Culture

Le Brésil illustré, L'héritage postcolonial de Jean-Baptiste Debret (Maison de l’Amérique latine - Actes Sud)

Publié par Antoine Kauffer le 22 mai 2025

Inaugurée à l’occasion de la saison culturelle croisée France-Brésil 2025, « Le Brésil illustré, L’héritage postcolonial de Jean-Baptiste Debret (1768-1848) » à la Maison de l’Amérique latine jusqu’au 4 octobre 2025) renouvelle avec finesse le dialogue pictural entre les deux pays.
L’exposition vient rétablir pour Antoine Kauffer l’équilibre entre deux méconnaissances réciproques : celles d’un artiste français dont l’iconographie a considérablement nourri le mythe d’une nation brésilienne métisse ; celles d’une quinzaine d’artistes brésiliens contemporains motivés de tordre le cou aux clichés qui nourrissent les représentations de leur société.

Une histoire d’allers-retours, de déséquilibres et de résonances entre France et Brésil.

Dans le pays tropical, les représentations vivantes de Rio de Janeiro au début du XIXe siècle de Jean-Baptiste Debret sont omniprésentes, des manuels scolaires aux pièces de monnaie.

Jean-Baptiste Debret, Petite encyclopédie des métiers utiles à la nation (Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Mais en France, que sait-on de Jean-Baptiste Debret ?

Au mieux, en entendant pareil patronyme, on donnerait à ce peintre jacobin, membre de la « mission artistique française de 1816 » au Brésil, des parents qui n’en sont pas.

Intelligemment conçue sous le double commissariat de l’universitaire et critique d’art français Jacques Leenhardt et de la journaliste et curatrice brésilienne Gabriela Longman dans le magnifique écrin de la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain à Paris, l’exposition se fixe un double objectif : réhabiliter la figure de Jean-Baptiste Debret dans sa complexité – ses contradictions, sa modernité aussi – ; explorer les réinterprétations contemporaines de son œuvre par des artistes brésiliens.

Jean-Baptiste Debret, Carnet de dessins, Costumes du Brésil, 1820 (Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Jean-Baptiste Debret, entre peinture de cour et aquarelles ethnographiques

Le parcours de visite démarre au rez-de-chaussée de l’hôtel Amelot de Gournay avec un éclairage sur la figure de Jean-Baptiste Debret.

« Il ne s’agit pas d’une exposition dédiée à l’artiste français, mais d’envisager son œuvre comme un point de départ, lui-même déjà ambivalent, de l’exploration des représentations de la société brésilienne. »
Jacques Leenhardt, commissaire

Jean-Baptiste Debret, Petite encyclopédie des métiers utiles à la nation (Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Debret est un personnage complexe.

Né en 1768 dans un milieu artistique proche du pouvoir, il quitte la France à la chute de Napoléon et rejoint le Brésil à l’invitation du roi du Portugal. Avec d’autres artistes jacobins le peintre doit participer à Rio de Janeiro à la fondation de l’Académie des Beaux-Arts. On est entre 1816 et 1826.

Voyez l’ironie : Debret devenant peintre de cour en exil alors qu’il a assisté à la décapitation de Louis XVI et de Marie-Antoinette !

Jean-Baptiste Debret, Carnet de dessins, Costumes du Brésil, 1820 (Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Un enregistrement ethno-sociographique du Brésil

Mais déjà, en parallèle des devoirs « académiques », Debret s’intéresse à ce que la cour portugaise refuse de voir : une ville de Rio de Janeiro composite, dont près de la moitié de la population est noire.

vu de l’expo Le Brésil illustré, L’héritage postcolonial de Jean-Baptiste Debret (Maison Amérique latine) photo OOlgan

À travers 800 aquarelles et 400 pages de texte, l’artiste aura réalisé un enregistrement ethno-sociographique de la vie carioca au début du XIXe siècle. Ses 150 planches lithographiées, réunies lors de son retour en France dans le Voyage pittoresque et historique au Brésil, si elles ne connaissent aucune fortune éditoriale seront redécouvertes au Brésil. D’abord par le mouvement moderniste dans les années 1920 – des copies d’ouvrages et journaux de l’époque présentés à l’expo le montrent bien – puis en 1988 avec l’établissement de la nouvelle constitution brésilienne au lendemain de la dictature militaire (1964-1985).

Outre la démarche quasi-ethnographique de Debret, il y a dans sa reproduction à l’aquarelle de scènes emblématiques de la vie quotidienne une modernité certaine. Notamment dans l’approche des populations noires dont la réduction est subtilement dénoncée.

