Culture

Le carnet de lecture d'Anne Ducros, la chanteuse de jazz fait son cinéma

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 28 novembre 2023

Elle est l’une des plus grandes voix du jazz. Pour son 10e et nouvel album, Anne Ducros « fait son cinéma » (ADLIB prod). Comme à son habitude, la musicienne française réenchante subtilement et charnellement, sans nostalgie, 11 thèmes parmi les plus célèbres des bandes originales – de Michel Legrand à Eric Clapton, de Joni Mitchell à Jeanne Moreau – que sa voix, somptueusement enregistrée, irradie. La directrice artistique du Festival de jazz d’Hardelot (2e édition du 13 au 16 juin 2024) fait la preuve que le jazz est « la musique du sens critique », un choix assumé de faire du neuf avec un patrimoine vivant.  Cette passeuse hors pair est en concert le 2 décembre à La Scala Paris, à ne pas rater.

N’y a-t-il pas un contre sens à évoquer dans vos reprises de la nostalgie, alors qu’à mon sens comme interprète elles sont un point de départ pour un immense travail de création ?

La reprise, c’est le contraire de la nostalgie, sauf si évidement, si vous faites « crooner » à l’identique. Le part du musicien de jazz est de prendre le sujet et d’en donner une version personnel. On n’est jamais dans la nostalgie on est dans la création la récréation dans ce qu’il y a de ludique et de personnel. J’aime bien libérer la joie qu’amène cette musique. Quand on me demande pourquoi je joue des standards plus que mes compositions. C’est tout simple, il y a un tel patrimoine – de Gershwin à Michel Legrand – que l’on aurait tort de s’en priver pour quelques chose de personnel.
Par exemple, « Les Moulins de mon cœur » sont très éloignés de l’original, pourtant que je connaissais bien Michel ! Surtout que c’est ici que commence mon travail. Quand une partition est éditée, son traitement n’appartient plus à personne, mais à celui qui s’en empare pour la faire vivre.

J’adore l’idée que la musique se définit dans son intemporalité. Ce qui m’intéresse, c’est le sujet et son interprétation.

Vous veniez de la musique baroque, comment s’est fait la bascule vers le jazz ?

Ma formation ne vient pas du jazz. Ma formation est plutôt classique et baroque. J’ai fait autant d’études qu’un médecin, entre les études de conservatoire et avec des professeurs comme Mady Mesplé, une femme géniale qui m’a énormément apporté. Moi qui détestais mes aigus, elle m’apaisait en m’expliquant ; comme peut tu faire du chant si tu n’aimes pas une partie de ton son ! Au lieu de me changer, elle m’a appris à me comprendre…

Et puis, je rencontre le jazz ! une révélation qui fait appel en moi à quelque chose de profond. Bien sûr une fois qu’on maitrise un minimum d’érudition, que je me suis attaché à avoir. Pour chanter du jazz, il faut connaitre le BABA des harmonies, mais il me permet d’exprimer ma part d’instinct, de sauvagerie et une spontanéité y compris un peu folle.

J’associe le jazz pour faire abstraction, il faut avoir matière à abstraction.

Avec le Jazz, vous rencontrez tout de suite cette liberté de vous exprimer différemment ?

Je chante du jazz aussi un peu grâce à Bach, car toute la musique occidentale est théorisée dans Le Clavecin bien tempéré. Cette connaissance m’a infiniment aidé, si vous écoutez « Les feuilles mortes » c’est une fugue … Je suis une musicienne qui improvise grâce à Bach. Mais l’improvisation peut passer par de multiples voies, dans sa façon d’appréhender les silences, les intonations, l’expression vocale, le phrasé, tous ces éléments sont des tremplins à l’improvisation. Pour filer la métaphore de la peinture, avec Billie Holiday, on reconnait un corps de femme, mais il est récréé par sa sensibilité.

Les thèmes sont un prétexte à exprimer ma propre expressivité. A la fois proche et éloigné.

