Joan Mitchell. La fureur de peindre, de Florence Ben Sadoun (éd. Flammarion)

Cela fait plus de cinq fois que je retourne à la Fondation Louis Vuitton pour éprouver le même choc coloré. Plus que le catalogue Hazan qui fait la part trop belle à Monet dont le rapprochement l’aurait plus qu’agacée, le portrait subjectif, Joan Mitchell, la fureur de peindre, de Florence Ben Sadoun (Flammarion), constitue un puissant aiguillon pour se plonger dans l’abstraction immersive de Joan Mitchell avant le 27 février. Rien de tel que ce « voyage intime entre Mitchell et moi » pour embarquer le lecteur et reconnaitre que l’euphorie Mitchell, c’est aussi important que Matisse.

Mes peintures ont à voir avec la sensation.
Oui c’est prétentieux de la dire : « They are about feeling »
Si vous ne traversez pas la toile ce n’est rien.

Joan Mitchell

Joan Mitchell. Sans titre, 1979 Rétrospective Fondation Louis Vuitton. Photo OOlgan

 

Un voyage charnel dans la couleur en mouvement

La journaliste culturelle Florence Ben Sadoun définit sa enquête sur les traces de Joan Mitchell (1925- 1992) comme une « voyage charnel intime » dans un monde qui s’est « ouvert devant elle » : elle reconnait d’emblée qu’il a été déclenché « par une forme d’extase face à sa peinture ». Ce « syndrome de Stendhal » éprouvée et décrit de façon clinique – que beaucoup ont eux aussi ressentir avec Joan – révèle une admiration plus physique que raisonnée, pour une œuvre elle-même conçu comme une source d’émotions (feelings) face au réel.

Joan Mitchell The Bridge, 1956 Rétrospective. Fondation Louis Vuitton Photo OOlgan

Sa peinture, lisible comme l’écriture d’un romancier

Cette empathie – nourrie de rencontres avec les proches de le peintre – lui permet de brosser un portrait approfondi – et contrasté – sans préjugés de cette femme de caractère à la personnalité et aux amours explosives qui refusent toutes les étiquettes mais a su, malgré les obstacles, s’intégrer dans le club trop masculin des expressionnistes abstraits, et même s’en proclamer la dernière peintre.

D’une écriture limpide bien documentée, le lecteur plonge – sans filtre de l’histoire de l’art – dans la vie «  de cette femme entre deux continents, une artiste entre deux cultures et deux langues, qui en domine une troisième universelle et intemporelle, celle de la couleur magistralement posée sur ses toiles surdimensionnées. »ù

Joan Mitchell laisse la peinture agir en provocant celui qui la regarde
et en ouvrant le champ d’une expérience sensuelle et sensible parfois jusqu’au la gêne.

Florence Ben Sadoun

Rétrospective Joan Mitchell. River, 1989 Fondation Louis Vuitton. Photo OOlgan

Peindre sa vie dans un geste qui est le sien.

Nourri de dizaines d’entretiens de première main, rien n’est caché de la vie exacerbée de la peintre américaine – écorchée vive, amante explosive, combattante contre le cancer, la misogynie du monde de l’art en général, expressionniste abstrait en général.  Et la façon dont ce destin brûlant et consumé par la peinture est retracé tout en fulgurances est aussi émouvant que passionnant. Avant de retourner à la Fondation, nous retenons trois perspectives stimulantes.

Joan Mitchell. No Birds, 1987-1988 (Fondation Louis Vuitton Photo OOlgan

Vinnie plus que Monnet

Fascine dès son jeune âge par Van Gogh, partage-t-elle avec lui, avance Florence Ben Sadoun, le don des synesthésies à la manière des Voyelles de Rimbaud : « SKY, ça signifie CIEL, et moi je vois d’abord SKY, S est plutôt blanc, K est rouge. Y est ocre jaune. Le ciel pour moi est un mélange de ces couleurs. »

La journaliste d’ajouter : « Elle ressent physiquement le ses des paroles de Van Gogh quand il parle de son « désir de (s)e renouveler et d’essayer de (s)excuser pour le fait que (s)peintures sont toujours un cri d’angoisse, bien que dans le tournesol rustique elles puissent symboliser la gratitude. (…) Joan Mitchell disait de ses propres tableaux qu’ils devaient « transmettre le sentiment d’un tournesol fanant »

Joan nage à contre-courant, ne paraphrase personne
et continue à creuser son sillon de l’abstraction
avec une puissance jamais démentie.

« Je peins des paysages remémorés que j’emporte avec moi ainsi que le souvenir des sentiments qu’ils m’ont inspirés, qui sont bien sûr transformés … Je préférerais laisser la nature là om elle est. Je ne veux pas certainement pas la refléter. Je préférerais peindre les traces qu’elle laisse en moi ».

Joan Mitchell. River, 1989 Fondation Louis Vuitton. Photo OOlgan

Ne lui parlez pas de Monet !

Joan refusait les facilités. Avec une détestation particulière de parler ou d’entendre disserter de son art. Et cela la mettrait « dans d’une couleur bleue » d’être associée à celui qu’elle appelait par dérision « Monette » depuis son installation à Vétheuil petit village situé juste en face de Giverny. « Elle voulait provoquer un effet, créer un face-à-face, que le fait d’être devant ses peintures devienne une expérience. Elle les construisait mentalement pour les mettre à distance, contrairement à Monet. (…) Même si c’est difficile pour une néophyte de comprendre son désaveu formel pour toute forme d’influence de Monet ‘ ajoute l’auteure. « Ce qu’elle aimait par-dessus tout était Cézanne, Van Gogh, Mondrian et Matisse » Dans cet ordre, ce qui permet de se libérer des correspondances faciles.

Joan Mitchell. Champs, 1990 (Fondation Louis Vuitton Photo OOlgan

Peindre comme Beckett écrit

« L’amour que Mitchell porte à la poésie est perceptible dans son œuvre, souligne l’auteure en précisant les nombreux poètes qui l’inspirèrent de Jacques Dupin à Samuel Beckett, on peut aller jusqu’à dire qu’elle écrit ses tableaux par strophes successives, sir des panneaux à la verticale. »
C’est pourquoi il ne faut pas se fier aux titres de ses œuvres, qui ne donnent aucune clé, pour mieux permettre d’entrer librement dans ses champs de couleurs.  Et de citer Beckett : « Achevé tout neuf, le tableau est là, un non-sens(…) Il attend qu’on le sorte de là. Il attend les yeux, les yeux qui, pendant des siècles, car c’est un tableau d’avenir, vont le charger, le noircir, de la seule vie qui compte, celle de bipèdes sans plumes. »

Nous renvoyons sur cette enquête passionnante qui souligne à quel point Joan Mitchell voulait d’abord être considérée comme peintre, ni femme peintre, ni impressionniste peintre, ni …
Ses toiles témoignent de ce qu’elle est, et reste.
Il est encore temps de vous précipiter à sa rencontre.

Joan Mitchell. Two Pianos, 1980 Rétrospective Fondation Louis Vuitton Photo OOlgan

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