le passant abandonné à son indifférence, chacun était invité à participer à la construction de l’œuvre. Cette implication du public et les rencontres de hasard participent souvent à l’esprit de ses installations, transformant un lieu de passage en lieu de contacts. Cette sculpture fragile et lyrique en forme de nuage de sachets tourbillonnant, évoquant la pollution des océans par des montagnes de déchets, fut aussi une opportunité pour questionner notre consommation et responsabilités individuelles, repenser les limites des ressources naturelles, énergétiques, humaines que nous sur-sollicitons.

La vraie supériorité du blanc, ce sont ses larmes.  Chinua Achebe

Pascale Marthine Tayoun, Rocking house, 2010, Always All Ways, Omnes Viae Malmö Ducunt, Malmö Konsthall, 2010 Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

Ses grandes installations architecturales constituées d’impressions sur bois composées d’une multiplicité d’images d’origines diverses sont une référence à ‘Things all apart’ (tout s’effondre), roman phare africain de Chinua Achebe (1930-2013) où est évoqué le choc culturel qu’a représenté l’arrivée des Britanniques chez les Igbos, ethnie du sud-est nigérien qui fut colonisé au XIXème siècle.   On y découvre la croisée de deux mondes, celui d’un monde occidental avec une rationalité abstraite et celui d’une Afrique dont les valeurs traditionnelles ont tout de suite été disqualifiées. Les maisons-sculptures de Tayou sont une manière pour lui d’exprimer les joies, les peurs, les frustrations, les malheurs mais aussi les bonheurs de notre Maison-monde, celle de l’espèce humaine.

Le Chaos-Monde

Pascale Marthine Tayou, Garden houses, series, 2010, Always All Ways, Omnes Viae Malmö Ducunt, Malmö Konsthall, 2010 Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

« J’aimerais enfin murmurer pour vous le sommaire de l’histoire du “fantôme colonial”, secouer l’arbre de certains de mes maux qui rôdent jour et nuit dans nos mémoires collectives, parler de la hantise et de l’injustice sans faire de nouvelles victimes, dévoiler quelques lignes des secrets que cache mon livret de chevet, chanter le cœur de mes chœurs, sans aucune rancune, vous livrer à vous-même… » confie Pascale Marthine Tayou sans doute en pensant à Edouard Glissant (1928-2011) et à son ‘Tout Monde’ : donner à voir l’état et la diversité du monde, sachant que les concepts de Relation, d’identité-Relation sont une aide à sa compréhension.

Multiple, diffracté et imprévisible, le Tout-monde est un espace mouvant où les identités, les langues et les cultures s’épousent, se mélangent et disparaissent, formant une nouvelle humanité apte à faire face à l’imprévu. Ils nous interrogent sur la façon dont nous voulons aborder collectivement la question de l’impact des héritages coloniaux.

Le grand sorcier de l’utopie

Pascale Marthine Tayou, Colonne coloniale, 2015, Jungle Fever, St. Regis, Rome, 2019 Courtesy: the artist and Galleria Continua © ADAGP, Paris

C’est sans toujours y arriver et laissant des questions sans réponse. « Tailler des masques et des statues dans du cristal est ma dernière chance de percer le « mystère des fétiches » mais je n’arrive pas à pénétrer le masque africain qui, malgré mes efforts, me semble à jamais insondable » commente Tayou en parlant de ses poupées-statues faites de cristal de Toscane avec des têtes humaines, parées de plumes, de lambeaux d’étoffes ou de petits objets trouvés. Il joue du contraste entre leur support en bois et la préciosité des silhouettes, entre le rituel ancestral et son détournement contemporain qui lui permet de commenter métaphoriquement la société actuelle.

Tayou nous livre un état du monde.

Souvent les expressions d’’hymne à l’inconnu’, de ‘saut dans le vide face à l’inconnu’ qu’il ne maîtrise pas, de ‘garçon qui s’amuse dans un parc d’attraction’ reviennent dans ses propos. Si la banalité est stimulante pour sublimer le quotidien, Tayou ne se voit que comme un ‘proposeur’ des pistes : « Je ne veux pas entrer dans le temple. Il ne revient pas à moi de le définir. » De nouveaux rituels à multiples facettes pour « célébrer la vie et voir où j’en suis dans ma tête » sont à découvrir à l’antenne parisienne de Galleria Continua, au Quai Branly, à Peyrassol ou encore à Nantes.

Pour suivre Pascale Marthine Tayou

Sa galerie Galleria Continua 

A voir

Galleria Continua, une chance pour Paris

Après l’Italie, la Chine, Cuba, le Brésil et ses Moulins en Seine-et-Marne inaugurés il y a 15 ans, la galerie italienne, Galleria Continua, a ouvert le 20 janvier dernier un espace d’exposition de 800 m2 au cœur de la capitale française, dans le quartier du Marais à l’angle de la rue du Temple et de la rue Michel-le-Comte, à quelques pas du Centre Pompidou. Sous peu, un café, une boutique, ainsi qu’une salle dédiée aux rencontres et aux conférences complèteront un projet à la personnalité unique d’une équipe talentueuse qui, depuis de nombreuses années, sait réunir intelligemment les différents acteurs du monde de l’art. « Ce projet est né de l’idée de créer un espace accueillant, un cadre convivial, flexible, inclusif, accessible à tous, et qui d’un point de vue architectural ne réponde pas aux canons du white cube ; un atelier dans lequel résonnent des langages contemporains et où l’art, la vie sociale et la culture se conjuguent. Un environnement ouvert à la diversité des cultures, où des personnes riches d’histoires, de talents et d’intérêts différents peuvent se rencontrer, pour lire une revue, échanger des expériences et des impressions, ou échafauder des projets ensemble », déclarent Mario Cristiani, Lorenzo Fiaschi et Maurizio Rigillo, ses partenaires fondateurs bien connus pour leur légendaire dynamisme et manière atypique de montrer l’art contemporain aux quatre coins du monde

Aller plus loin :

« Il faut essayer de démontrer que la vérité n’est pas juste. C’est ça qui m’a déjà nourri au départ. Je suis parti du fait qu’ayant fait mes études de droit, j’ai cru que le droit était droit. Et je me suis rendu compte en faisant mes études de droit que le droit était maladroit. Cela m’a nourri dans la posture de croire que ne rien faire, c’est faire des choses. Mais en créant le vide, je remplis l’espace et c’est cet espace-là qui fait un peu mon monde de formes. Je n’ai pas vraiment envie de définir les formes artistiques. Je ne veux pas entrer dans le temple. Il ne revient pas à moi de le définir. » Pascale Marthine Tayou

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