Culture

Le carnet de lecture d'Aline Zylberajch, claviériste

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 29 juin
2021

Pour restituer le vaste répertoire baroque er classique, Aline Zylberajch a fait de sa passion pour les claviers (clavicorde, clavecin, virginal, orgue, pianoforte) l’aiguillon pour restituer les sonorités particulières, et la vitalité d’écriture de chaque partition. Loin d’être aride, cette introspection jubilatoire parfois vertigineuse de la claviériste la fait revivre dans son jus de couleurs et d’étincelles, comme en témoigne une magnifique discographie de Couperin à Carl Emmanuel Bach, en passant par Mozart à 20 ans, concerto n°9 qu’elle vient d’enregistrer au pianoforte.

Dans la vague de la musique sur instruments anciens

Aline Zylberajch, claviériste photo DR

Si Aline Zylberajch est venue relativement tard à la musique, les trois diplômes qu’elle obtient au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris – clavecin, analyse et histoire de la musique – lui font comprendre la valeur ajoutée du courant encore naissant de la musique sur instruments anciens. Après des études auprès de Ton Koopman, l’un des fondateurs de l’exigence baroque, elle part frotter sa curiosité à d’autres approches interprétatives au New England Conservatory of Music à Boston. Puis comme Korrepetitor prés de Bâle, l’accompagnatrice y plonge corps et clavier. Les collaborations se multiplieront avec de nombreux ensembles baroques français; du Parlement de Musique, Nièces de Rameau,  La Chapelle Royale ou les Musiciens du Louvre – ou de compagnies comme Ris et Danceries de Francine Lancelot, cette dernière lui confirme l’importance de la relation entre musique et danse baroque.

Une encyclopédie tactile du clavier

Qu’elle se produise en continuiste, soliste, en chambre ou en accompagnement, ses expériences qu’elle recherche étayent deux convictions : « toute musique peut-être danse, tout geste instrumental, s’il est juste, vient d’une chorégraphie subtile » et un clavier distinct s’impose pour restituer l’œuvre dans son jus de couleurs et d’étincelles.

Ce qui n’empêche pas le professeur de clavecin, très investi dans le département des claviers anciens (clavicorde, clavecin, orgue, pianoforte et improvisation) du CNR de Strasbourg de lancer ses explorations de Byrd à Schubert, de Scarlatti à Carl Philipp Emanuel Bach, de la sonate de l’opéra et le Lied. En témoigne sa discographie d’une cinquantaine de titres, enrichi tout récemment par un magnifique Concerto per il clavicembalo, n°9 KV 219 d’un Mozart à 20 ans, dirigé par Alice Piérot à la tête de l’Orchestre du jour (cd Son an Ero).

Des claviers, c’est peut-être un détail pour vous

Pour cette collectionneuse toujours à la recherche du meilleur instrument, chacun clavier devient unique en fonction de son histoire et de son facteur ; pour Scarlatti, c’est un Cimbalo di piano e forte detto volgarmente di martelletti (terminologie utilisée par Lodovico Giustini en 1732) qu’elle choisit, pour son Mozart à 20 ans, le piano Pleyel n°1619, de 1830, ou le Tangentenflügel construit par William Jurgenson pour le cd CPE Bach, Testaments et Promesses (l’Encelade).

Si le pianoforte mérite l’attention des pianistes modernes, ce n’est pas « avec l’idée de les y « convertir » précise-t-elle, mais pour les inciter à réfléchir non seulement sur une possible transcription d’une sonorité particulière, mais également sur l’écriture elle-même. Par exemple : le piano de Mozart ne comprenait que cinq octaves ; le sens de l’aigu chez Mozart est noyé dans l’immensité du clavier moderne. La palette de la dynamique est également à reconsidérer. Par ailleurs, la recherche de couleurs, les questions posées par les phrasés indiqués sur la partition, l’interprétation des ornements s’éclairent forcément lorsqu’on prend contact avec les instruments anciens. »

Apporter un éclairage passionnant à un répertoire plus large

« L’imagination poursuit immanquablement le voyage derrière les touches. avec toujours à l’horizon la quête de la justesse du discours. » Loin d’être prosélyte de l’objet pour l’objet, chaque clavier – bien adapté à son répertoire – devient une un outil de fête sonore, l’occasion d’une introspection intime quasi charnelle de chaque partition, tant ce qui compte avant tout est la beauté du son. Le jeu délicat toujours inspiré y scrute chaque détail avec l’aisance d’une familière décuplée par le plaisir toujours de la découvreuse. Pour ajouter : « comme le dit CPE Bach, on ne saura émouvoir sans être soi-même ému…« . Ainsi va la magie de cette jubilatoire et vertigineuse introspection digitale. Scarlatti sort de sa gangue d’abstraction, là Mozart ou CPE Bach, des recettes un peu routinières.

