Culture

Immersif : Vous les entendez ? La morsure des termites (Palais de Tokyo)

Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 1er septembre 2023

Il est encore temps de plonger dans les univers toujours singuliers du Palais de Tokyo, bousculant les frontières entre art contemporain et art urbain. En commençant par Vous les entendez ? de Laura Lamiel où ses installations saisissantes dévoilent autant qu’elles ne cachent de choses. Suivi par Morphologies souterraines (mountaincutters) jusqu’au 10 septembre. L’immersion se prolonge avec La morsure des termites, élargissant pour Baptiste Le Guay la vision du graffiti en le reliant à l’histoire de l’art et la culture de la rue. L’ambition est de montrer comment il s’immisce dans toutes les sphères de l’intime, du politique et du social (jusqu’au 7 janvier 2024)

Laura Lamiel, Du miel sur un couteau, 2021 Vous les entendez ? (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

Vous les entendez ?

Depuis une quarantaine d’années, Laura Lamiel élabore une œuvre explorant différents états : perceptifs, mentaux et affectifs. Dans son exposition Vous les entendez ?, l’artiste met en tension des matériaux bruts, comme du verre, du métal ou du coton, en jouant avec un éclairage et des couleurs spécifiques. Ses productions explorent sensuellement la distance entre l’intime et le social, l’existentiel et le quotidien.

Laura Lamiel, Du miel sur un couteau (détail) 2021 Vous les entendez ? (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

Du miel sur un couteau, le titre de l’œuvre provenant d’une formule imagée est empruntée à un moine tibétain pour définir son rapport à la sexualité. L’installation traduirait ce sentiment ambivalent qui en découle.

Des couteaux, des lames et des ciseaux sont posés à côté d’un grand parterre de verres brisés scintillant, surface où de petites cartouches métalliques viennent se joncher dessus. L’effet des lumières et du miroir derrière l’installation lui donne cet effet reluisant et de profondeur. Une image brillante et attirante n’en restant pas moins tranchante et incisive.

Au niveau du métro Hoche, j’ai trouvé dans le caniveau deux petites cartouches métalliques et j’ai trouvé ces objets fascinants. L’attention ou le regard porté sur de petites choses est souvent un déclencheur dans mon travail, qui se déploie ensuite en ondes concentriques. J’en ai ramassé de plus en plus et j’ai commencé à les accumuler dans l’atelier. Je me suis rendu compte que cet objet était très beau en lui-même. C’est un objet un peu contradictoire, à la fois extrêmement beau et terriblement dangereux.
Laura Lamiel.

Entre effroi et attraction

L’installation nous invite à expérimenter le sublime spectacle du Crystal. Donnant envie de s’approcher au maximum, le verre peut se briser à tout moment. Comme la chaise penchée dessus, suggérant un équilibre instable et précaire. L’installation évoque un moment de bascule, à la fois psychologique et physique, avec un miroir au fond de la pièce, invitant le spectateur vers d’autres réalités.

Dans les plis où le travail domestique sans relâche

A l’intérieur d’une structure métallique de 2 mètres de haut et 7 de large, Laura Lamiel a inséré du linge blanc, en faisant un mur rempli de tissus de coton plié les uns sur les autres. Intitulé Dans les plis, l’œuvre ressemble à une grande bibliothèque, où 300 kilos de linge a été minutieusement plissé et introduit par l’artiste. Opposant la froideur industrielle du métal à la fluidité et l’organicité des tissus blancs, l’association des deux matériaux produits à nouveau un jeu de perception avec du relief.

Laura Lamiel, Dans les plis, 2023. Vous les entendez ? (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

La phrase : « Rien n’est à faire, tout est à défaire », est écrit à répétition sur ce linge. Un message renvoyant aux corvées de l’univers domestique, longtemps réservées à la gent féminine.

 Les femmes ont toujours été contraintes, et que le linge fait aussi partie de ces contraintes. Ce linge, ces compressions, c’est une métaphore d’une condition dans laquelle “rien n’est à faire, tout est à défaire”. Cette condition-là est bel et bien à défaire.

Une injonction à se débarrasser des tâches ménagères, là où la femme peut se retrouver cantonnée dans la case « fée du logis ».