Vos enregistrements ont une force prodigieuse, car votre voix est captée au plus prés.  Comment définissez-vous cette volonté ?

J’ai un rapport à l’organique qui me plait énormément, aussi dans l’écriture des romanciers. L’important est de voir, sentir, ressentir le réel. J’aime que ces gens entendent tout ce qui fait le grain de ma voix, qu’ils soient au plus près de ses harmoniques qui sont mon identité vocale. Au-delà du chant, j’aime cette aspect une acoustique de son de ma voix.

J’ai une certaine esthétique d’un album à l’autre que j’essaye de maintenir, même si la voix change un peu en vieillissant.

Quel type d’esthétique vocal ou identité recherchez-vous ?

J’ai un idéal de couleurs, et en même temps je ne vais pas à l’encontre de mes capacités vocales. Je sais de quoi je suis capable en termes d’étendue vocal, je travaille avec mes limites. A l’esthétique de son acoustique, il y a aussi une façon personnelle de m’exprimer à travers une mélodie, avec mes capacités expressives, rythmiques que je vais moduler en casser des phrases, intégrer des silences comme des ponctuations qui font parties d’un métier que je ne laisse pas au hasard.

Je construits une esthétique pour chaque disque comme on construit un livre.

Le métier de musicien a-t-il changé ?

J’ai toujours abordé la musique comme un métier, pas toujours compris en France qui a un rapport très particulier à la musique. On a du mal à admettre que c’est un métier normal. L’équivalent de « show-business » n’existe pas, où l’ on en parle souvent de façon péjorative  ! L’industrie du spectacle est quelque chose d’honorable. Il y a une séparation des genres qui n’est pas à l’avantage des variétés. Je fais de la variétés.

En France, si je souhaite continuer à vivre de ma musique, il faut que je produise mes disques sous mon propre label, ADLIB, que je m’entoure de professionnels pour la communication digitale, etc., … Si vous ne faites pas partie d’un major, le travail d’un musicien indépendant est celui d’un entrepreneur qui doit s’investir complétement. Je fais de la musique et j’en fais mon métier. Dès que je me lève, je travaille, il faut que je compose, produise, écrive, en d’autres termes, il ne s’arrête pas loin de là aux seules apparitions sur scène. Attention, j’estime comme une chance de pouvoir vivre de ma passion. Je serais la dernière à m’en plaindre. J’organise ma vie pour le mériter , c’est un tel privilège.

Le jazz est essentiellement un art du choix critique. Chanter du jazz, c’est savoir pourquoi un temps, un accords, une note plutôt qu’une autre et tout cela dans une anticipation qui suppose que vous avez un minimum d’érudition du patrimoine qui vous précède. C’est un école de la vie et du sens critique.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune musicien ?

Chercher la joie. Cultiver sa joie. Exister au lieu d’en chercher à en vivre. Seule alternative confortable dans un contexte d’industries culturelles de plus en plus difficile. Je pense sincèrement que si Miles Davies devait débuter aujourd’hui, il n’arriverait pas à percer. Les gens cherchent plus la musique, mais la présentation de la musique, le spectacle et ses simulacres, que contestait Guy Debord ! Désormais pour faire un choix, il faut un sens critique aiguisé. Tant qu’un musicien peut répondre à la question « pourquoi je fais ce choix » il n’a pas de souci à se faire.  C’est toute la gratuité de la démarche artistique.

Faire de la musique sur scène est un incroyable cadeau. Un conseil que Peter Brook donnait pour le théâtre fonctionne parfaitement pour mon jazz, quand on improvise on se met au service d’un cerveau commun.

