Jean-Christophe Buisson (1945) & Brice Couturier (1979), historiens des années-charnières (Perrin)

2024 (ou 2025) sera-t-elle une année charnière ? Il faudra quelque recul pour s’en convaincre. A moins que deux journalistes historiens s’y consacrent à leur manière aiguisée à la fois encyclopédique et analytique, globale et culturelle. Après « 1969, année fatidique », Brice Couturier raconte « 1979, Le grand basculement du monde » (Perrin). Dans un album spectaculaire tant l’illustration choisie compte, Jean-Christophe Buisson, après « 1917, l’année qui a changé le monde » relate jour après jour « 1945 » (Perrin). Leurs chroniques entre deux mondes s’immergent dans les courants profonds et détectent bruits faibles, elles sont pour Olivier Olgan aussi instructives qu’éclairantes de notre présent, voir notre futur.

Des historiens des mentalités à des tournants historiques

Si comme les vins certains millésimes marquent les papilles des œnologues plus que d’autres, certaines années marquent aussi les « mémoires collectives » davantage que d’autres que les historiens se chargent de réveiller. Avec une vision encyclopédique et une plume alerte, pour Jean-Christophe Buisson et Brice Couturier « certaines dates sont devenues des enjeux importants de nos luttes intellectuelles et politiques ».

Tisser des liens entre temps forts et esprit du temps

Dans sa préface de « 1979, Le grand basculement du monde » (Perrin), l’auteur de « 1969, année fatidique» (Editions de l’observatoire) en cite un certain nombre d’années clés dont 1871, 1968, 1973, 1989, 2001 constatant cependant que la mémoire des victoires 1918 et 1945 « se dissipent lentement ».  Revenant sur l’année 1969, l’historien jugeait, sans complaisance, que les idéaux de la ‘pseudo révolution de 68 »  s’achevait « sur une sérieuse gueule de bois« .

 « 1979 apparait, au contraire, frapper les trois coups d’une ère nouvelle. Elle est comme la mise en bouche des fameuses années 1980, qui allaient se révéler aussi excitantes qu’exaspérantes »

Difficile de rentrer dans tous les parallèles de notre temps

Tant 1979 « paraît frapper les trois coups d’une ère nouvelle ». Brice Couturier les raconte dans un élan à la fois grave et précis. Quelques faits pour vous convaincre de plonger dans ce « basculement du monde » dont pour chacun l’historien éclaire les conséquences actuelles :

1979, c’est l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, la fin du régime génocidaire des Khmers rouges au Cambodge, la prise de la grande mosquée de La Mecque par un groupe fondamentaliste islamiste,  le deuxième choc pétrolier correspond à la fin des Trente Glorieuses, âge d’or où le niveau de vie des Français avait doublé deux fois en trente ans, le lancement du système monétaire européen, …. Et un chapitre dont l’interrogation rentre en résonnance avec aujourd’hui « Vers une troisième guerre mondiale ? ». N’oublions pas l’histoire…

Parmi les figures marquantes qui accèdent le pouvoir, et dessinent notre monde : citons ayatollah Khomeini , Margaret Thatcher, Deng Xiaoping, Ronald Reagan, e pape Jean-Paul II, premier pape non italien élu depuis 1522, Bernard Kouchner, Michael Jackson, Alien et Mad Max, …

« Ce premier Mad Max (il inaugure une franchise) apparaissait particulièrement en phase avec un état d’esprit et des fantasmes du changement d’époque en cours »

Du post-moderne de Baudrillard et de George Miller (Mad Max)

Mais le talent de Couturier est aussi faire toute leur place aux idées, dominantes ou annonciatrices affectant nos mentalités : « la défense des droits de l’homme – une idéologie défensive – allait prendre la place du mythe révolutionnaire », l’individu roi et La Culture du narcissisme nourrissent l’aspiration au bien être tout justifiant « les déserteurs de l’engagement politique », outil manifeste de cet individualisme, le lancement du Sony le Walkman …

Au fil des chapitres très denses, le lecteur est impressionné par ce récit haletant tant les liens se resserrent avec notre époque. Il gomme aussi en passant le pseudo fossé entre génération Boomer et Z. Ce n’est pas seulement un témoignage lucide d’un boomer, mais l’ éclairage des illusions des seules règles du marché, de l’oubli du sacré et l’exigence du collectif.

Peut-on encore dire du nouveau de 1945 ?

«  Une série d’évènements majeurs désignent en effet ce millésime comme un moment de bascule vers un nouvel état du monde, accompagné d’un changement notable dans l’air du temps. (…) Avec recul, une date ne cesse de prendre du relief comme point d’origine du monde tel qu’il va »

Ce constat écrit par Brice Couturier pourrait tout autant être l’exergue de Jean-Christophe Buisson.  Il désigne l’année 1945, comme « année-charnière du XXe siècle,  l’an 0 du crépuscule de l’Europe ».
Et si c’est pour vous une évidence, attendez de plonger dans cet album roboratif. Je parie que vous allez découvrir autant de faits nouvellement éclairés que des anecdotes pertinentes.

C’est tout le mérite de l’historien et journaliste de dégager du sens caché où se télescopent de façon foisonnante.

« La fin de ce monde étrange et monstrueux né au lendemain de la Première guerre mondiale et à la naissance de celui dans lequel nous vivons pour partie encore aujourd’hui ».

Une iconographie inédite et essentielle

Les légendes qui l’accompagnent sont un aiguillon supplémentaire de la chronologie adoptée pour décrypter et restituer l’incroyable richesse historique et culturelle. L’originalité de cet album 1945 offre une lecture – bien plus ludique, différente et complémentaire – de  l » »Histoire totale de la Seconde guerre mondiale, d’Olivier Wievorka (Perrin) livre majeur qui lui aussi associe dans un seul souffle les événements militaires, économiques et diplomatiques majeurs. La dimension du soft power en moins.

Une chronologie universelle qui casse l’histoire européo-centrée habituelle

Dans ce bluffant éphéméride exhaustive et universelle, le tissage très serré des événements et des idées est assumé car en bon homme de presse, l’historien des mentalités est convaincu « comme la chimie, l’Histoire est affaire de réaction. À telle décision, telle mesure, telle action répondent une décision, une mesure, une action qui déterminent le destin d’un groupe social ou politique, d’une nation, voire d’un continent ! »

Mais n’ayez pas peur de l’ampleur !
Le lecteur se délecte autant des anecdotes que de croiser Hitchcock et Nicolas de Staël, Jacques Chaban-Delmas et Elsa Triolet, … La gourmandise de l’historien est de faire parler toute la mémoire, notamment celle (la guerre s’est poursuivie en Asie) que la prospérité à gommer pour mieux la rendre intelligible, surtout en la sortant de cette tendance européo-centrée mortifère.

Mais ici l’espoir renaît pour donner la parole à tous ces enfants du paradis (et de l’enfer) qui nous parlent encore aujourd‘hui.

Olivier Olgan