Culture

Le carnet de lecture de Jean-Hugues Larché, Filles de mémoire (Serge Safran)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 8 mars 2023

Qu’il est difficile pour un mâle français d’oser écrire un texte érotique sans tomber, dans la caricature de favoriser le patriarcat de l’homme blanc, dans une confusion aveugle avec la pornographie, ou pire une censure larvée faute de distribution. Pourtant, Filles de mémoire (Serge Safran) de Jean-Hugues Larché n’a rien ni d’un brûlot  sadien, ni ne cède aux facilités torves d’un Houellebecq. Le libraire renoue avec une longue tradition d’un exercice littéraire, nécessaire face à la surenchère délétère des écrans et des réseaux sociaux !  Aux questions d’Olivier Olgan, le co-fondateur de la revue Sprezzatura assume le risque de cette aventure, qui ne devrait pas être sans lendemain. 

Votre récit narre 50 ans de rencontres érotiques d’un mâle blanc, est-ce le chant du cygne de celui qui se définit comme ‘un explorateur de l’impossible à dire ou à circonscrire« 

Ce texte romanesque suit le parcours sur quart de siècle d’un homme français né en province. Il n’a pas vocation à être un manifeste mais peut éventuellement retracer un itinéraire intéressant. Il débute dès l’enfance et reste peu exemplaire pour la norme sociale actuelle. Ce qui peut sembler être un chant du cygne a été écrit assez rapidement et dans la joie d’une remémoration de cette initiation érotique.

L’époque ne voit plus l’érotisme que comme une image floue à résolution mécanique et préfère la confondre avec la pornographie. J’espère que ce n’est pas le cas de Filles de Mémoire.

L’érotisme n’est-il pas le dernier rempart  » du discours idéologique des technocrates du progrès » ?

Notre époque a tendance à voir l’autre comme un exutoire à sa pulsion en partenaire rentable et de moins en moins en partenaire de jeu. Omniprésence de l’ultralibéralisme oblige.

Pour qu’il y ait partenaire érotique, il faut qu’il y ait le respect des corps, des paroles échangées et pas que du bavardage ou de la recherche de rentabilité, cela devient rare dans les relations actuelles.

Vous revendiquez de « rendre désir charnel à sa joie », écrire son ou un désir a-t-il encore un espace 

Le narrateur, de sexe mâle, assume sa sexualité sans la revendiquer, il se contente de la préciser et parfois appuie sur cette réalité. Sa pulsion parfois difficile à contrôler reste dans des limites des conduites civilisées. Le continent féminin demeure pour lui, charmant, attirant, fuyant, pas toujours accessible, souvent difficile à suivre. Le désir de rencontres au pluriel se construit donc sur cette attraction qui lui échappe.

La parole libre à propos d’un désir des corps différents est aujourd’hui quasiment inaudible et ce n’est pas dans le cadre d’un club libertin qu’elle se produit !

Le récit du rapport avec l’autre peut-il être compris par l’autre, sans créer le sentiment d’être instrumentalisé ?  

Explorateur de l’impossible est un bien grand mot auquel le narrateur souscrit un temps. Il ne garde aucun souvenir amer de cet impossible mais plutôt celui de la chance d’avoir pu avoir accès à des plaisirs simples et naturels. Cet impossible est devenu aujourd’hui encore plus concret, l’âge passant, l’époque changeant, les rapports entre humains et les humaines se durcissant. Il connait quelques recettes alternatives dont il se sert pour ne pas céder sur son désir, amours tarifés, massages, sublimation par les arts : littérature, peinture, cinéma.

La littérature peut-elle échapper à ce que vous appelez le « nouveau contrôle sexuel obligatoire » alors qu’il semble que le sexe n’a jamais été aussi omniprésent, voir omnipotent ?

Jean-Hugues Larché, auteur de Filles de mémoire (Serge Safran) Photo DR

Si le sexe recule, tant pis ou tant mieux. La demande performative se fait prégnante et déstabilise l’amoureux sensible des corps. Si les technocrates ou les politiques avaient une sexualité intéressante, ça se saurait et se verrait. Ils n’ont que faire des autres, seul les intéressent le pouvoir, l’instrumentalisation d’autrui et le sexe de consommation. La sexualité accomplie n’est pas qu’une technique, elle est essentiellement un rapport de désir, un souffle, une envie partagée – cf le chapitre Musique. Un érotisme en émerge dans le miraculeux hasard d’une rencontre. Chaque rencontre étant aussi mystérieuse que la précédente. Le désir est sans fin et le sexe féminin reste une boîte de pandore pour un homme. Soit. Mais pas de quoi à avoir peur et à vouloir rivaliser. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’il y a trouble et excitation.
Mais le trouble et l’excitation n’existe pas que dans l’hétérosexualité même si cette pratique est en figure de proue dans
Filles de mémoire.

