Culture
Le Carnet de lecture de David Grimal, violoniste, Les Dissonances, L’Autre Académie, L’Autre Saison
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 24 octobre 2022
Depuis 30 ans, David Grimal donne un sens à son engagement musical en développant des ‘territoires de transmissions fertiles’. Depuis 2004, le violoniste et chef anime l’orchestre Les Dissonances, pour promouvoir l’intelligence musicale collective (concert à la Philharmonie de Paris, le 21 novembre). Depuis 20 ans, L’Autre Saison au profit des sans-abris, offre un concert mensuel – le 11 novembre à l’église Saint-Leu-Saint-Gilles – dont la recette est destinée à la réinsertion sociale. Enfin, L’Autre Académie « Lumières d’Europe » – dont la 1ere édition associe concerts et conférences du 5 au 13 novembre à Paris en accès libre – rapproche la musique des savoirs académiques. Celui qui est convaincu qu’une ‘autre direction’ est possible présente à Singular’s ses valeurs et ses actions de résistance contre la séparation des savoirs.
La musique ne saurait exister au mépris de notre humanité.
Elle ne saurait être réduite à une quête intérieure,
elle se doit d’être en tension avec le monde, ancrée dans la société.
C’est de cette tension nécessaire que naissent les œuvres et les moments d’éternité qui donnent un sens à nos vies.
David Grimal
Créer des territoires où la relation humaine et la musique ne sont pas détruites.
Depuis 30 ans, au-delà d’une solide carrière de soliste, de chef et de pédagogue, David Grimal construit ce qu’il appelle des « territoires fertiles » pour mettre la musique« en tension avec le monde, ancrée dans les enjeux et les défis d’aujourd’hui et de demain. » Celui qui a choisi ce métier par conviction personnelle, a trouvé à 19 ans, élève à Science Po, après le Conservatoire, « un espace dans un métier qui avait du sens pour moi » par la rencontre de son maitre Philippe Hirschhorn (1946-1996) : « Depuis 30 ans, le métier de musicien a évolué au-delà de la caricature, loin des valeurs qui m’ont été transmise. Mais depuis 30 ans, j’ai construit des archipels, des territoires que je trouve fertiles pour l’expression et la relation humaine, j’ai créé des territoires où la relation humaine et la musique ne sont pas détruites. Cela ne veut pas dire que l’on joue mieux mais que l’on s’y sent bien, et le public aussi apparemment. »
Après le COVID, le violoniste estime que ses territoires sont suffisamment forts pour lui permettre de revenir dans un système qu’il veut faire évoluer, avec ses valeurs, ses utopies et ses capacités de résistance à la pesanteur. « Je ne suis jamais seul dans tous les projets que j’insuffle, porte ou initie. »
La dystopie COVID a été un accélérateur de responsabilités
« Personnellement, le COVID qui a agi comme une dystopie a été une occasion de repenser les choses en profondeur. J’ai créé Les Dissonances en 2004 après une traversée du désert, le COVID a été une nouvelle traversée du désert, qui m’a permis de repenser les choses pour les 10 prochaines années. J’ai décidé de reprendre ma place dans le monde musical, et d’y travailler à travers le disque et les concerts , tout en m’investissant encore plus dans la transmission aux jeunes générations puisque désormais je suis passé de l’autre côté. »
L’utopie des Dissonances, engager l’orchestre dans une « autre direction »
Les Dissonances est un orchestre indépendant qui se retrouve pour quelques productions (3 ou 4 projets) par an, soit une quinzaine de concerts par an. « Il reste un festival itinérant, les musiciens se cooptent les uns les autres : le noyau de départ qui en garantie l’identité s’appuie sur une constellation de plus de 250 musiciens investis dans un projet ouvert en constante évolution. »
En mettant trop en avant un orchestre ‘sans chef’, David Grimal reconnait un malentendu de communication et de présentation sur la spécificité de cette expérience humaine et musicale, et rectifie les termes du projet : « Les Dissonances n’ est pas un orchestre sans chef, mais avec un « autre chef » : l’expérience d’une autre forme de direction et d’intelligence collective augmentée. »
Pendant les répétitions, il fait le même travail qu’un chef d’orchestre pour aboutir à un concert « non dirigé »; en d’autres termes, la baguette du chef est remplacée par une « conscience collective augmentée », une responsabilisation très grande de chacun, mais dans un cadre défini par le travail effectué avec les musiciens : « J’explique et connecte la forme, comme une personne extérieure nécessaire pour unifier un orchestre de 100 musiciens. Une fois que les choses sont mises en place au niveau rythmique et en fonction de l’horizon musical que l’on veut atteindre, je reprends ma place pour ce travail collectif de musique de chambre. Tout le travail est de laisser les musiciens se connecter entre eux (ce que faisait Claudio Abbado à Lucerne), leur laisser la main pour qu’à l’issue des répétitions, il n’y ait plus de chef pour le concert. Le résultat est une interprétation collective dans un cadre prédéfini sans lequel il n’y aurait rien de possible. L’intelligence collective est nécessaire parce que mon travail s’appuie dessus. »
La compréhension de la partition devient elle aussi collective,
un but qui me dépasse et qui est l’objet de mon travail ,
que je ne peux atteindre qu’avec tous les musiciens.
