Culture

Le carnet de lecture de Caroline Henry, artiste multimédia

Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 25 juin 2023

« Tous les arts, et même disons tout ce qui convie à une part de rêverie, de douceur, de lucidité, tout ce qui rappelle la fragilité de l’existence, m’inspire ». Sans surprise, le carnet de lecture de Caroline Henry révèle les curiosités et les convictions de cette artiste multimédia convaincue et nourrie des liens fertiles entre toutes les disciplines artistiques. Ce portrait kaléidoscopique éclaire et enrichit aussi le titre de l’une de ses séries photographiques « Ce que tu vis seulement te trace », lauréate du prix du public aux Zooms Photo 2023 et complète l’interview qu’elle a confiée à Anne-Sophie Barreau sur son process créatif.

C’est l’intervalle entre les images qui dessine de nouveaux territoires, ces étendues inédites qui interpellent l’imagination, où finalement il y a plus à projeter qu’à voir.
extrait de l’interview donnée à Anne-Sophie Barreau

Rei Neito, Emotions de Croire, 2017, Maison de la Culture du Japon

Une expo d’art contemporain qui ne me quitte plus,
celle de l’artiste rare : Rei Naito, « 
Emotions de croire » que j’ai vue à la Maison de la Culture du Japon (2017). Il fallait entrer dans l’espace d’exposition au compte goutte, ne pas remplir l’espace quasi vide par ailleurs, retirer ses chaussures, entrer dans l’art comme dans un rituel. Une fois dans la salle, on découvrait avec surprise un grand vide, de minuscules objets, de simples fleurs dans l’eau, des figurines de la taille d’un pouce à côté d’objets torturés par l’explosion d’Hiroshima.
Une leçon d’humilité et de beauté en résonance avec le vide. Inoubliable.

Un balletNelken (les œillets) de Pina Bausch (1982), cet espace scénique flamboyant, entièrement recouvert d’œillets roses qui montaient jusqu’aux genoux des danseuses et danseurs. Cette formidable multitude des corps que l’on retrouve chez Pina et nulle part ailleurs, leurs voix venues des quatre coins du monde, leurs prises de paroles à mourir de rire qui rappellent nos petites manies inavouées, les lignes dansées qui font songer aux rondes, cette expression simple et concentrée de la danse collective.

Une œuvre picturale, allez deux, celle de James Ensor (1860-1949), qui déclina masques, cris, sourires et épouvantes, une franche allégorie de la société humaine. Comme si le cirque et ses figures nous donnaient à voir l’envers du monde.

Puis la seconde œuvre, celle de Jérôme Bosch (?-1516), avec en particulier Le jardin des délices, avec lequel je vis, qui saisit par une imagination hallucinante, par ces détails, par ses hybridations, par ses excès, par son prodige.

Un livre photo, découvert récemment et qui m’a renversée, Metropolia, de Martin Bogren chez Atelier EXB (2022). Un livre sur New York sans New York, mais avec des sensations, des corps qui s’étreignent, qui ont l’air de se demander ce qu’ils font là, des visages qui ne sortent jamais d’une lumière veloutée, ce halo qui brouille les frontières entre rêve et réalité, qui nous renvoient à un pur universel.

Un recueil de poésieL’arbre le temps, de Roger Giroux paru chez Eric Pesty Editeur (1964), offert par un ami, une vraie découverte, de courts textes en prose, des mots qui animent les choses, les font danser, posent les questions qui nous accompagnent toute la vie, et qui grâce aux chocs des images et à une part d’absurde, subliment nos limites. Une voix sublime qui donne à sentir le paysage, l’arbre qui est au centre, l’humanité qui le comprend si peu.

Un roman, allez deux, Don Quichotte, de Cervantes (1605) paru chez GF, que j’ai lu pendant un voyage itinérant au long cours en Amérique du Sud, où il me semblait croiser régulièrement « l’ingénieux hidalgo »… Ce désir de contes et d’aventures en lutte permanente avec les frontières inventées par les adultes, toutes aussi imaginaires aussi, pour vivre en société.

