Culture

Le carnet de lecture de Carl Ghazarossian, ténor, comédien-chanteur, mélodiste

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 21 mars 2024

Riche saison pour Carl Ghazarossian qui prouve aussi la diversité de ses engagements ! Celui qui est irrésistible dans l’opérette O mon bel inconnu, du duo Hahn – Guitry (cd BruZane) a depuis chanté Delibes à Nice, Offenbach à Limoges, La Traviata à Marseille, pour finir avec Le Nozze di Figaro, à Marseille (24 avril- 3 mai) et Eugène Onéguine, à Toulouse (20 juin- 2 juillet 2024). Le ténor lyrique « avec un sacré caractère » a confié à Olivier Olgan son amour du chant en général, et de la mélodie en particulier ; son unique récital le 27 juin à Toulouse et cd Hortus est dédié à Francis Poulenc (Le Coeur en forme de fraise); il révèle toutes les nuances de jeu du chanteur-comédien qui trouve un équilibre subtil entre intelligibilité du texte et nuance vocale pour mieux nous fasciner.

Méfiez-vous de la passion d’un père mélomane si vous souhaitez un fils vétérinaire

Carl Ghazarossian, ténor lyrique Photo Marian Adreani 2024

C’est son père marseillais qui lui a inculqué dès l’âge de cinq ans le virus du chant, l’emmenant partout en Europe pour assouvir sa passion de l’Opéra.
Aussi la montée à Paris pour des études supérieures en classe préparatoire vétérinaire fut vite détournée dans les salles de concert, puis les salles d’apprentissage du chant. Une audition réussie fait basculer son destin.
L’opérette et l’opéra-comique – des pépites comme Les Femmes vengées et Ernelinde, princesse de Norvège de Philidor –  lui permettent de faire ses armes et de ciseler sa voix comme son jeu de comédien. Il entre au Conservatoire alors qu’il était déjà intermittent, part ensuite à Londres pour poursuivre ses études à la Guildhall School of Music and Drama.
A son retour, le chanteur-comédien change de « circuit » lyrique : avec Jean-Claude Malgoire, le ténor embrasse le répertoire baroque ; son Idamante dans Idoménée de Campra et Idomeneo de Mozart. Marc Minkowski lui ouvre Haendel (au Festival de Salzbourg), René Jacobs, Monteverdi (au Festival d’Aix en Provence).

Pour moi, il n’y a pas de différence fondamentale entre opéra et mélodie. Dans l’ensemble, j’ai chanté sur le souffle tout en exploitant davantage mes résonateurs de tête, ce qui est en effet plus difficile à l’opéra lorsqu’on doit incarner des rôles très caractérisés.
Carl Ghazarossian, livret J’aurais voulu être une chanteuse, Hortus

Ténor lyrique, mais « avec caractère »

Sa musicalité polyvalente et sa diction polyglotte l’entrainent dans l’opéra des XIXe et XXe siècles. Sa voix de ténor lyrique « avec caractère » comme il aime le préciser, module aussi si bien sur les graves que les aigus et lui permet d’embrasser large, comme en témoignent ses engagements saisons après saisons : de Verdi à Bizet, de Hahn à Britten. Son jardin de prédilection – qu’il ne souhaite évidemment pas laisser secret – reste la mélodie, genre de plus en plus difficile à chanter sur scène faute de conviction des producteurs de salle.

Quelque que soit le texte, la clarté de la diction est primordiale, partout et tout le temps, mais plus encore dans deux domaines : la mélodie, et l’opérette. Le plaisir que l’on éprouve à l’écoute de ce type d’œuvres provient autant de la musique que de la compréhension du texte.
Carl Ghazarossian

La mélodie à et au cœur

S’il regrette la frilosité des producteurs de salles pour la mélodie, le styliste subtil rappelle que le genre a parfois souffert d’un manque de diction de la part des interprètes.
Pourtant la compréhension du sens est essentielle pour porter les mots – souvent de grands poètes – au public.

 Notre rôle est de leur permettre de saisir le sens des poèmes qui servent de tremplins à la musique. 

Dans un sourire, il rappelle qu’il est aussi satisfaisant de comprendre la prononciation du texte dans l’opéra. Au chanteur, de trouver le bon équilibre entre la diction et l’aisance vocale, la clarté et la fluidité de la ligne… il permet à chacun de pénétrer la profondeur des personnages, dans leur ombre autant que dans sa performance de la virtuosité.
En la matière grâce à la polyvalence de répertoire, le ténor est devenu un maitre, sans œillère entre airs « légers » ou « virtuoses ».