Faire émerger une intelligence collective
Dans cette dynamique de transmission, le première édition de cette Autre Académie « Lumières d’Europe » s’appuie sur un vieux rêve, vécu il y a 30 ans, celui de son passage à l’Académie Mozart proche de Prague initiée par Sandor Vegh où l’étudiant pouvait rester le temps qu’il voulait. Mais le modèle que l’« Autre Académie » cherche à réinventer est celui du mythique Festival de Malborough (USA) où les générations jouent entre elles, en collaboration et complémentarité : « Il n’y a aucune verticalité, les échanges d’énergie et d’expériences entre les générations se font spontanément pour cuisiner des partitions ensemble (le senior guide pour lever les obstacles). C’est aussi une insertion professionnelle de jeunes en début de leur carrière qui est en projet, ancrée dans la société. »
S’engager contre « la séparation des savoirs »
Mais surtout cette Autre Académie ouvre les étudiants aux sciences. Cette ouverture, David Grimal le revendique comme une chance, comme celle dont il a bénéficié dans sa jeunesse. C’est aussi la volonté de poser un acte militant contre « la séparation des savoirs qui constitue l’un des problèmes aujourd’hui pour tout le monde, et pour les musiciens en particulier qui sont soit des ouvriers spécialisés ou soit des athlètes de haut niveau, qui n’ont pas eu la chance soit de poursuivre des études approfondies, soit de baigner dans un climat familial culturel. Cet écart vient de la séparation du travail, de l’hyperspécialisation et de la compétition »
Autant de valeurs dans lesquelles le musicien humaniste ne se retrouve pas, convaincu qu’une autre approche de la musique est possible : « Il faut tout faire pour que les différentes strates de la société se retrouvent ; il n’y a que la dynamique de jeter des ponts entre les savoirs pour que les gens arrêtent de se regarder en chiens de faïence sans se comprendre. »Les défis et les enjeux du monde contemporain doivent être résolus
par plus d’horizontalité, de collaboration, de curiosité et de décloisonnement.
Être en tension avec le monde pour ne pas être hors sol
David Grimal est un lucide optimiste. « Tout un cycle de défis oblige la société à se transformer, c’est à la fois très chaotique et très passionnant. Les lignes vont bouger. On est sorti de la société de consensus, pour laisser la place à une société de violences mais aussi de nouveaux dialogues. Le musicien y a un rôle à jouer : On peut réparer, on peut résoudre si on le fait tous ensemble. » et d’ajouter gardant le sens d’une vocation chevillée à l’archet ; « Il faut sortir de chaque concert avec de l’espoir ».
Concrètement, il multiplie les projets, les tentatives de décloisonnements : par exemple, l’un des concerts de l’Autre Académie fait partie de L’autre Saison (le 11 novembre), « il est important que les jeunes musiciens ne soient pas hors sol, reste au contact des réalités. »
On peut toujours jauger un artiste ou un intellectuel à sa capacité de résistance à la pesanteur et à la gravitation.
Tout le reste, c’est de la consommation.
Entre utopie pratique et volontarisme joyeux
Ce qui aiguillonne David Grimal, c’est donner sa chance à celui qui ose se dresser contre les vents de la facilité, à valoriser ce qui met en danger, loin des conformismes et des profils marketés. Ses valeurs y trouvent leur épanouissement. Humainement et musicalement. Sa responsabilité d’artiste assume-t-il est de revenir dans le système pour tenter de transmettre son expérience, ses convictions, de résister en sortant des « directions » toutes tracées, de croire et faire appel à l’intelligence collective, de remettre le concert « au centre du village », avec une dimension humaniste et caritative, donner du sens à l’excellence musicale, ancrée ou en réponse à des enjeux sociétaux, …
C’est cet engagement en toute conscience que fait vivre pleinement ce musicien.
Plus que jamais, cet « autre » voix est à entendre.
Les défis et les enjeux du monde contemporain peuvent être résolus
par plus d’horizontalité, de collaboration, de curiosité et de décloisonnement.
Le Carnet de lecture David Grimal
Troublante identité, de mon ami philosophe Paul Audi, quand l’histoire personnelle rejoint l’Histoire des hommes, livre confession très intime d’un grand philosophe qui nous amène à nous interroger sur nous-même et nos liens à notre propre histoire et qui surtout, à travers le prisme de son vécu, remet en question ce terme valise qui sert de prétexte à toutes les pensées politiques qui séparent les hommes et les femmes au nom de racines chimériques.
A petites touches, de Philippe Cassard. Merveilleux petit recueil d’anecdotes et de souvenirs des rencontres et des événements qui ont jalonné la vie de mon ami pianiste Philippe Cassard. Un ouvrage qui se déguste comme des friandises, écrit avec gourmandise et qui démontre une fois de plus son formidable appétit pour le vie, les gens et la musique.
Pourquoi j’écris, de Georges Orwell. Un court recueil « coup de poing ». Quelques nouvelles et textes de guerre qui témoignent de la lucidité et de l’engagement d’un écrivain, journaliste de guerre. Un livre qui résonne tellement fortement avec l’actualité européenne.