« Ce qui fait tout le prix des trois tomes constituant le Voyage pittoresque et historique au Brésil […], c’est que Debret, placé dans une position ambivalente d’où il imagine vers quoi s’oriente le monde en mutation dans lequel il baigne, ne cède rien ni sur ce qu’il voit, ni sur ce qu’il croit comprendre. Il est ferme, même dans ses préjugés. »
Jacques Leenhardt, extrait du catalogue

Jean-Baptiste Debret, Petite encyclopédie des métiers utiles à la nation (Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Réappropriations artistiques contemporaines

Heberth Sobral, Négres scieurs de long Rélecture d’oeuvres de Debret, 2018 Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

C’est avec ces postulats de départ que se poursuit l’exposition au sous-sol de la Maison. Dès lors, Debret et ses aquarelles – et il faut saluer le jeu scénographique – n’apparaissent plus que comme des ombres, en sourdine, placées en noir et blanc dans les angles, comme des diapositives en contrepoint des œuvres des artistes contemporains brésiliens exposés.

Ils sont quatorze retenus pour réinterpréter, chacun à sa façon, l’œuvre de Debret. Et, surtout, interroger la nature composite de leur société. Les médias et les moyens qu’utilisent ces artistes sont nombreux : peinture, photographie, vidéo, collages, montages, installations…

Livia Melzi assistant à sa vidéo,  Après Debret (Le Brésil illustré, MAL) photo Antoine Kauffer

Ainsi, la photographe brésilienne Lívia Melzi installée à Paris explore son « Après Debret » : dans un film, elle expose le lecteur de microfilm de la BNF reproduisant les pages d’un rare original en France du Voyage de Debret.
Ce ne sont plus les aquarelles elles-mêmes qui intéressent l’artiste, mais la machine qui les fait défiler, dans une sorte de superpositions, palimpsestes permanents. Le paysage sonore – des extraits des Indes galantes de Rameau –, complexifie encore le dispositif. Longman le résume : « Lívia carnavalise. »

Frappant aussi, le travail de l’artiste contemporain brésilien Denilson Baniwa dont l’infogravure détournée sert de couverture au catalogue d’exposition. L’humour distancié d’Heberth Sobral, jeune artiste du Minas Gerais, s’exprime quant à lui dans la mise en scène de Playmobil déguisés.

Anna Bella Geiger, Little Girls & Little Boys, de la série História do Brasil, 1975 (Le Brésil illustré, MAL) photo Antoine Kauffer

Des travaux de « décalage » qui ne cachent pas pour autant une forme de violence dans la digestion de représentations caricaturales d’une société brésilienne qui interroge sans cesse sa propre nature. À cet égard, le photographe âgé de 70 ans Eustáquio Neves s’empare de l’image terrible du masque de métal, châtiment déjà exposé par Debret, qu’on imposait à certains esclaves.

Eustaquio Neves, Portrait de la mère et transformations, de la serié Masques de punition, 2022(Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Autant de réinterprétations d’une œuvre matrice, celle de Debret, et de manifestations artistiques d’un mythe inaccompli d’union de la société brésilienne passée et présente.

Dalton Paula, Retour à la ville d’un propriétaire de chàcara, 2019 (Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

Un dialogue fécond

En définitive, dans cette confrontation entre l’iconographie d’un Debret et le travail plastique d’artistes contemporains brésiliens se noue un dialogue fécond. Peinture à portée ethnographique et travaux plastiques à visée politique se complètent ; fantômes coloniaux et réinterprétations postcoloniales face à face. C’est sûrement dans l’interstice, à l’endroit du doute que se niche l’éclairage.

Jaime Lauriano, Travail 2017 Le Brésil illustré, MAL) photo OOlgan

L’exposition tournera d’ailleurs ensuite à São Paulo dans un lieu encore tenu secret par les commissaires… Pour quelle réception dans la mégapole du Sud-Est brésilien ? Notre œil curieux reste ouvert ; on vous tiendra au courant. En attendant, bonne visite à Paris !

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Pour aller plus loin

Le Brésil illustré. L’héritage postcolonial de Jean-Baptiste Debret (1768-1848)

Jusqu’au 4 octobre 2025, Maison de l’Amérique latine (217, bld Saint-Germain, 75007 Paris)..
Catalogue, constitué d’un long essai de Jacques Leenhardt (Actes Sud, avril 2025). érudit et didactique, il tire de nombreux enseignements de la confrontation des images de Jean-Baptiste Debret avec les préoccupations du monde contemporain, au Brésil et partout où la mondialisation brasse les cultures. Engagé aussi quand il espère que le dialogue ouvre un espace constructif d’échange avec la civilisation postmoderne, dont les paramètres ne cessent, et ne cesseront, d’évoluer à mesure de leur maîtrise sur les instruments du dialogue interculturel et sur la
construction de nouveaux imaginaires.

« C’est dans la manipulation des images à la lumière des textes qui les commentent que nous pouvons voir aujourd’hui comment Debret a affronté ce moment crucial de la construction du Brésil nouveau. »
Jacques Leenhardt, commissaire

Un colloque académique intitulé « Les artistes contemporains et l’archive coloniale » s’est déroulé les 5 et 6 mai

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