Abolir les frontières de genres

Emmanuel Olivier, pianiste partenaire de Carl Ghazarossian Photo DR

Quant aux œuvres d’opérette « dites légères », leur humour naît le plus souvent de l’association du texte et de la musique, ou du décalage entre ces deux formes de discours : si l’on perd le sens des mots, on perd une grande partie de la puissance comique de la page interprétée !

Convaincu que la mélodie est un creuset d’émotions – de rires aux larmes – à partager, le ténor n’hésite pas à financer ses disques pour continuer à explorer un immense vivier de chefs d’œuvres, mais aussi pour s’exprimer en toute liberté, accompagné du jeu polyphonique du pianiste Emmanuel Olivier, qui adapte son facteur d’instrument – Erard ou Pleyel – pour capter les meilleures couleurs!

En ayant fait la chanteuse, je suis devenu meilleur chanteur…

Même si la voix peut être soumise à de rudes virtuosités techniques étendues sur presque deux octaves du  mythique “Les Adieux de l’hôtesse arabe » de Bizet, l’enjeu reste de faire vivre ses mélodies de l’intérieur. Repris dans J’aurais voulu être une chanteuse, clin d’œil aux fluidités de genre dans le lyrique, ce programme (cd Hortus) lui permet de jouer sur toutes les couleurs de son jeu, au cœur d’un « imaginaire très marqué du féminin (une disponibilité érotique accentuée par l’exotisme, où Bizet rejoint Hugo)« , et les ambivalences de la voix féminine, charnelle et voluptueuse.

Il ne s’agissait pas seulement d’un répertoire, mais en quelque sorte d’un statut, qui a été la cause même de mon envie de chanter depuis mon plus jeune âge: celui de chanteuse. (…) Enfant, si j’ai voulu faire du chant, c’était pour chanter les trois rôles féminins d’Elektra (comme Rysanek), Quickly dans Falstaff et Brünnhilde dans le troisième acte de la Walkyrie.

Mais lorsque j’ai vraiment appris à chanter, au Conservatoire, après avoir dû composer avec ma voix d’après la mue, un autre pan du répertoire s’est ouvert à moi, avec les mélodies et lieder et leurs formidables interprètes. Ce sont elles les véritables inspiratrices de ce disque: Irma Kolassi, Régine Crespin, Janet Baker, Brigitte Fassbaender, Jessye Norman, Felicity Lott.
livret de  J’aurais voulu être une chanteuse, Hortus

Plus récemment, Le Coeur en forme de fraise dédié à Francis Poulenc, joue du rire et des larmes du « moine voyou » qu’il connait bien puisqu’il a remporté en 2000 le prix Francis Poulenc au Concours de mélodies françaises du Tryptique de Paris. Le duo y réussit un émouvant voyage.

Toute interprétation pose la question de ce qu’on reconnaît de soi dans le rôle joué, bien au-delà du genre. Et la mélodie et le lied ont ceci d’intéressant qu’ils laissent autant la possibilité d’incarner théâtralement le personnage que celle de donner le texte presque en citation.

Promouvoir le répertoire français

Ses programmes libèrent une densité d’émotions qui valent bien celles de l’opéra. Si le ténor regrette qu’il n’ y ait plus en France à la différence des anglo-saxons cette tradition du « tour de chant », il mouille sa chemise pour promouvoir ce puissant aiguillon de curiosité et d’échanges de proximité.  Même s’ il ne cache pas sa gourmandise de chanter avec les autres et de partager le travail d’équipe sur scène, il donne le meilleur de lui-même avec les mélodies qu’il traque parfois sur des années pour concocter les programmes les plus brillants. Cet immense travail passionné et exigeant d’approfondissement lui permet d’ extraire une beauté aussi troublante que saisissante. Sauvons la mélodie française !

Olivier Olgan

Le carnet de lecture de Carl Ghazarossian

Wagner, Ring en vingt minutes, Anna Russell

Richard Wagner est mon compositeur préféré depuis tout petit : la première fois que je suis allé à l’opéra, j’avais 5 ans et c’était à une représentation du Vaisseau fantôme à l’Opéra de Marseille avec José Van Dam. Bien plus tard, j’ai découvert cette humoriste britannique Anna Russell, qui excellait dans des spectacles délirants, abordant, comme plus tard Marianne James dans son Ultima Récital, tous les genres musicaux, du Lied et de la mélodie française « for the singer with no voice but great artistry », à la mélodie russe, en passant par le soprano dramatique !
Son analyse du Ring en vingt minutes est un chef d’œuvre, qui enthousiasmera les wagnériens non dénués d’humour.

