La (diabolique) maison de jeu de Charles Roux (Rivages)
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« Foutue addiction », « lieu de perdition »
Le décor est planté dès les premières pages : les digues qui maintenaient encore Antoine, le personnage de La maison de jeu, dans le monde, le vrai, ont cédé depuis longtemps. Son paquet à la main – « ce paquet de tissu bleu marine sur lequel scintille une couronne dorée, le ticket permanent du vendredi soir » – rien, à part le banc de la ville balnéaire où il s’assoit un instant, ne saurait interrompre sa course folle vers la maison de jeu.
Il ne pense déjà plus à sa compagne – avec laquelle il vit une histoire « à la petite semaine » – et trépigne de rejoindre les membres de sa nouvelle famille.
D’un côté, le colosse qui garde l’entrée de la Couronne d’or : « Dans ses traits, il possède tout du barbare téméraire, anguleux et fier. Passé nébuleux, légionnaire ou camp de travail, voire les deux, visage lacéré, traces de brulures aux bras et dans le coup. En guise de badge, Olav arbore un dessin sur le bras ». De l’autre, les « sœurs Papillon » dont le surnom « tient à l’influence qu’elles exercent, par leur simple présence, sur les probabilités et le hasard ».
Le lecteur, victime d’une addiction collétérale
Très vite – c’est là tout le talent de Charles Roux – il est une autre victime d’addiction, le lecteur, effaré devant tant de débauche, mais, surtout, curieux de connaître la suite, d’autant qu’une petite voix lancinante – « le criquet qui lui sert de conscience » – ne cesse de se rappeler à Antoine :
« Vraiment Antoine, vous allez encore vous plonger dans le jeu ? Quand donc cesserez-vous cette fuite en avant ? Si au moins vous aviez l’audace d’aller à fond dans la démesure…. »
Justement, ce vendredi pas comme les autres, Antoine joue pour la première fois au 31, un jeu qui n’a presque aucune règle si ce n’est celle de tout jouer, en un seul et unique lancer. « All in ! »
Une descente inexorable
Au terme de cette expérience qui le fait descendre dans le fond des entrailles de la maison de jeu, autant dire celles de l’enfer – égouts, boyaux, labyrinthe crasseux, rien ne lui est épargné -, le voilà « nettoyé de sa vilaine manie du vendredi soir », riche à foison, mais à présent…. dépendant à l’argent.
Le jeu, l’argent, l’alcool, le sexe (« la lubricité déborde de votre cœur frustré » dit la petite voix)…à peine Antoine se débarrasse-t-il d’une addiction qu’il plonge à pieds joints dans une autre, échouant chaque fois, en dépit de sa détermination à « faire tapis » de tout, à se débarrasser de ses perversions.
« Vous voilà désormais pantin désarticulé, inconscient et échoué sur le rivage de la ville, épuisé et mûr pour tomber la tête la première dans une nouvelle addiction ».
Pourtant il essaye de se délivrer.
Il procède par exemple par soustraction lorsqu’il entreprend de subtiliser mets et victuailles dans la ville qui ne pense « qu’à se bâfrer » :
« Désormais, lorsque vous dînez chez des amis, vous vous servez de belles portions, de bons morceaux, vous entassez sans compter et au lieu de dîner vous faites semblant, tellement qu’ils n’y voient que du feu, les bougres. Vous prétendez que vous mâchez, vous feignez, la bouche pleine et les joues remplies de douceurs. Vous attirez leur attention sur votre main gauche qui raconte des histoires pendant que la droite vide l’assiette dans votre sac ».
Peine perdue
Cette « bouffe non consommée », Antoine ne pense bientôt qu’à la stocker…Puis, bientôt, il succombe devant un éclair au chocolat.
« Vous mâchez, salivez, vous êtes soudainement redevenu un gosse, une simple bestiole primitive n’écoutant que son instinct – alimenter le tube digestif. Vous ne savourez rien, ogre affamé à la recherche de l’orgasme rapide et bienvenu. Vous vous repaissez de cette décharge d’adrénaline sucrée ».
On apprécie la langue truculente.
Dans la société consumériste qui fait ventre tout, à commencer par les aspirations d’individus avides de « frissons capables de chasser l’ennui d’un quotidien où il ne se passe plus rien », rien ne se perd. Les individus, eux, sont réduits à leurs pulsions.
Pour Antoine, incapable de trouver en lui la force « de rebâtir un quotidien digne d’être vécu », devenu un monstre, les dés sont définitivement pipés.
Anne Sophie Barreau