‘J’emporterai le feu’, la douce vengeance de Leïla Slimani (Gallimard)

La brillante romancière franco-marocaine conclut la troisième saison d’une saga ‘Le pays des autres’, inspirée de sa famille avec « J’emporterai le feu » (éd. Gallimard). Sans rancœur, ni rancune, Leïla Slimani ne prend pas de gants, selon Thierry Dussard, pour dénoncer l’infamie dont son père a été la victime, et prend en main son propre destin.

Le pays des autres, Une saga sur l’histoire du Maroc

Après un premier tome éponyme (2020) qui racontait le Maroc de la colonisation, puis un deuxième, « Regardez-nous danser » (2022) consacré à « la fausse insouciance qui a suivi l’indépendance » avec le règne féodal d’Hassan II, voici donc le feu d’artifice de cette saga marocaine plus contemporaine, dont les personnages affrontent l’islamisme, le racisme, le féminisme et la modernité.

Avec une question brûlante qui court tout au long de « J’emporterai le feu », ce roman fabuleux : Quand on appartient à deux cultures différentes, comment les concilier, et s’appartient-on encore ?

Leïla Slimani, comtesse de Monte-Cristo

Leïla Slimani ne prend pas de gants pour écrire. « Ce n’est pas pratique », m’avait-elle confié en souriant, lors de la publication du deuxième volume en 2022.
D’autant que cette autrice de combats a besoin de toutes ses mains pour faire avancer les causes qui lui tiennent à cœur. A commencer par la mémoire de son père, injustement accusé de malversations financières, et jeté en prison. Celle de Salé, dans la  banlieue de Rabat, n’a rien à envier à celle du château d’If, et Slimani se transforme en comtesse de Monte-Cristo pour venger l’honneur de son nom.

Vivre d’autres vies que la sienne

Elle raconte aussi le courage de sa mère, Aïcha dans le roman, gynécologue dans un pays où la femme est reléguée au second plan. Ainsi que le combat de ses deux filles, Mia et Inès, partagées entre le Maroc et la France. Les deux jeunes sœurs se demandent s’il faut partir ou rester.
Inès hésite entre « trahir son pays et se trahir elle-même ». Alors que Mia, sachant qu’il existe « des enfances sans école et sans poupée », décide de s’en aller, et de franchir toutes les frontières que la vie aurait pu lui assigner.

Les « antennes paradiaboliques »

Tour à tour, la romancière se met à la place de son père, Mehdi dans le livre ; de la tante Selma, restée célibataire avec ses rêves et toute sa fantaisie.

Ce talent à endosser différents rôles, et à passer des hommes « obsédés par un but à atteindre », aux femmes animées par « leur élan vital… leurs rires et leur amour », est la marque des grands écrivains.

En toile de fond, Slimani dessine la montée de l’islam via « les antennes paradiaboliques », et l’attentat des tours jumelles, dont certains Marocains s’étaient réjouis après le 11 septembre 2001.

Leïla Slimani conclut la troisième saison d’une saga ‘Le pays des autres’, à la Grande Librairie photo Thierry Dussard

Prix Goncourt en 2016 avec « Chanson douce », la douce vengeance de Leïla Slimani ne se limite donc pas à laver l’honneur de son père et à honorer sa mémoire. « On n’écrit pas 1200 pages (la longueur cumulée des trois tomes) pour se venger », souligne-t-elle dans Le Monde du 24 janvier 2025.

Elle ne désigne donc aucun coupable, hormis « des gens dont je connais le nom mais que je tairai », précise-t-elle à la page 255, magnanime et souveraine. 

Une traversée du miroir

La littérature sert trop souvent de prétexte pour régler des comptes, et Leïla Slimani passe loin de ce gouffre, présenté aux lecteurs comme l’écrin de la vérité.

Sa haute conception de l’écrivain n’est pas celle d’un bonimenteur, mais de quelqu’un « capable de modifier le destin ».

A 43 ans, elle y réussit, échappant à l’infamie qui se transmet de père en fille. Après avoir traversé le miroir, voici qu’elle le retourne et le tend au makhzen, le pouvoir marocain, mais aussi à la société française qui la qualifiait de « crouillette » ou de jolie « beurette », selon les circonstances.

S’élevant au-dessus de l’autofiction

La diplômée de Sciences Po Paris pratique une langue crue et affranchie, « laissant la vérité aux familles sans imagination », écrit-elle dans l’épilogue de cette saga sur ‘Le pays des autres’, si proche et si lointain.

Une trilogie qu’il faut lire en commençant par les deux premiers tomes, mais que l’on peut tout aussi bien entamer par la fin, tant ce livre bouleversant dans un style limpide et lumineux, confirme des qualités de cœur et d’analyse propres aux grands auteurs.

Thierry Dussard

« J’emporterai le feu », de Leïla Slimani, éd. Gallimard, 430 p. 22,90 €
Signature le 6 février 2025, à la Librairie de Paris, 7-9-11, place de Clichy, 75017