Culture
La styliste Iris Van Herpen annonce l’émerveillement du monde à venir
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 5 décembre 2022
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Ancrés autant dans les enjeux technologiques qu’environnementaux, les vêtements sculptures d’Iris Van Herpen portent l’émerveillement et la conscience du monde à incandescence. Fusion de matières organiques et de pensées cosmiques, l’esthétique de la styliste est autant métaphysique que biologique où il est question d’énergie vitale, de fascination pour les ressources de la Nature et l’urgence d’une économie circulaire. Ce manifeste d’apesanteur dessine une nouvelle définition du luxe que l’exposition au Musée des Arts Décoratifs en novembre 2023 permettra d’ apprécier dans sa clairvoyance.
Depuis longtemps les frontières entre le monde de l’art et celui de la mode sont poreuses. Citons entre autres artiste-stylistes (ou réciproquement), le japonais Issey Mikaye (1938-2022) exposé à la Fondation Cartier en 1999 qui affirmait que la forme, la fonction et la beauté ne font qu’un, ou le franco-tunisien Azzedine Alaïa (1935-2017) dont l’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, en 2013 rapprochait ses créations de Matisse (La Danse ou Lutte des Nymphes et La Danse inachevée) et des Murs de peintures de Daniel Buren. Le geste du styliste Alaïa était en osmose avec celui du peintre ou du sculpteur en modulant, ajustant, cherchant ou créant la forme dans la matière dans un unique élan de création.
Le mouvement est ma muse. Le mouvement crée l’émotion.
C’est mon manifeste.
Iris Van Herpen
Présente dans l’exposition Le bord des mondes au Palais de Tokyo en 2015, Iris Van Herpen s’inscrit dans cette dynamique créative multidisciplinaire au carrefour de la mode, du design, de la technologie et de la science. Avec de nombreuses collaborations avec des architectes sur la construction de tissus innovants, mais aussi encore des biologistes, physiciens…, Iris a su inventer son propre éco système autour de ses créations et de ses présentations. Résine, métal, cheveux, cuir ou encore plexiglas comme palette expressive lui permettent de confectionner des modèles aux configurations et aux volumes hors du commun.


Iris Van Herpen, Earthwise. Photo Iris Van Herpen
Une création véritablement vivante
« Ce qui se passe dans la science et la biologie est passionnant. Vie et création se rapprochent. En tant que designer, comment ne pas être passionnée par l’idée de créer dans le futur quelque chose de partiellement vivant ? Des architectes travaillent aussi sur l’architecture vivante, mais dans la mode cela serait un réel progrès : imaginez une robe faite à votre corps et qui évoluerait avec lui. Je ne réfléchis pas seulement en termes d’esthétique, même si c’est très important, mais aussi en termes de processus créatif : comment fera-t-on les vêtements dans le futur ? Aujourd’hui, nous utilisons du fil et une aiguille et cela influe sur le design. Mais, si on pense à une autre façon de fabriquer, alors le design change aussi, car il naît de ce qui est technologiquement possible. J’aime travailler avec des scientifiques et des biologistes, car ils m’offrent progressivement de nouvelles possibilités », résume bien la philosophie de l’artiste-styliste.


Iris Van Herpen, Méta Morphism Photo Iris Van Herpen
Explorer est la grammaire de son vocabulaire.


Iris Van Herpen Méta Morphism, Paris Haute Couture Week 2022 Photo Gio Staiano
La styliste considère et apprivoise toutes les possibilités offertes par toutes les disciplines de dernière génération…. « J’aime collaborer et apprendre d’autres disciplines comme l’architecture, la science, la danse. J’ai moi-même une formation en danse. J’ai fait du ballet classique pendant de nombreuses années et j’ai appris qu’en partageant la vision et les connaissances entre l’artisanat de la Haute Couture et un danseur, un scientifique ou un architecte, des histoires et des rêves plus significatifs sont créés. Comme une tapisserie de la nature, la mode peut s’entremêler avec un si large éventail de domaines. » Celle qu’elle créée vise à transfigurer les corps dans un élan où technique et nature se fusionnent en harmonie dans une sorte de post-humanisme sublimé.
L’introduction d’élément de perturbation ou de chaos dans mon travail
crée plus de croissance.
Perte de contrôle et prise de risque


