Culture

L’Architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, de Gianfranco De Carlo (Editions Conférence)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 29 août 2022

Avec un titre aussi provocateur que stimulant, L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, Gianfranco De Carlo signe un manifeste roboratif, à compléter avec La Tâche de l’architecte, de Franco Mancudo. Les deux livres aux Editions Conférence sont impressionnants par leur synthèse sur les enjeux de cet « art où nous vivons ». Si nous habitons en société grâce à l’architecture, elle implique pour Jean-Philipe Domecq, de grandes responsabilités sociales et lourdes contraintes techniques – que certains architectes parviennent à transmuer en « art de vivre ».

Du fantastique en architecture

Je me souviens avoir vécu une aventure architecturale benoîtement gothique, par un beau dimanche venteux et pluvieux où j’avais choisi pour destination de promenade… un grand ensemble en ville nouvelle, Marne-la-Vallée. Il est vrai qu’il s’agissait des « Espaces d’Abraxas », vaste cité dans la cité conçue et réalisée entre 1978 et 1983 par le célèbre Ricardo Bofill, à quoi s’ajoutent en 1985 « les Arènes de Picasso » édifiées par Manuel Núñez Yanowsky, un de ses disciples formés au « Ricardo Bofill Taller de Arquitectura » (RBTA). Ce laboratoire international créé en 1963 a révolutionné l’architecture mondiale et cela explique que la mort de Ricardo Bofill en janvier dernier, à l’âge de 83 ans, a suscité foule d’articles et même une page d’hommages en publicité dans Le Monde. Bofill faisait se croiser toutes les disciplines, ingénieurs, philosophes, plasticiens, économistes.

C’est alors que se créa ce qui deviendra le Post-Modernisme : rompant avec les théories de Le Corbusier et ses tours et barres jugées abstraites, le Post-Modernisme annexe le passé des grands concepteurs utopistes, comme Nicolas Ledoux, qu’il relance dans ce que Bofill nomme la « Mémoire-Future »… Grandiose : voir les 650 appartements de la ville nouvelle, c’est entrer dans un labyrinthe de gris massif où les escaliers à la Piranese, les longs balcons internes et frontons de temple dignes des forts de Vauban à l’horizon, laissent couler les vents de l’imagination par delà tout parking…

Un autre catalan solidement débordant

Antoni Gaudí, Projet pour l’église de la Colònia Güell Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona Photo Marc Vidal i Aparicio

Ricard Bofill eut un glorieux prédécesseur catalan en Antoni Gaudi qui édifia notamment la gigantesque cathédrale de la Sagrada Familia commanditée en 1884 et laissée en chantier à sa mort en 1917. Les travaux étaient ralentis sous le Franquisme qui voyait d’un mauvais œil, sous la religiosité extrême et âpre de son architecte, la surréaliste démence regorgeant de ce bloc charnel qui semble déjecté par Dieu même, tant les tours en pin de sucre grouillent des figures de la Nativité et des fruits de la Création divine.
Et puis Barcelone a compris que Gaudi était Barcelone telle que cette cité s’était rêvée en Nouvelle Athènes, et que Barcelone serait éternellement Gaudi ; on le sait, on l’a vu cet été encore aux foules qui viennent pour voir ce prodige de pierre suprême. Ce qui est particulier sans doute à l’esprit catalan, c’est que Gaudi était ascète à l’espagnole, avec jeûne et chambre monastique, pauvreté sur soi (au point que lorsqu’il mourut bousculé par une calèche, on mit trois jours à savoir que c’était lui) ; or, ce même homme venait aux chantiers tous les matins improviser avec les ouvriers les agglutinements de torsades végétales et animales qui sont, en fait, la pulsion de vie en ce qu’elle a de plus ardent, sexué, désirant.
Peut-on donc tout faire avec la pierre et l’urbanisme ?

L’architecte urbaniste

 

Illustrations de L’Architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, de Gianfranco De Carlo, Editions Conférence

Est-ce possible aujourd’hui, est-ce souhaitable ? Les deux ouvrages de Giancarlo De Carlo et de Franco Mancuso qui réunissent les réflexions urbanistiques et architecturales parmi les plus avancées que publient les Editions Conférence portent au-delà. L’architecture est urbanisme et ne peut plus se permettre de n’être que monument. Au bout du XXème siècle nous sommes entrés dans un temps où non seulement les villes sont mégalopoles mais où l’habitat tend à recouvrir le globe au point que la nature pourrait n’être bientôt plus que banlieue planétaire.
Devant cette réalité démographique, les architectes ne désarment pas et font de contraintes tremplin (ressort de toute innovation artistique, si l’on y réfléchit bien). « Longtemps, j’ai habité la banlieue » sont les premiers mots de L’Amour existe, film documentaire de Maurice Pialat que Christophe Carraud, le subtil préfacier et traducteur de l’ouvrage L’Architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, évoque avec certaine pertinence poétique : « Défilent les lieux pauvres de la petite couronne parisienne, les escaliers du métro, les immeubles noircis le long des voies ferrées (…). L’incipit proustien, décalé en banlieue, se mue en révolte et colère » qui, à « la réalité violente », opposent la « caresse de nostalgie et d’espoir, malgré tout. » Le « malgré tout » me semble être le souffle que nous devons toujours garder à chaque pas que nous faisons dans ce monde qui se construit comme il peut au sein de tant d’impératifs humains ; garder conscience du « malgré tout », c’est plus que préserver mais entretenir l’ouverture de l’œil partout où l’esprit d’a priori croit ne devoir attendre que le banal.

Du « zonage » aux places urbaines européennes

La tâche de l’architecte de Franco Mancuso est un livre imposant très illustré

La Tâche de l’architecte est le (gros) livre qui vous plonge dans ce que les architectes contemporains savent voir et théoriser. Grâce aux conférences internationales et Congrès dont nous sont livrés les interventions du grand penseur italien Franco Mancuso, nous entrons dans le détail de concepts fondamentaux de l’architecture.
Ainsi analyse-t-il l’évolution de la notion de « zonage » urbanistique, à savoir : les activités commerciales ayant tendance à se répartir, notamment aux Etats-Unis en fonction des différentes émigrations (exemple : la laverie et le pressing par les Asiatiques), il s’ensuit que « la ville doit croître, indéfiniment, et, à l’intérieur de ce processus, l’initiative privée est essentielle ; mais c’est un secteur instable, sans cesse soumis à des risques et des périls en  raison de la concurrence effrénée qui y fait rage »… d’où la prise en mains par les édiles de la classe dominante qui s’empressent de mailler les quartiers en fonction hiérarchique de leurs craintes raciales.

Sur notre continent, le théoricien étudie « ce qui est sans doute la marque identitaire de la ville européenne : la place publique ». Il conclut de son histoire que, « si elle est bien située – comme l’est toujours une place historique – et accessible, dépourvue de barrières (architecturales et sociales), elle peut être, rester et manifester l’essence de la ville. »
C’est bien ce qui attire et attarde notre regard lorsqu’on débouche sur telles places de Florence, Rome, Prague, Paris…

#LuparJean-Philippe Domecq

Références bibliographiques

  • Gianfranco De Carlo, L’Architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, Editions Conférence 356 p., 29 €.
  • Franco Mancudo, La Tâche de l’architecte, Editions Conférence , 560 p., 890 ill., 39 €

Sur bien d’autres sujets que l’architecture, on trouvera grands plaisirs de lecture et découvertes en piochant dans le catalogue des Editions Conférence rare et qualitative maison d’édition. A suivre !

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