Guerre, de Louis-Ferdinand Céline. De nouveau, un ouvrage qui nous plonge dans l’absurdité, la brutalité des souffrances infligées aux hommes et aux femmes par des systèmes politiques atroces. C’est toujours les chefs qui décident et souvent les soldats meurent par millions avant que leur tête ne tombe…heureusement lorsque la musique commence, lorsque la foule écoute, au moins pendant ce temps-là, c’est l’amour qui nous rassemble….en principe…
Schnabel, le maître de musique. Sous ses doigts on a le sentiment que c’est Beethoven qui joue. Plus de barres de mesures, aucune verticalité, un piano qui gronde, qui chante, qui respire, et une force tellurique qui emporte tout. Schubert par Schnabel, c’est la tendresse, la danse, la poésie et aussi la virtuosité diabolique qu’on a tendance à oublier chez ce compositeur qui a poussé les instruments à leur limite dans ses dernières œuvres.
Le jazz, Miles Davis, la liberté et la rigueur. Des sons reconnaissables entre tous et aussi Miles le chef de meute avec des musiciens tous plus extraordinaires les uns que les autres avec évidemment l’immense John Coltrane. Une époque à laquelle le jazz s’envole vers des voyages spirituels tout en restant ancré dans des rythmes et des harmonies structurées. Miles comme Freddy Mercury ou Jimmy Hendrix, toute une époque d’incandescence et de folie qui fait du bien dans nos temps de formative des cerveau, de politiquement correct et de société du contrôle…
Galerie des Glaces d’Éric Garandeau, mon compagnon de route des Dissonances depuis le premier jour, esprit brillant qui a investi l’écriture et crée des aventures dans des univers parallèles mettant en abîme les absurdités et la folie des mondes qui composent le nôtre.
Pour suivre David Grimal
- Le site de David Grimal
- Le site des Dissonances
Agenda
- Du 5 au 13 novembre : L’autre Académie, Lumières d’Europe : « Si Les Dissonances participent depuis 20 ans à la professionnalisation des jeunes musiciens, elle existe pour les enrichir afin d’en faire « des acteurs des transformations du monde ». L’autre Académie prolonge cet ADN de transmission avec le rapprochement des savoirs. »
« En 1945 Romain Gary publie Education Européenne, premier roman d’une longue série témoignant d’un amour éperdu pour une Europe qui sans cesse se perd. Cette Europe, c’est celle des Lumières, celle des valeurs universelles de liberté, d’égalité, de confiance en l’intelligence. C’est cette fraternité rugueuse, celle des soldats dans les tranchées, celle des artistes et penseurs, celle de nos plus belles réalisations d’hommes et de femmes cherchant à construire l’utopie d’un continent apaisé et uni, libre et fier. C’est de cette éducation européenne là dont il est question. » David Grimal
Des concerts gratuits ouverts à tous
- Mercredi 9 novembre, à 20h Bibliothèque La Grange-Fleuret, Paris
- Vendredi 11 novembre, à 20h Eglise Saint-Leu-Saint-Gilles, dans le cadre de L’Autre Saison
- Samedi 12 novembre, à 11h Petit Palais, Paris
- Samedi 12 novembre, à 15h Petit Palais, Paris
- Dimanche 13 novembre, à 11h et 15h Petit Palais, Paris
Des conférences académiques par de grands savants
- Denis Thouard: Philosophe, Directeur de recherche at the C.N.R.S “L’absolu inaccessible. Le temps du romantisme (1787-1833)”
- Laurent Pernot: Helléniste, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, “Romantiser la musique avec E. T. A. Hoffmann”
- Catherine Bréchignac: Physicienne, Président du C.N.R.S. et secrétaire de l’Académie des Sciences, “Les sciences à la lumière du Romantisme allemand”
- L’autre Saison (Eglise Saint-Leu-Saint-Gilles. Les Margéniaux, association d’aide aux sans-abris, accompagne et finance des projets de réinsertion. Les participations et dons récoltés lors des concerts lui sont intégralement reversés.)
- vendredi 9 décembre, 20h: David Stern et son Opéra Fuoco
- vendredi 6 janvier, 20h: trio Hélios
- 21 novembre : Szymanowski (avec le rare Premier Concerto pour violon), Stravinski et Bartók, Philharmonie de Paris, Les Dissonances
- 11 novembre, église Saint-Leu-Saint-Gilles : une fois par mois, L’Autre Saison, créée il y a presque 20 ans, est dédiée pour et en faveur des sans-abris ; elle a permis de sortir aujourd’hui 250 personnes de la rue. « La musique au monde, c’est aussi la placer dans des lieux dans lesquels elle n’est pas encore présente et ouvrir ces lieux à des personnes qui n’y auraient pas accès. » DG
- le 6 mars 2023, deux nouveaux disques pour La Dolce Volta, Théâtre des Bouffes du Nord.
- Bach : Sonates et Partitas (double CD)
- Prokofiev – Poulenc – Stravinsky : Sonates pour violon et piano avec Itamar Golan
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