Culture

La Musique dans les camps nazis (Mémorial de la Shoah) par Baptiste Le Guay

Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 7 mai 2023

Comme Marcel Weiss interpellé par le caractère contre nature de ‘La musique dans les camps nazis’, Baptiste Le Guay a visité l’exposition au Mémorial de la Shoah avec l’éclairage de sa commissaire scientifique, Elise Petit. Le trentenaire a été marqué à son tour par les ambivalences de son usage : instrument de soumission des détenus en même temps que de divertissement pour les bourreaux,  actes de résistance et d’espérance dans des conditions d’emprisonnements inhumaines. L’exposition jusqu’au 25 avril très didactique sur un sujet si lourd l’a émue car elle interroge le fond et la forme de notre humanité.

Photographie de l’orchestre d’Auschwitz I devant la cuisine du camp, 1941 Photographie SS Musée national Auschwitz-Birkenau

La musique est avant tout au service des bourreaux

Dès l’ouverture des camps de concentration en 1933, des « orchestres de camps », entièrement composés de détenus commencent à jouer. Sous le joug des commandants SS, ces orchestres sont censés favoriser la cohésion de groupe et rythmer le pas. Au départ, ces petits ensembles de musiciens amateurs ne comptent que trois ou quatre instruments. Ils s’étoffent au fil des ans pour devenir de vrais orchestres symphoniques comme c’est le cas à Auschwitz I qui compte près de 120 musiciens en 1942.
Ces orchestres de prisonniers rythment la journée au camp : le départ et le retour du travail, l’appel des détenus et même leur exécution.

Elise Petit, commissaire de l’exposition et spécialiste de la musique sous le IIIème Reich photo Baptiste Le Guay

La musique et les activités musicales peuvent être associées à des lieux précis du camp : à la porte, sur la place d’appel et dans les « rues », à l’intérieur des baraquements de détenus ou au sein des garnisons SS, les usages de la musique sont distincts, tout comme les répertoires choisis. Les orchestres ne cheminent pas avec les victimes vers les chambres à gaz et n’y jouent jamais : leur musique est avant tout au service des bourreaux.
Elise Petit, commissaire de l’exposition et du catalogue

Des instruments confisqués ou construits dans les camps

Contrebasse fabriquée à Mauthausen avec archet, 1942-1943, camp de Mauthausen, photo Baptiste Le Guay

Les orchestres doivent s’approvisionner en instruments ce qui n’était pas une mince affaire, sachant que les prisonniers apportaient très peu d’effets personnels. Les instruments étaient souvent confisqués pour être redonné à l’orchestre et ils étaient parfois fabriqués sur place. « A Bukenwald, le commandant voulait tellement un orchestre de grande tenue qu’il a fait commander des instruments au frais des détenus juifs pour équiper la fanfare du camp » raconte Elise Petit, commissaire de l’exposition.

Si les orchestres se développent particulièrement à partir de 1942, c’est dans l’objectif de maintenir l’ordre et obtenir le meilleur rendu possible des détenus. Les musiciens obtiennent progressivement un statut de ‘privilégié’ en étant mieux traités, bénéficiant de rations alimentaires moins maigres et échappent provisoirement aux transports vers les chambres à gaz.

Une musique instrumentalisée par des tortionnaires

La Strafkompanie au retour du travail, Auschwitz I, 1949, Wtadystaw Siwek, photo Baptiste Le Guay

Dans les camps, la musique est mise au service de la barbarie nazie pour alimenter la terreur des détenus, obligés de chanter sous les coups et les insultes. La musique accompagne également les punitions et même les exécutions publiques qui se produisent le soir sur la place d’appel. Pendant le massacre de Maïdanek, « les soldats ont amené des haut-parleurs dans le camp pour diffuser une musique légère. En lisant des témoignages de SS, l’un d’eux exprime son plaisir à fusiller en musique » révèle Elise Petit.

La musique doit affirmer la puissance de la machine nazie en renforçant l’humiliation et les souffrances infligées aux victimes. Les pièces choisies appartiennent beaucoup à un répertoire léger, diffusé par la radio allemande : extraits d’opérettes de Franz Lehar, chansons sentimentales de Zarah Leander… Un sadique contraste entre la légèreté du ton des chansons et l’horreur de la situation.

Une musique intrusive pour perturber les prisonniers

Mieczysław Kościelniak, Retour du travail, camp des femmes d’Auschwitz-Birkenau, 1950 Encre sur papier Musée national Auschwitz-Birkenau Photo Baptiste Le Guay

Dans la majorité des camps de concentration, des haut-parleurs étaient installés sur la place d’appel, à l’entrée et même à l’intérieur des blocs de détenus. La musique est qualifiée d’intrusive car nul ne peut y échapper. Dans les premiers camps, les haut-parleurs retransmettent très fréquemment des discours d’Hitler, suivi de l’hymne nazi et des musiciens prescrits par le régime comme Richard Wagner, Ludwig van Beethoven, Anton Bruckner…

Il arrive parfois que les soldats diffusent la nuit des chansons sentimentales pour leur distraction, privant les détenus de sommeil. « La voix de Sarah Leander, chanteuse très populaire à l’époque, était diffusée par disque par les SS dans les haut-parleurs » ajoute Elise Petit.