Iris Van Herpen Méta Morphism, Paris Haute Couture Week 2022 Photo Gio Staiano
Iris aime découvrir, aime les labyrinthes, se mettre en danger. C’est pourquoi elle affirme que l’altérité nous constitue en disant : « Si on ne va pas vers de nouvelles techniques et de nouvelles matières, on continuera à répéter les mêmes styles. Même si le résultat est très beau, on tourne en rond. Pour moi, il est aussi important de perdre le contrôle. Avec une méthode inconnue, c’est la surprise. C’est une lutte, mais une belle lutte, que le résultat soit bon ou mauvais. »
Catalyseur d’inspirations
C’est plus qu’une heureuse coïncidence si Iris, née en 1984 à Wamel en Hollande, débute par un stage chez le styliste anglais Alexander McQueen (1969-2010) à Londres. Tous deux ont un sens inné du spectacle avec des défilés dont la prestation scénique est si forte qu’elle pourrait l’emporter parfois sur la proposition vestimentaire.
Pour autant l’émotion que les deux stylistes artistes conceptuels distillent les définit comme des catalyseurs d’inspirations. Ils réussissent, à travers leurs œuvres, à aborder les grands thèmes de la société contemporaine, touchant un large public, concerné ou non par la mode.
Avant d’ouvrir sa propre marque en 2007, un autre stage en Hollande chez Claudy Jongstra (1963-) aura permis à Iris d’affuter ses ciseaux. Jongstra qui s’est lancée dans une vaste expérience écologique est connue dans le monde entier pour ses œuvres d’art monumentales architecturales, dont les surfaces organiques et les tons nuancés reflètent ses innovations magistrales dans l’ancienne technique de fabrication du feutre de laine. Iris Van Herpen a été sans aucun doute touchée par cette démesure écologique. Les structures internes de la Nature font parties intégrantes de l’ADN de ses créations.
Engloutir notre imaginaire avec de multiples réalités parallèles
Sa fascination pour art et Nature s’est sans doute le mieux exprimé avec son amie auteur-compositeur islandaise Björk (1965-) dont la vie proche de la nature est la norme. Son compagnon, l’artiste américain de renommée internationale Matthew Barney (1967-) a aussi tout pour plaire à Iris avec un monde qui déjoue les qualificatifs et repousse les limites du baroque avec une manière bien à lui d’engloutir notre imaginaire avec de multiples réalités parallèles. Iris a réalisé la robe portée par Björk sur les pochettes de Crystalline. Une autre robe ‘Sphaera’ est inspirée d’un futur avatar d’orchidée qui flotte comme une aura autour de son corps et change continuellement de forme en harmonie avec les mouvements de Björk. Pendant la performance, la robe se transforme en une créature bioluminescente, stratagème imaginé en collaboration avec l’artiste lumière Nick Verstand (1984-).