Propos recueillis le 28 novembre 23 par Olivier Olgan

Le carnet de lecture d’Anne Ducros

« Lettres luthériennes » de Pier Paolo Pasolini

Le cinéaste italien est l’ un de mes auteurs préférés. Ses Lettres présentent une vision provocante et profondément personnelle de la société de son époque. J’aime Pasolini pour son engagement strict envers une forme d’expression brute et authentique. Les images fortes, parfois choquantes qu’il utilise contribuent à renforcer l’impact émotionnel de ses poèmes. Il me plait de rapprocher cette radicalité, cette provocation intelligente et de haute volée, cet absence totale de concessions à celle de Nina Simone qui mena sa carrière et construisit son œuvre sur les mêmes schémas.

« Moins qu’un chien » (Beneath the Underdog), Charles Mingus

C’est l’autobiographie fascinante de Charles Mingus, un aperçu profond de la vie tumultueuse et complexe du génial contrebassiste de jazz. Mingus y livre son histoire, exposant avec une franchise brutale ses luttes personnelles, ses triomphes musicaux et ses relations tumultueuses. Dans une prose poétique qui porte son discours avec d’autant plus de force, le récit de sa vie est aussi intense et passionné que sa musique. Cette œuvre rageuse et déchirante m’a plus qu’une autre amenée à l’empathie, la fraternité, l’amour des musiciens de jazz afro-américains qui ont inventé cette musique que j’ai fait mienne.

Ma musique est vivante, elle parle de la vie et de la mort, du bien et du mal. Elle est colère. Elle est réelle parce qu’elle sait être colère». James Baldwin clame lui qu' » Être noir aux États-Unis, c’est être en colère tous les jours.
Charles Mingus

« Le Cimetière de Prague », Umberto Eco

Umberto Eco par son érudition et sa volonté de défendre la liberté intellectuelle, aurait sans aucun doute choisi le jazz s’il avait été musicien. Eco tisse souvent des références culturelles riches dans ses œuvres, créant une texture intellectuelle complexe. C’est infiniment le cas dans ce livre où l’ironie et l’humour servent l’écriture au nième degré d’un roman historique époustouflant et qui pourrait à lui seul expliquer, théoriser même, l’installation insidieuse mais implacable de l’antisémitisme en Europe, du fallacieux et faux « Protocole » à la diabolique et fatale élaboration de la Shoah par celui qui en deviendra l’investigateur zélé.

« Erik Satie, Correspondance presque complète« , Ornella Volta

Elle offre un regard fascinant sur l’esprit créatif et excentrique du compositeur français du début du XXe siècle que j’affectionne de manière quasi fraternelle. Composée de lettres, cartes postales et notes diverses échangées entre Satie et ses contemporains, voire entre Satie et lui -même, cette correspondance offre un éclairage unique sur sa vie, sa personnalité et son environnement artistique. Ses lettres souvent teintées d’ironie et d’absurdité reflètent son humour subtil, sa critique acérée de l’establishment musical et son attitude non conventionnelle envers la vie. Cette correspondance compilée par Ornella Volta s’avère d’autant plus nécessaire qu’il n’existe à ce jour, assez scandaleusement d’ailleurs, aucune biographie d’Erik Satie.

From Marilyn to Ella…

Comme dans tous les clubs à cette époque, pas de blancs et de noirs au même endroit. Marylin, fan d’Ella en décida autrement.

Voilà ce qu’Ella Fitzgerald en dit : “J’ai envers Marilyn Monroe une véritable dette… Elle a appelé personnellement le propriétaire du Mocambo, et lui a dit qu’elle voulait qu’il me programme immédiatement, et que s’il le faisait, elle prendrait une table au premier rang chaque soir. Elle lui dit, – et c’était vrai en raison du statut de superstar de Marilyn – que cela rendrait dingue la presse. Le propriétaire dit oui, et Marilyn était là, au premier rang, chaque soir. La presse relaya de partout. Après cela, je n’eus plus jamais à jouer dans les petits clubs de jazz. C’était une femme hors du commun – un peu en avance sur son temps. Elle ne le savait pas.”