Des livres rouges privés de mots

Laura Lamiel, De la page 3 à la page rouge, 2023, Vous les entendez ? (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

L’installation « De la page 3 à la page rouge » se compose d’un grand miroir au sol, recouvert de nombreux livres peints dans différentes nuances de rouge. Les ouvrages sont entassés et éloignés les uns des autres, ressemblant plus à des briques qu’à des livres contenant du savoir ou des histoires. Ces strates disposées en grille font référence à l’art minimal, tandis que les plaques de verre dessous confèrent à l’ensemble une certaine fragilité, métaphore du processus de sédimentation de la mémoire. Une métaphore sur ce qui nous reste à l’esprit lors d’un livre lu, de qu’est ce qui s’est concrétisé matériellement en idée pour en retenir un souvenir par la suite.

De nombreux ouvrages font partie de la « périphérie mentale » de l’artiste. Ce sont ces références artistiques et littéraires lui servant d’embrayeurs pour ses œuvres. « Je ne cherche pas à lire Roussel de la page 1 à la page 150, parce que ça m’empêcherait d’être dans mon propre égarement. Au moment où je dis à la page rouge, je m’envole » confie Laura Lamiel.

Qui n’a pas déjà expérimenté au cours d’une lecture son esprit s’envolant vers un sujet ou une pensée complétement différente du texte ? Un jaillissement d’une idée souvent provoquée par le démarrage de ce que nous étions en train de lire au départ.

La morsure des termites ou l’infiltration du graffiti dans le paysage urbain

Comme un « parasite » venant ronger son environnement, l’exposition propose une ambitieuse relecture du « graffiti » au prisme de l’histoire de l’art.  Non pas comme une forme esthétique ou une scène, mais comme une expérience, comme « une attitude assez souterraine ou une attitude liée au vandalisme, à l’érosion, un rapport libertaire à la ville, au désordre public ». Une véritable contre-programmation assumée d’expositions type Capitales, Hôtel de Ville, loin des artistes (The world of Bansky, Montmartre) « institutionnalisés » !

« Lascaux ce n’est pas fini, avec le graffiti Lascaux perdure« 

Le commissaire Hugo Vitrani s’est inspiré d’un essai, White Elephant Art vs. Termite Art (Film Culture, no. 27 (Hiver 1962-63) de la critique d’art Manny Farber (1917-2008) qui distingue deux catégories d’art,  les Termites qui se métamorphosant dans des langages et pratiques plus difficiles à manipuler et à appréhender. A l’inverse de l’ imaginaire autoritaire et séducteur des Eléphants :  » L’art style termite, ver solitaire, mousse ou champignon, a la particularité de progresser en s’attaquant à ses propres contraintes, pour ne laisser d’ordinaire sur son passage que des signes d’activité dévorante, industrieuse et désordonnée ».

L’ambition est de tenter un éclairage de la pratique d’un geste illégal souvent qualifié de ‘vandalisme’, à la reconnaissance artistique. Comment le graffiti se confronte à l’environnement, tout en se façonnant avec lui et en le transformant ? Comment l’art urbain peut autant « dégrader » que « raviver » une surface terne ou abîmée ?

L’idée, c’est d’interroger la façon dont une certaine histoire de l’art a été écrite par les institutions, en marginalisant certaines pratiques, et n’ont donc raconté qu’une partie de l’histoire. On essaie de retisser les liens qui ont été brisés entre les artistes depuis les années 1970.
Hugo Vitrani, commissaire

Au total, c’est une cinquantaine d’artistes invités pour démêler le fil de l’art urbain né il y a plus d’un demi-siècle.

Alexander Raczka, Seizures, 2023 La morsure des termites (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

Seizures, d’Alexander Raczka

Les transports publics comme les RER, les Transiliens, le métro et les bus sont des éléments de recherche pour Alexander Raczka. En y passant du temps à l’intérieur, il a identifié des matériaux, des formes et des couleurs, mais aussi des gestes et des attitudes propres à ces moyens de transport. Avant de traduire son travail plastique, l’artiste s’accorde un temps pour contempler son environnement.