 La Recherche du Temps perdu

 J’ai constaté, en lisant La Recherche, des similitudes entre le chef d’œuvre de Proust et La Tétralogie de Wagner.

La phrase de Proust se déploie comme celle de Wagner, lentement, avec de riches harmonies. Proust n’utilise-t-il pas d’ailleurs « la phrase musicale » de Vinteuil, comme un leitmotiv amoureux ?
Dans les deux œuvres il y a des moments de contemplation, qui amènent à des révélations émotionnelles (les trois arbres d’Hudimesnil dans
À l’ombre des jeunes filles en fleur et le murmure de la forêt de Siegfried), des flashbacks (Un Amour de Swann et le long récit de Wotan dans La Walkyrie), mais aussi des accélérations dans l’action (la scène de séduction entre le Baron de Charlus et Jupien, au début de Sodome et Gomorrhe ou les vols répétés de l’anneau, dans le Ring).
J’aimerais citer des dizaines de passages qui m’ont profondément touché lorsque j’ai lu ces romans.
Alors, je choisis, quitte à gâcher la surprise du lecteur novice, la fin d’
Un Amour de Swann, où le héros, après avoir ressenti toutes les émotions de son amour pour Odette, s’exclame avec une cruauté désarmante, tant pour lui que pour elle: « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

La Mort de Cléopâtre de Berlioz par Jennie Tourel et Leonard Bernstein 

 Au printemps dernier, je suis allé passer deux semaines en Égypte. Lors de mes visites au Caire et en Haute Égypte, ma mémoire auditive accompagnait les splendeurs que je découvrais: l’air du Nil et la scène du jugement d’Aïda de Verdi, la mort de Didon dans Les Troyens de Berlioz (« Adieu, beau ciel d’Afrique), les airs de Cléopâtre dans Jules César de Haendel. Soudain, aux portes du Temple d’Abou Simbel, surgit le Largo misterioso de La Mort de Cléopâtre de Berlioz:

Grands Pharaons, nobles Lagides,
Verrez-vous entrer sans courroux,
Pour dormir dans vos pyramides,
Une reine indigne de vous ?

 J’avais totalement oublié les audaces harmoniques de cette page, qui effaroucha le jury du prix de Rome en 1829, malgré tout incapable de décerner un premier prix cette année-là, et qui annonce le génie de Richard Wagner.

 Les Damnés, de Visconti 

Encore une saga familiale, presque wagnérienne. D’ailleurs le film a pour sous-titre « Le Crépuscule des Dieux », comme le dernier volet de La Tétralogie. Les personnages sont terrifiants, mais toujours sublimes: Ingrid Thulin en mère incestueuse vénéneuse, Helmut Berger en pervers destructeur, Dirk Bogarde en lâche élégant, Charlotte Rampling en biche aux abois…
La scène d’orgie des S.A. et leur élimination dans un bain de sang, avec en intermède le Liebestod d’Isolde, chanté par un officier bourré, est le point culminant du film. Ivo van Hove en a réalisé une adaptation éblouissante pour la Comédie française.

Camille Maurane

C’est le plus grand interprète masculin de mélodies françaises. Un modèle de diction, de clarté vocale, de compréhension de la poésie. À la sortie de mon premier album « Les Donneurs de sérénades », mélodies sur des poèmes de Verlaine, Renaud Machart m’a fait les plus beaux compliments dans la revue Opéra Mag: « Carl Ghazarossian possède une voix racée, capable de sons charnus et d’exquis pianissimi. Sa ligne est impeccable et sa diction d’un rare raffinement d’intelligibilité. On croirait parfois entendre la perfection d’un Camille Maurane. »

L’Orfeo de Monteverdi, Possente Spirto, par Stéphane Degout

Il y a un peu plus de 15 ans, au Festival d’Aix-en-Provence, j’ai chanté deux petits rôles dans L’Orfeo de Monteverdi, dans une ultime reprise de la mise en scène de la chorégraphe américaine Trisha Brown et sous la direction de René Jacobs. Stéphane Degout y tenait le rôle titre. Son long monologue « Possente Spirto » était bouleversant d’émotions dans cette chorégraphie moderne et abstraite.
Plus tard j’ai abordé le rô
le titre au Kunstfestspiele Herrenhausen à Hanovre, dans une mise en scène passionnante d’Alexander Charim, où Orfeo était un chanteur de rock qui descend aux enfers pour rencontrer son idole Kurt Cobain !

