Exposition : Anselm Kiefer, “Field of the Cloth of Gold.” (Gagosian Le Bourget)
(prolongée) jusqu’au 21 juin 2021
Tel. :+33 1 48 16 16 47 – du mardi au samedi – inscription obligatoire.
Exact contraire d’un mémorial, les dernières œuvres monumentales d’Anselm Kiefer sculptent l’Histoire comme une matière, lui donnant substances, sens et tragique. En faisant allusion au Camp du Drap d’Or de 1520, considérée pour certains historiens comme l’année de basculement de la Renaissance occidentale, Kiefer nous invite à voir l’avenir en face. Quoiqu’il en coûte. Loin des faux débats d’un « autre art contemporain ».
En pénétrant dans l’immense hall de la Galerie Gagosian au Bourget, le visiteur est d’emblée happé par la force de ces immenses surfaces, denses comme des tapisseries. Et il comprend par cette substance dense et colorée, cette allusion au Camp du Drap d’or, où François 1er et Henri VIII rivalisèrent de somptuosités pour imposer leur magnificence et leurs conditions de paix sur l’Europe. Mais l’émerveillement fait rapidement place au tragique de l’Histoire qui nourrit depuis des décennies l’oeuvre d’Anselm Kieger, né en 1945
1520 – 2020. Années fébriles ou tout s’emballe.
Certains historiens voient dans ces quelques jours du 7 au 24 juin 1520, la véritable charnière de notre Renaissance occidentale… Nul doute que Kiefer autant féru d’Histoire que de poésie s’appuie sur la dimension symbolique de cet épisode historique pour la relier à cette Renaissance exigée par une Pandémie mondiale quatre cents ans plus tard.
Ce qu’écrit Guillaume Frantzwa sur « 1520 – Au seuil d’un monde nouveau » éclaire ce que 1520 porte en germes pour comprendre ce que peut dessiner 2020 : “En fait de fractures, 1520 est une année fébrile, pleine d’attentes et de tensions. Après 1520 tout s’emballe, signe qu’une date peut porter un sens sans accueillir d’évènement éclatant. L’Occident est en effet traversé dans son entier par un souci de régénération, qui lie notamment le politique au champ religieux. Cette régénération est interne, mais elle a aussi des conséquences externes au niveau mondial en justifiant l’expansion des royaumes les plus en pointe. » Il ne faut bien évidemment pas compter sur l’artiste pour une approche aussi littérale. Lui qui convient que de ses ateliers-fabriques, il n’a pas assisté à la bataille. Mais encore parcourt désormais le champs.
L’histoire comme matière
Ici, au fur et à mesure que le visiteur s’approche, de plus sombres présages s’imposent, le tragique prend à la gorge avec l’omniprésence de la faux, de haches et de blés arrachés… Fascinante persévérance d’un artiste visionnaire qui ne cesse d’interroger l’Histoire sans pouvoir autrement qu’a posteriori en saisir et dévoiler les soubresauts.
La référence historique aussi passionnante et profonde soit-elle, de l’aveu de l’artiste lui-même dans un récent interview Whitewall (11 janvier 2021), ne doit pas être prise au pied de la lettre. Achevée durant ces deux dernières années, et donc antérieure à la pandémie de Covid, la dizaine d’ œuvres et de livres présentée condense autant un état des lieux qu’une réponse à l’année 2020. Le titre, souligne le peintre, n’a pas été conçu au départ, et ne fournit pas d’explication aux images : « Pour moi, l’histoire n’est pas une chose donnée, pas une chose vraie; c’est de la matière, comme l’argile pour le sculpteur ou la couleur pour le peintre. » –
Capter ce que les objets ont en eux
Au plus près de l’œuvre, jusqu’au vertige, l’artiste brasse et charrie large, des matières visqueuses, comme une argile détrempée, sur plusieurs couches, des reliefs épars, bois, métal, paille, racines, … Avec une prédilection, habituelle chez l’artiste, pour les objets – plomb, blé, faux – qui ont déjà « l’esprit en eux », à la différence de ceux qui « au sens de Platon, ne prennent vie que par des idées ». Le tout constitue une surface hypnotique, cathartique, un humus de mémoires et de terreaux philosophiques et poétiques. C’est cette fascination pour ce qui se passe dans l’épaisseur de la matière qui attire irrésistiblement le visiteur. Il tente de percer de ce que Daniel Arasse (Anachroniques, 2007) appelait « le spectacle de la substance » : « l’accumulation de matière est considérable mais on est surtout sidéré par la violence que cette matérialité implique, par les traces de conflits, par les luttes, les fureurs dont la peinture porte finalement, silencieusement, témoignage. Comme certains paysages font affleurer les bouleversements telluriques qui les ont construits… » Difficile de rester indifférent à ce tumulte de mots jetés, de symboles accrochés alors que tous nos sens sont alerte face à l’ampleur de se que libère l’atelier-fabrique de Keifer.
L’exact contraire d’un mémorial
Fascinante constance d’un immense artiste qui ne cesse de nous « donner à voir » comme dit le poète par son travail – à ciel ouvert – le temps à l’œuvre. La monumentalité de ses quatre œuvres frappe intimement, au sens sidération du terme. La démarche de Kiefer, est « l’exact contraire d’un mémorial : face à une histoire compréhensible, on ne peut rien faire, si ce n’est avouer son incompréhension et son impuissance. Il faut donc inventer un art aveugle, un art non du témoignage, ni encore moins du regard surplombant, mais de l’aveu qu’il y a des choses que l’on ne peur regarder. »
Ce qui bouleverse dans le témoignage – entre alchimiste et chaman – de Kiefer, et qui peut rendre cette immersion dérangeante, c’est l’aveu « qu’il y a des choses qu’on ne peut regarder ». Pierre Watt éclaire cette dimension tragique de l’artiste de « s’affronter au non-voir et lui donner forme, le paysage s’imposant comme l’un des plus redoutables voiles recouvrant ce qui a eu lieu. »
Et d’ajouter : « son regard n’enregistre pas rien, à proprement parler, mais autre chose, qui faute de comprendre l’évènement lui-même; est la trace laissée par celui-ci sur son esprit et sa rétine. Et ce qu’il enregistre est un paysage. »
Il faut se plonger dans cette oeuvre hors norme et limite. Car elle crée comme tout grand artiste, du réel.