Et Des feuilles dans la bourrasque, de Gabriel Garcia Marquez (1955) paru chez Grasset, qui a marqué ma vie d’étudiante en cinéma et anthropologie, cette histoire d’odieux personnage qui au sein d’une petite communauté reculée doit être enterré et recevoir une digne sépulture alors qu’il a trahi tout le monde. Que faire des tyrans ? Ils doivent être porté en terre comme tout le monde.

Un film, La nuit du chasseur, de Charles Laughton (1955), qui n’a réalisé qu’un unique film, mais quel chef d’œuvre !
Une histoire de butin remis par un père à ses enfants, caché dans un pur symbole de l’enfance : une peluche, où l’ombre est aussi un personnage, où la nuit les enfants traqués par un pasteur, autre grand symbole, se réfugient dans une barque à la dérive, où la rivière devient aussi un personnage.

Un lieu pour voir des films rares,
La Fondation Pathé, où l’on peut se plonger dans la crème du cinéma des premiers temps, beaucoup de films muets, accompagnés au piano en direct par de jeunes improvisateurs pleins de talent, qui font du cinéma pionner un spectacle vivant. Des films où faute de voix, ce sont les corps qui parlent, et où un rythme est fortement cherché dans le cadre et dans le montage. J’y ai vu : La charette fantôme, de Victor Sjöström (1920), et deux films parlants : L’aventurier, de Marcel L’Herbier (1934) et La fille du diable, de Henri Decoin (1946), pures merveilles

Des musiques,
celle du grand producteur africain, Ibrahima Sylla, fils de marabout qui a sillonné l’Afrique enfant et qui plus tard a crée l’immense label : Syllart Records. Presque tous les grands musiciens africains des années 1960 à nos jours l’ont rencontré et ont été poussés par lui. Il a également énormément voyagé en Afrique pour enregistrer les groupes isolés, recueillir cette musique qui aurait aujourd’hui disparu sans son travail acharné. Il a aussi impulsé de précieux métissages entre cette musique africaine et les sons sud-américains, notamment avec le groupe Africando.

Je veux aussi citer l’immense travail de récolte des musiques indigènes chiliennes de Violeta Parra, son art qui mêla ces influences à une grande liberté de composition. La musique et les textes de Mercedes Sosa et de Atahualpa Yupanqui, dont le nom signifie celui qui vient des contrées lointaines pour dire quelque chose, tous deux venant d’Argentine.

Et bien sûr le oud de Naseer Shamma, ces cordes irakiennes qui rappellent parfois le flamenco.

Un artiste brut
Francis Palanc (1928-2015), dont les mots ont donné son titre à ma série photo : 
Ce que tu vis seulement te trace.
La citation complète :

Tu ne traces rien. Ce que tu vis seulement te trace dans la mesure où ce que tu vis est inconnu de tous même de toi.

Fils de pâtissier, il se met à inventer une écriture toute en rythmes et sans signifiant. Il dessine et peint à partir des ingrédients et techniques pâtissières. Bien qu’isolé dans son art, il est invité à exposer. Ses œuvres commencent à se vendre. Il ne le supporte pas, soucieux de son indépendance, il détruit tout.

Quelques artistes sonores…

Kaye Mortley (1943), Australienne, dont une œuvre qui tourne autour du nuage mêle poésie et sciences.

Knud Victor (1924-2013), Danois, qui a crée ses propres micros et enregistrés les plus intimes sons de la nature comme un lapin rêvant.

Felix Blume (1984), sa pièce chef d’œuvre Los gritos de Mexico, sur les vendeurs de rue-chanteurs de rue. Dominique Petitgand (1965) qui a décidé avec une unique matière de prise de sons, de composer et recomposer à l’infini un corpus bien défini.

Pour suivre Caroline Henry

le site de Caroline Henry

La nature vue dans la série Les étendues intermédiaires, 2022 Photo Caroline Henry


Caroline Henry s’expose dans sa série Ce que tu vis seulement te trace, 2023 Photo Caroline Henry

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