Dans la vidéo de L’Orfeo, chorégraphié par Trisha Brown, c’est Simon Keenlyside, qui interprète le rôle titre et qui y est aussi splendide que Stéphane Degout.

Cher

Depuis plus de 50 ans, dans le domaine de la disco et de la pop, c’est la seule chanteuse blanche capable de rivaliser avec les grandes divas noires. Une vraie voix d’alto immédiatement reconnaissable, un corps de déesse fait pour les robes de Bob Mackie et un sens de l’autodérision hilarant, sans parler de ses talents de comédienne. Je recommande les extraits de son tv-show des années 70, « The Cher Show » dans lesquels elle s’entoure de stars qui partagent sa passion de la scène, de la danse et du chant. Détail amusant: nous avons comme point commun des origines arméniennes et allemandes !

« Naturträne » de Nina Hagen

Une chanson de la reine punk allemande, récemment découverte grâce à une amie mezzo. Jadore la façon dont elle exploite tous les registres de la voix, jusqu’au cri, dans la tradition du Sprechgesang et de l’expressionnisme allemand. C’est un peu la version rock de « Im Abendrot », le dernier des Vier letzte Lieder de Richard Strauss.

Eileen Gray

En 2009, j’ai découvert, à l’exposition de la vente de la collection d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, des meubles en laques, intemporels, oniriques, d’influences orientales et d’une poésie bouleversante : le fauteuil aux dragons et la console aux lotus d’Eileen Gray. J’ai ensuite visité sa Villa E-1027, datant de la fin des années 20, au Cap Martin, restaurée et ouverte au public depuis 2015. J’ai alors immédiatement adhéré au versant moderniste de la designer et architecte irlandaise. Entre ces deux dates, le Centre Pompidou organisa une rétrospective de son œuvre. J’ai fini par acheter, en salle des ventes, des rééditions de deux de ses pièces emblématiques: le fauteuil bibendum et la table E-1027.

Verlaine, Le Bon Disciple 

En préparant notre prochain enregistrement avec Emmanuel Olivier, « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? », mélodies sur des poèmes de Verlaine, je me suis replongé dans la poésie du « Pauvre Lélian ». En relisant les deux recueils contemporains de sa relation avec Arthur Rimbaud, je suis tombé sur « Le Bon Disciple » :

Je suis élu, je suis damné !
Un grand souffle inconnu m’entoure.
Ô terreur ! Parce, Domine !

Quel Ange dur ainsi me bourre
Entre les épaules tandis
Que je m’envole aux Paradis ?

Fièvre adorablement maligne,
Bon délire, benoît effroi !
Je suis martyr et je suis roi,
Faucon je plane et je meurs cygne !

Toi le Jaloux qui m’as fait signe,
[Or] me voici, voici tout moi !
Vers toi je rampe encore indigne !
— Monte sur mes reins, et trépigne ! 

                                                   Mai 1872

Je regrette que ce sonnet inverti (deux tercets, suivis de deux quatrains) n’ait pas été mis en musique. Il est vrai qu’un tel « coming out » amoureux, poétique et esthétique a certainement dû effrayer nos chers Debussy, Fauré et Hahn, peut-être déjà échaudés par le scandale du 15 novembre 1871 à l’Odéon.

Pour suivre Carl Ghazarossian

Retrouver la chaîne youtube de Carl Ghazarossian

Agenda

A écouter

avec Emmanuel Olivier, qui change de facteur de piano selon le répertoire

  • Poulenc, Le Coeur en forme de fraise, avec Emmanuel Olivier, piano Pleyel 1905, Hortus, 2023
  • J’aurais voulu être chanteuse, avec Emmanuel Olivier piano Pleyel 1905, Hortus, 2021 : Claude Debussy Trois chansons de Bilitis, Georges Bizet, Adieux de l’hôtesse arabe, Ernest Chausson, Chanson perpétuelle, Francis Poulenc La Dame de Monte-Carlo / Les Chemins de l’amour, Robert Schumann Frauenliebe und-leben, Maurice Ravel, Cinq mélodies populaires grecques.

Les Donneurs de sérénade, mélodies sur des poèmes de Paul Verlaine, David Zobel, piano Bechstein 1888, Hortus

Opérette

Partager

Articles similaires

Le carnet de lecture de Patricia de Figueiredo : Marion Fayolle, Éric Emieraux, Laurent Wirth

Voir l'article

Le carnet de lecture de Benoit Chapon, artiste multimédium, United Nations

Voir l'article

Le carnet de lecture de Véronique Durruty, artiste visuelle

Voir l'article

Le Carnet de lecture de Romain Leleu, trompettiste, Sextet

Voir l'article