A l’instar d’un peintre qui délivre sa réalité, « Either way » fut l’occasion de brosser un portrait en noir et blanc et à ma manière de ces deux icones américaines que sont Ella et Marilyn.

Pour aller plus loin, on peut lire « Marilyn, dernières séances » de Michel Schneider (Gallimard) que j’ai adoré et regarder le film Blonde, d’Andrew Dominik, une adaptation du livre éponyme de Carol Joyce, produit par Brad Pitt sur Netflix ; Hollywood lui devait ce film, même si c’est l’anti-mythe, c’est presque violent.  Mais elle a subi une violence incroyable. C’est l’une des femmes de ma vie. Avec Jeanne Moreau, que je chante sur l’air de Jules et Jim.

Shirley Horn, Here’s to life.

Elégante tout en restant dans les thèmes, avec une telle élégance. Cette esthétique me touche. Il reste mon disque préféré.

Pour suivre Anne Ducros

A écouter 

  • 2023 :  Anne Ducros fait son cinéma, avec Benoit de Mesmay, piano & claviers – Olivier Louvel, guitares, saz – Gilles Coquard, basse – Gilles Nicolas, contrebasse – Benjamin Henocq, batterie – Sylvain Beuf, saxophones – Marcel Loeffler, accordéon, bandonéon – Pierre Baillot, duduk, flûtes indiennes – Laurent Maur, harmonica Ad Lib Prod / L’Autre , 11 titres dont Calling You (Bagdad Cafe) – Ain’t Misbehavin’ (Stormy Weather) – Bella Ciao (Bella Ciao) -Les Moulins de mon Coeur (The Thomas Crown Affair) – Parla Piu Piano (le Parrain) – Moon River (Breakfast at Tiffany’s) – Le Tourbillon de la Vie (Jules et Jim)
  • 2020 : Something, Adrien Moignard (guitare), Diego Imbert (contrebasse), Sunset Records
  • 2017 : Brother? Brother! (contient Déshabillez-moi, de Robert Nyel et Gaby Verlor), Ad Lib
  • 2013 : Either way… from Marilyn to Ella, Naïve
  • 2010 : Ella… my dear, Plus Loin Music. Accompagnée de Jean-Pierre Como (piano), Essiet Okon Essiet (contrebasse), Bruce Cox (batterie) et de l’Orchestre Coups de Vent dirigé par Philippe Langlet
  • 2007 : Urban Tribe, avec Ada Rovatti aux saxophones, Olivier Hutman au piano, Essiet Okon Essiet à la contrebasse, et Bruce Cox à la batterie, Dreyfus Records. Onze titres, dont des reprises des Beatles (Sexy Sadie) et d’Otis Redding (Sitting on the dock of the bay).
  • 2005 : Piano… piano, avec Chick Corea, Jacky Terrasson, Enrico Pieranunzi, Benoit de Mesmay et René Urtreger au piano, et Sal La Rocca à la contrebasse, Dreyfus Records. Douze titres dont Les Feuilles mortes (Jacques Prévert / Joseph Kosma).
  • 2003 : Close your Eyes, avec Benoit de Mesmay au piano, Toots Thielemans à l’harmonica, Sarah Morrow au trombone, Benoît Fromanger à la flûte, Olivier Louvel à la guitare, David El Malek au saxophone, Minino Garay et Joel Grâce aux percussions, Dreyfus Records. Onze titres dont des reprises de Serge Gainsbourg et de Pierre Dunan / Bruno Coquatrix (Clopin-Clopan).
  • 2001 : Purple Song, avec Gordon Beck au piano, Didier Lockwood au violon, Sal La Rocca à la contrebasse et Bruno Castellucci aux percussions, Dreyfus Records.
  • 1989 : Don’t You Take a Chance, quartet avec George Brown à la batterie, Bruno Micheli aux claviers, Gilles Nicolas à la contrebasse et Roland Tahon à la guitare, Jtb production, Média7. Il contient huit titres, dont un standard : My Funny Valentine.

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