Faire partager sa passion pour Carl Philip Emmanuel Bach

Convaincu qu’il reste toujours des champs à découvrir – de CPE Bach aux musiciens d’Europe centrale à la charnière du XVIIIe, c’est d’abord par la forme qui souhaite nous attirer l’oreille  : « De la même façon qu’au XVIIe siècle surgit une ébullition de formes intermédiaires autour de la Toccata, combinant la polyphonie la plus stricte à l’expression non mesurée, à la fin du XVIIIe siècle CPE Bach bouscule les formes, à la recherche de modes d’expression qui traduisent la nouvelle sensibilité, sans renier sa connaissance de la science du contrepoint. La codification des nouvelles formes surviendra plus tard, de sorte que la création est, à ce moment, traversée par un souffle fascinant. Fantaisies, sonates et rondos suivent le canevas d’une sorte de mélodrame sans texte. Tenter d’approcher aujourd’hui la « traduction » de ce discours est un défi qui me passionne. »

Dans ce vaste répertoire trop délaissé, que la claviériste contribue à réhabiliter, elle distille le charme indéfinissable d’une époque fugace et paradoxale. Cette curieuse insatiable a fait des claviers le pivot d’un parcours singulier, cocktail détonnant d’éruditions, de respect de la machine et de plaisirs sensuels. Si elle bouleverse bien des écoutes acquises, elle en renouvelle aussi avec un intact bonheur les fondements et les perspectives, remercions Aline Zylberajch pour ce souffle de liberté !

Le Carnet de lecture d’Aline Zylberajch

Malher, Lied von der Erde, par Bruno Walter / Kathleen Ferrier. La découverte en classe d’analyse du CNSM de cette « symphonie de Lieder » a été l’un des plus grands chocs musicaux de ma vie. C’est la 1ere œuvre que j’emporterais sur l’île déserte. Aucune autre ne me bouleverse à ce point, dès les premières notes, ni ne m’emporte si loin que tout pourrait bien s’arrêter là. Ewig.
J’ai eu la chance d’avoir dès la 6e une professeure d’allemand extraordinaire qui nous a fait découvrir le Lied alors que nous pouvions à peine aligner trois mots. C’est ainsi qu’elle a fait naître chez moi l’amour de cette langue – des langues d’ailleurs. Progresser assez pour tenter de comprendre comment ces textes avaient fait vibrer Schubert, Schumann, Wolf

https://youtu.be/iqCMTQ3uaPI

Mozart, Don Giovanni, Gardiner. Un autre moment clé : presque une semaine, malade, avec Don Giovanni pour seul disque « intéressant ». La 2e œuvre pour la fameuse île. Aujourd’hui j’aimerais bien réécouter la version de J.E. Gardiner.
Pour revenir sur terre, rien ne vaut la lecture des mémoires de Lorenzo da Ponte, tragi-comique dans une autre veine.

Dirk Snellings avec Capilla Flamenca. Une autre musique vocale, nécessaire et parfois suffisante : la polyphonie du XVIe siècle, les fils de soie de ses labyrinthes.  Rencontre de Dirk Snellings, lors de productions avec le Parlement de Musique. Une présence rayonnante, évidente.  Réécouter les joyaux qu’il a enregistrés avec l’ensemble qu’il a fondé, Capilla Flamenca. Sa disparition, en 2014.

Adrian Willaert, Vespro della Beata Vergine. (Outhere Music, 2012). Je ne suis pas du tout spécialiste du Moyen-Age, mais je suis particulièrement touchée par la musique de Solazzo que j’ai eu la chance d’entendre sur scène plusieurs fois, dès ses débuts. Les sœurs Danilevskaia et leurs magnifiques partenaires construisent des programmes oniriques et lumineux.

Dans un salon de la Nouvelle Athènes, sur un Erard 1838 ( Son an ero). Ah, et le clavecin, le pianoforte ? La dernière décennie a vu éclore en France et ailleurs tant de clavieristes et de facteurs passionnants … les fruits de leur collaboration offrent à notre écoute des musiques souvent inouïes ou précédemment mal ouïes, du XVe aux confins du XIXe siècle, je pourrais citer plus de vingt noms et j’aurais trop peur d’en oublier…mais j’aimerais saluer la belle aventure de la Nouvelle Athènes et tous ses pianistes-chercheurs passionnés.

Poetical Humors des inAttendus, Marianne Muller et Vincent Lhermet (Harmonia Mundi) a perdu quelques arpents de paradis terrestre.  J’écoute aussi, avec de plus en plus de gourmandise, un autre instrument noir et blanc, l’accordéon. Sensualité et vivacité, humour et tendresse : qui n’a pas entendu ces Poetical Humors, a perdu quelques arpents de paradis terrestre.

Un autre voyage édénique pour terminer : se laisser accompagner sur les sentiers poétiques de Jean-Marc Foltz, clarinettiste, compositeur, improvisateur.

Côté lectures. C’est assez sombre en ce moment,

  • je termine The death of democracy, de Benjamin Carter Hett. (Ed. windmill)
  • Et je relis A confederacy of dunces, de John Kennedy Toole (Grove Press), une comédie féroce, prix Pulitzer en 1981 peu après sa parution alors que son auteur s’était suicidé 11 ans plus tôt, déprimé par le refus des éditeurs de le publier…

Mais j’ai adoré redécouvrir pendant le confinement L’histoire de l’amour, de Nicole Krauss (Folio), histoires croisées sur trois continents où l’écriture vient panser les plaies du deuil et de l’exil

Pour suivre Aline Zylberajch

Nouveauté : Mozart à 20 ans, le Concerto n°5 pour violon par Aline Piérot et le Concerto per il clavicembalo n°9 avec L’Orchestre du Jour  CD Son an Ero – UVM Distribution

Discographie sélective

À quatre mains

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