Pour les détenus qui tentaient de s’évader, le répertoire choisi devait faire écho à la situation du détenu. Les deux parades choisies sont J’attendrai, comme si les détenus attendaient le retour du fugitif. L’autre est une chanson populaire allemande qui dit tous les oiseaux sont déjà là, ils attendent l’arrivée du printemps.
Elise Petit

Une façon ironique et cruelle de se référer à la réalité des détenus. Malgré les humiliations et l’horreur qui est monnaie courante dans les camps, les prisonniers vont parvenir à faire leur propre musique afin de ne pas tomber dans le désespoir.

La musique incarne la résistance à l’intérieur des camps

La musique à l’extérieur du camp est « une musique de coercion et d’anéantissement alors que la musique à l’intérieur se rapproche d’une musique de résistance.
Elise Petit.

Cette dernière permet de maintenir l’intégrité physique et psychique des individus. Les activités musicales mobilisent la mémoire, la créativité et permettent de s’unir le temps d’un concert. De nombreux survivants témoignent de l’importance vitale de pouvoir s’échapper du camp, au moins par la pensée tout en se remémorant leur vie d’avant.

Les chansons chantées à cette occasion étaient propres à chaque pays. A Buckenvald, un cœur de français chante des chansons de leur pays, puis un cœur de russes chantent à leur tour. Il y avait des chansons que les gens connaissaient par cœur, c’est du répertoire chanté de mémoire car ils n’avaient pas accès à des partitions.
Elise Petit.

Le chant des marais, chanson symbolique des camps

Le bögermoorlied, plus connu en France sous le titre de Chant des marais, est devenu après la guerre le chant de mémoire de tous les déportés. En 1933, suite à un épisode de violence particulièrement extrême orchestrée par les SS au camp de Börgermoor, le détenu communiste Wolfgang Langhoff obtient l’autorisation d’organiser un spectacle de cirque un dimanche après-midi. Le spectacle se conclut par le Chant de Börgermoor composé par Langhoff et deux co-détenus.

Le morceau décrit la dure réalité de ceux qui se surnomment « soldats du marais » mais aussi leur espoir d’un retour à la maison. Le chant remporte un succès instantané, autant chez les détenus que les gardes SS, qui s’identifient tous aux « soldats du marais ». Des partitions sortent rapidement du camp et le morceau va se diffuser dans d’autres camps, en Allemagne et en Europe.

La musique clandestine tourne l’oppresseur en dérision

Noël 1944, Josef Dobes, Après 1945, photo Baptiste Le Guay

Malgré une surveillance omniprésente dans les camps, des activités musicales clandestines ont lieu, souvent en petits groupes pour moins attirer l’attention des soldats. Souvent, ce sont des mélodies connues qui sont parodiées avec des nouvelles paroles dénonçant la situation.

Les chants sont souvent entonnés à voix basse dans les latrines, endroit où la puanteur tient les SS à distance. « La seule photo qui existe d’un événement clandestin à Buchenwald où l’orchestre officiel des détenus interprétait une pièce. Entre deux morceaux, l’orchestre des prisonniers de guerre soviétique est monté sur scène pour interpréter un chant communiste » révèle Elise Petit.

Des orchestres au service de la propagande nazie

Dans les camps de concentration, les photos où nous pouvons voir des orchestres sont des images de propagande à l’effigie du régime d’Hitler. C’est le cas à Theresienstadt, où la vie musicale est particulièrement riche car ce « camp-ghetto » accueille des familles et inclut de nombreux artistes. Les nazis y internent des personnalités juives dont la disparition aurait inquiété l’opinion. Le camp est pensé pour servir de « vitrine » au régime, qui autorisera trois visites de la Croix-Rouge et y tournera un documentaire de propagande.

Logement sous les combles, Bedrïch Fritta, 1943-1944, dessin fait clandestinement au camp de Theresientadt car il y avait un atelier des arts afin de créer des images de propagande, photo Baptiste Le Guay

« C’est un faux reportage de gens connus à l’époque pour prouver qu’ils étaient bien traités et toujours vivants. Tout est fait pour croire que la vie à Theresien s’adresse à des privilégiés » précise Elise Petit. Les conditions de vie y sont particulièrement dures avec de la surpopulation et des Komandos qui travaillent en dehors du camp.

Un parcours sensible qui interpelle notre humanité

Entre extraits audios des musiques joués par les victimes et des documents produits par les bourreaux, la musique qui ne devrait rien à voir dans l’une des périodes les plus sombres de notre Histoire prend une place ambivalente. Derrière l’instrumentalisation sadique, elle garde cette capacité à éveiller notre sensibilité et nos émotions, défiant l’horreur calculée de l’Holocauste.

#Baptiste Le Guay

Pour aller plus loin 

Jusqu’au 25 avril 2024, Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier 75004 Paris – Entrée libre tous les jours sauf le samedi

Catalogue, sous la direction d’Elise Petit, Mémorial de la Shoah, 160 p. 27,50€
Avec les contributions de Juliane Brauer, Tal Bruttmann, Gabriele Knapp, Claudia Maurer Zenck, tente de répondre à la question pourquoi la musique est partie intégrante des espaces où régnait la terreur et où les libertés les plus fondamentales étaient bafouées. Il éclaire sans exhaustive les multiples usages de la musique dans le système concentrationnaire : « Contrainte, intrusive, tortionnaire ou, au contraire, résistante, très rarement récréative »  détaille Elise Petit

 

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