Iris Van Herpen Méta Morphism, Paris Haute Couture Week 2022 Photo Gio Staiano
L’impression 3D comme technique de construction des vêtements
Si son approche multidisciplinaire intègre la préoccupation environnementale, les nouvelles technologies en constitue une des réponses. Avec la designer américano-israélienne et professeure au MIT Media Lab Neri Oxman (1976-), elles dirigent leur art et leur architecture qui combinent design, biologie, informatique et ingénierie des matériaux. Elles adoptent l’impression 3D comme technique de construction de vêtements et d’économie et de recyclage de matières naturelles. Elles initient des systèmes de co-fabrication pour la construction de structures hybrides avec des vers à soie, des abeilles et des fourmis … D’autres projets impriment des vêtements ou des éléments structuraux, développant parfois de nouveaux matériaux composites, comme des résines contenant des bactéries biosynthétiques.
Le Métaverse comme horizon
« Toutes les impressions 3D que nous réalisons sont d’abord conçues numériquement, donc tous ces looks sont déjà prêts pour le métaverse (mondes virtuels ou réalité augmentée) », explique-t-elle. Il ne sera jamais question de rétrospective, elle n’aime que regarder à l’avant. Beaucoup de ses collections sont tournées vers l’avenir, inspirée du post-humanisme, de la transformation des identités, du métavers, mais aussi de l’hyper-réalité, où réalité numérique et réalité physique deviennent indiscernables.
Des mécanismes interactifs les plus innovants
L’architecte anglais basé à Toronto Philip Beesley (1956-), qui s’est concentré sur des environnements textiles immersifs, des installations paysagères et des structures géométriques complexes, l’aide à concevoir des œuvres aux mécanismes interactifs sonores, lumineux et cinétiques avec des systèmes de contrôle distribués. C’est avec les architectes hollandais Benthem et Crouwel Architects qu’elle relève d’autres nouveaux défis.
Toujours chercher de nouveaux moyens de représentation
Leur collaboration pour la conception d’une nouvelle extension du Stedelijk Museum d’Amsterdam surnommée « la baignoire » a inspiré Van Herpen en 2011 pour sa collection Crystallization. L’idée était de concevoir une robe dont la forme imiterait le mouvement de l’eau tombant en projections autour du modèle et à exprimer les propriétés de l’eau dans ses différents états. C’est à cette occasion qu’elle a présenté sa première impression 3D qu’elle a créée en collaboration avec l’architecte allemand basé à Londres Daniel Widrig (1977-) considéré comme à l’avant-garde de l’art et du design numériques. Dans cette arborescence de talents connectés, il est à noter que Daniel a travaillé pendant plusieurs années avec l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid (1950-2016), poétesse de l’espace courbe. Comme elle, Iris pourrait dire : « Je me suis sentie limitée par la pauvreté du traditionnel principe de dessin architectural et j’ai recherché de nouveaux moyens de représentation. »
Sortir de la fast fashion et penser à long terme
« Pour ma collection « Crystallization« , j’ai travaillé avec trois architectes. Deux d’entre eux m’ont demandé de dessiner une robe qui s’inspire d’un de leurs immeubles. Cela m’a ouvert des perspectives. Ils travaillent sur des projets à très long terme. Ils m’ont fait réaliser combien la mode avait des cycles courts. Désormais, je ne pense plus seulement en termes de collections mais de projets à long terme. On développe une idée jusqu’à ce qu’elle soit aboutie et on l’utilise quand elle est prête », précise Iris.


Naturalis Biodiversity Center par Neutelings Riedijk Architecten Photo Neutelings Riedijk Architecten
La communion de l’architecture, de la mode, de la science et de l’art
Dans son histoire d’amour avec l’architecture, en 2019, Iris Van Herpen s’associe aux hollandais Neutelings Riedijk Architects pour concevoir des panneaux sculpturaux destinés à orner à la fois l’extérieur et l’intérieur du Naturalis Biodiversity Center à Leiden, le plus grand institut et musée de Recherche sur la biodiversité au monde. Elle y a conçu 263 panneaux en béton poncé à la main et en agrégat de marbre blanc à petit grain : « les motifs biomorphiques en trois dimensions entrelacent l’intérieur et l’extérieur du bâtiment, comme l’archéologie d’une robe. » Là encore, technique innovante, les panneaux d’un blanc immaculé reproduisent l’ADN de Naturalis, la composition des fossiles et des pierres d’érosion. La mode c’est aussi mon laboratoire d’identité. A travers mes yeux, la mode crée un dialogue entre nos mondes intérieurs et extérieurs.
Manipuler la forme et le mouvement
Dans sa famille de créateurs hors norme qu’elle a réunie autour d’elle, on croise par exemple l’artiste de Seattle Casey Curran (1981-) ou encore l’artiste cinétique américain Anthony Howe (1954-) connu entre autres pour ses centaines de sphères réfléchissantes qui amplifièrent la lumière du chaudron des Jeux olympiques de Rio de Janeiro en 2016. On croise aussi les danseurs et chorégraphes Benjamin Millepied (1977-), Damien Jalet (1976-) et Sasha Waltz (1963-). Toutes ses amitiés, ses influences, ses intérêts nourrissent à la fois une communauté et des dialogues fertiles.
Larguer tout ce qui vous retient au sol
Tout est source d’inspiration pour celle qui observe les corbeaux ou encore les fumées industrielles. Elle nous donne un exemple : « Pour Earthrise, je me suis sentie inspirée et séduite par les vastes cieux de France, d’Italie et des Pays-Bas et par la façon dont la championne du monde de parachutiste Domitille Kiger vole et danse à travers ces cieux. A travers ses sauts en parachute gracieux, elle incarne un nouveau sens de la liberté corporelle, déjouant toute peur avec l’esprit poétique de la transcendance. J’ai conçu cette collection autour de l’athlétisme et de l’intrépidité, exprimant la beauté de l’esprit aventureux d’une femme. C’était une première fois de présenter la collection à travers un film (de Masha Vasyukova) au lieu d’un spectacle à Paris. »
La haute couture et le parachutisme inspirent le frisson
de laisser de côté tout ce qui vous retient au sol.
Capter les moments significatifs de la vie
« L’Art est dans l’œil du spectateur, la mode aussi. La signification et l’impact de la mode sur quelqu’un sont très personnels. La mode a de nombreuses apparences. Cela peut être de l’art ou un produit. Cela peut être une déclaration, un langage. » Le poème de Margareth Atwood, « voler à l’intérieur de votre propre corps » fit partie de son inspiration autant que le vol de Domitille Kiger pour créer Earthrise : « Elle s’exprime avec tant d’éclat sur les thèmes de la liberté et de l’évasion. Elle compare notre propre corps en rêvant à celui des oiseaux et comment nous pouvons entrer dans l’espace en nous levant. »