Par un procédé d’empreintes il prélève des formes afin de les transposer sur des toiles de PVC par la suite. Déplaçant des gestes in situ à son atelier et inversement, ses toiles sont les témoins des observations de l’artiste. Avec Seizures, l’artiste propose une lecture en plusieurs temps de son univers pictural. Lisible de gauche à droite et de droite à gauche, la peinture est réalisée de manière spasmodique, par à-coups, donnant un résultat organique au tableau. La partie ocre du tableau a été saccagée par des fientes de pigeons, première idée ou ajout de dernière minute, la hiérarchisation des choix semble répondre à l’intuition sagement réfléchie de l’artiste.

Tala Madani et ses shit moms

Tala Madani, Shit mom animation, 2023, La morsure des termites (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

Montré à travers un film animé, la peinture sur-expressive de Tala Madani convoque l’humour noir, l’absurde, la perversion et le grotesque pour dénoncer le travers des sociétés patriarcales et ses angoisses intérieures. Depuis 2019, l’artiste iranienne réalise une série de peintures représentant des « shit moms », des « mères merdes » salissant leur environnement intime et domestique, en se laissant manipuler par des enfants immaculés. La merde éclabousse cet environnement ultra bourgeois en vandalisant tout sur son passage : les sols, les draps, les fauteuils et même les tableaux classiques, rien n’est épargné.

En tant que mère, vous vous remettez constamment en question – qu’est-ce que je transmets de moi à cette créature en ce moment ? Vous vous négociez en permanence. Combien de vous-même reste-t-il ? La maternité s’accompagne de frustration et de pressions sociales. La nouvelle mère se conformera-t-elle au chemin qui lui est tracé ? 
Tala Madani.

Un parallèle peut être fait avec l’œuvre Dans les plis de Laura Lamiel, critiquant là aussi le rôle de la femme dans un foyer et des pressions sociales qui accompagnent ce rôle.

Le son et l’image pour défendre un territoire

Enceinte décoré par Samuel Bosseur, 2023,La morsure des termites (Palais de Tokyo) Photo Baptiste Le Guay

Utilisé comme son échappatoire solitaire, le graffiti permet à Samuel Bosseur de comprendre les symptômes d’un territoire. A travers les interactions qu’il effectue avec son environnement, le graffeur s’inscrit dans une démarche libertaire, notamment en organisant des fêtes sauvages sur le territoire nantais depuis 2016. En désirant s’intégrer au paysage politique, il réalise plusieurs peintures au cœur de la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame des Landes. Un territoire de résistance où ses occupants s’opposent à un projet d’aéroport mené par la multinationale Vinci pour protéger la cause environnementale.

Samuel Bosseur déploie une installation multimédia où le son rejoint la peinture : un mur d’enceintes fait face au public en diffusant une composition musicale faite par Hugo Lapassade et Daphné Bostancioglu. La peinture sur les enceintes accompagne cette balade musicale progressive, à la fois acide et mélancolique, durant du cœur de la nuit jusqu’au petit matin.

Une exposition pensée structurellement comme une ville invisible, en référence à l’ouvrage d’Italo Calvino dont l’exposition emprunte le titre. Un parcours où l’on traverse « des rues hérissées d’enseignes qui sortent des murs », où « l’œil ne voit pas des choses mais des figures de choses qui signifient d’autres choses » explique Hugo Vitrani, commissaire de l’exposition.

Le graffiti peut être envisagé comme un soin, qui vient redonner vie, apporter une nouvelle lumière, une nouvelle aura à des choses décrépies, liées à des choses mortes, des choses abîmées à des contreformes.
Hugo Vitrani, interview à AOC, 2.09.23

Des liens souterrains

Le lien commun entre les deux expositions « Vous les entendez ? » et « La morsure des termites » est de s’intégrer à leur environnement en se réappropriant l’espace qu’elles occupent. Elles montrent toutes les deux des représentations signifiantes au-delà de ce que l’œil peut percevoir. Une manière d’ouvrir la réflexion sur des thématiques intimes, sociétales et politiques, n’est-ce pas l’une des missions de l’art en somme ? Solliciter notre sensibilité sur des sujets universels qui nous concerne tous.

#Baptiste Le Guay

Pour en savoir plus

Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75016, Paris.
Ouvert tous les jours de 10 à 22h, sauf le jeudi jusqu’à 00h, fermé le mardi.

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