La Nuit avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès, avec Christophe Hatey (Théâtre de la croisée des chemins)
Dormant à même le sol, dans un coin de rue sordide, un homme jaillit de sa couverture, trempé, en colère clamant sa soif d’une autre vie… Apre, halluciné, tendre, le monologue de Bernard-Marie Koltes de La Nuit avant les forêts au Théâtre de La croisée des chemins (jusqu’au 8 mai) rentre en résonance avec celui de Premier amour de Beckett tout aussi radical. Christopher Hatey, dans la mise en scène de Roger Davau, l’habite avec force, tentant en vain de sortir de la Nuit qui l’étouffe.
Un monologue introspectif et immersif
« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder… » Les premiers mots du monologue de Bernard-Marie Koltès donne le ton d’un voyage dans lequel cet homme hirsute, véhément, pathétique tente de
donner sens à son réveil au milieu d’une rue perdue… Montrer ce qui nous gêne. « La nuit juste avant les forêts est une œuvre qui à la noblesse de cette ambition, insiste le metteur en scène Roger Davau dans sa note d’intention : montrer ce qu’on cache, ce qui nous gêne, avec cette force émancipatrice que revendiquait en son temps Victor Hugo avec ses Misérables. »
Avec quelques ustensiles – poubelles pleines et débordantes, palettes épars, lampadaire faiblard, mur de béton lugubre – il brosse précisément l’univers sordide où se bat ce laissé-pour-compte pour en sortir.
Le corps prendre l’initiative des mots
Ce flibustier qui tente un acte d’abordage pour retenir l’autre, partage le même « mal métaphysique » qui brouille les lignes entre hallucinations ou espérances que le personnage de Premier amour de Beckett. Alors que ce dernier sombre dans un désespoir grinçant, son frère d’humiliation tout aussi hagard dans cette déshumanisation – assumé par Koltès – se tient dos à la pluie, se convainc de ses raisons d’espérer.
Un révolté, à la volonté combative et l’âme abimé se dresse devant nous, tente de nous arrêter pour une clop, un toit ou un regard… sauf que lui aussi il se bat contre du vide, celle de sa vie, celle de la rue qui étouffe ses appels.
Un terrible désir de contact
Ce révolté de la rue et de la vie est incarné magistralement par Christopher Hatey qui sait capter l’attention du passant que nous sommes ; il nous interpelle par ses espoirs simples, dormir sous un toit, se sécher, se réchauffer…
Nul ne bouge pourtant. Le faible halot de lampadaire qui l’éclaire n’est d’aucun secours : il a beau tendre les poings, sortir son couteau pour trancher le silence, rien n’y fait. Ses espérances comme le sable d’un sablier fuient. Jusqu’au bout de la nuit, il reste debout, pour finir par se coucher… Nul ne lui répond, nul ne le comprend…. Comme pour Beckett, la radicalité désespérée du personnage questionne notre incapacité à voir avant même de considérer cette humanité en détresse et impuissante. Car au terme de sa longue phrase infinie, l’homme finit par avouer : « et je ne sais toujours pas comment je pourrai le dire »…
La parole combative qui s’incarne avec toute leur force par la présence et le jeu de Christophe Haley – cherche moins à donner une leçon de culpabilité, qu’à percuter notre conscience trop . La force de ce spectacle est d’y réussir durablement.
#Olivier Olgan