Iris Van Herpen Méta Morphism, Paris Haute Couture Week 2022 Photo Gio Staiano
Le pouvoir de la beauté et de l’émerveillement
« A travers ses créations, elle cherche à explorer les symbioses qui animent la trame relationnelle de l’univers » écrit d’Iris le philosophe Guillaume Logé dans son dernier livre ‘Le musée monde, l’art comme écologie’, où il appelle « à réfléchir autrement à notre appartenance à la Terre les frontières entre l’art et la vie ». L’auteur de Renaissance sauvage (PUF, 2019) consacre à celle « qui a compris le pouvoir de la beauté et de l’émerveillement (…) et ne tourne pas le dos aux problèmes du monde » un long portrait dans son chapitre ‘En quête d’harmonie’. Le rapprochant du Taoïsme, le travail d’Iris « qui n’imite pas la nature » mais « la marie à ses sujets ».
La qualité et le savoir-faire ne cèdent jamais le pas, au contraire, ils s’étoffent à chaque innovation.
Peut-être une nouvelle définition du luxe se dessine-t-elle au fil de son travail,
qui porte plus haut l’émerveillement et la conscience du monde,
un transport de l’âme non pas séparée du corps, comme chez Saint Augustin,
mais puissamment sur Terre : véritable ravissement.
Guillaume Logé, Le Musée Monde, PUF 2022
En osmose avec une partie de l’aristocratie créative mondiale
Il est fascinant de voir comment Iris magnétise une grande partie de l’aristocratie créative mondiale. Sans parler de celles qui contribuent à une osmose entre leurs talents et les créations d’Iris comme Cate Blanchett, Beyoncé, Scarlett Johansson, Lady Gaga, Fan Bingbing…, cette volonté d’épouser toutes les disciplines pensantes associe aussi son nom à une grande partie de l’excellence mondiale quels qu’en soient les domaines. Ce sont ces ‘cousinages’ qui lui permettent de créer des formes innovantes pour raconter ses histoires.
L’art et la mode sont liés à nos désirs les plus profonds, à nos humeurs et à nos expressions les plus personnelles.
Je conçois pour inspirer les autres à se recréer en permanence.Dans la dynamique des convictions de celle qui aime ralentir le regard en faisant dialoguer gestes et créations, le Festival d’Automne présente dans l’aile Denon du musée du Louvre (du 23 novembre jusqu’au 10 décembre) le spectacle Forêt, des chorégraphes belge Anne Teresa De Keersmaeker (1960-) et français Némo Flouret (1995-). Tous deux proposent une performance immersive inédite où les 11 danseurs incarnent Véronèse, Vinci, Titien ou Géricault avec La Joconde en point central. On se plait à imaginer ce que pourrait donner une collaboration avec Iris et si jamais cela pouvait lui donner envie de s’inviter à repenser Léonard de Vinci, un grand maître dont l’œuvre multifacettes ne peut que la faire se recréer en nous invitant dans sa danse.


Pour suivre Iris Van Herpen
Le site officiel d’Iris Van Herpen
Agenda
- du 29 novembre 2023 au 28 avril 2024, exposition personnelle, Musée des Arts décoratifs de Paris : Du micro au macro, l’exposition interroge la place du corps dans l’espace, son rapport au vêtement et à son environnement, son avenir dans un monde en pleine mutation. L’exposition réunit une centaine de robes d’Iris van Herpen qui dialoguent avec une sélection d’œuvres d’art contemporain, installations, vidéos, photographies et œuvres issues de l’histoire naturelle
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