L’oubli des corps, c’est l’oubli de soi et vice versa. Reste l’espoir inaltérable de croiser un corps accueillant, un corps n’étant pas dans le circuit de la virtualité, sans oreillettes dans la rue par exemple, pas rivé sur son portable et ne répondant pas aux sonneries comme un toutou. Un corps encore capable de lire attentivement un livre, d’en parler sans tricher et d’avoir une conversation longue et intéressante. Cela fera l’objet de réflexion pour l’un de mes prochains livres.

S’il y a une place pour le désir, il ne se trouve que très rarement sur les réseaux ou les écrans. 

Sans la littérature, la philosophie ou la sagesse comment sortir du contrôle sexuel ? C’est impossible. Plus les gens parlent de sexe, dit l’adage, moins ils le pratiquent. Le narrateur de Filles de mémoire malgré son obsession ne pratique le sexe qu’en accord de principe et rencontres sensuelles. Ça marche ou ça ne marche pas. Pas question de performance ou de tableau de chasse, seulement le plaisir de la rencontre et plus si affinité. Nulle obligation ni molestation, bondage ou autre fantasmatique individualiste. Même avec des professionnelles du sexe, il garde du respect, et s’il se trompe et que ça tourne court, il rebroussera chemin avec élégance.

Le libertinage façon XVIIIème siècle rend le désir charnel à sa joie.

Les expériences, les conversations ou les récits de cette époque ne pouvaient que produire de l’écrit. La vraie littérature me semble érotique par définition. Proust n’est qu’érotisme, Casanova, Roth, Sapho, Grisélidis Real et Bataille, aussi. Chacun l’est d’une façon très singulière. Mon opinion, peu partagée, est que tout militantisme est anti-érotique par définition sauf s’il s’agit de la splendide Angela Davis ou de Billie Holiday dans son interprétation de Strange fruit. Les chanteuses sont souvent érotiques par définition.

https://youtu.be/Web007rzSOI

Le narrateur parle d’attraction, pas d’addiction, autrement dit d’art et pas de dépendance. Il ne nie jamais le féminin et passe son temps à évaluer ce qu’il peut faire avec. La pornographie reste pour lui l’envers de l’érotisme, l’ultra-féminisme l’envers de la féminité et l’androgynie militante, une revendication pour la confusion des genres.

Qui aurait véritablement envie d’échapper au contrôle global de la société ? Qui pourrait rester en dehors de la fascination qu’exerce l’intelligence artificielle ? C’est la question que pose tout en douceur Filles de mémoire dans l’amour du souvenir des rencontres et de l’incandescence de la mémoire mêlée à l’imagination.

Contre « la pornographie mécanique, ultra-féminisme ou androgynie militante », la littérature érotique est-elle à une chance ou sa disparition est-elle inéluctablement programmée ?

La littérature dite érotique n’accompagne ma tasse de thé que si elle est classique.

Ma préférence va d’abord à Duclos, Les confessions du comte de…, à Crébillon, Les Egarements du cœur et de l’esprit, puis aux recueils poétiques de Verlaine, Femmes ou de Sapho. Et bien sûr, elle remonte à Casanova repasse par Apollinaire et retrouve Les mille et une Nuits ou l‘Ane d’or d’Apulée.

Mon parcours littéraire érotique en zigzags est pluriel comme mon désir pour différents corps féminins qui passent devant mes yeux ou ma mémoire et m’incitent à écrire dans leur sillages.

Propos recueillis par Olivier Olgan

Jean-Hugues Larché est l'auteur du documentaire où Philippe Solers parle de Nietzsche

Le carnet de lecture de Jean-Hugues Larché

Mes lectures favorites ont donc débuté avec Candide de Voltaire, récit abracadabrant et jouissif d’un jeune homme naïf qui traverse ses affres et ses amours avec la même constance.
Puis ont continué avec L’homme révolté de Camus qui y présente les œuvres de Nietzsche, Sade et Lautréamont et développe comme dans Le mythe de Sisyphe le rapport à l’absurde.
Nietzsche ensuite, avec son fameux Ecce Homo qui fait le point sur son œuvre en conscience qu’elle est un apport nouveau à l’humanité. (rien que ça!)

Je me rappelle de la traversée ébahie et passionnante que je fis de Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, pièce sur les faux-semblants de l’amour et de la guerre entre les sexes.

Et aussi le choc que fus pour moi la lecture du Cœur absolu de Philippe Sollers, livre sur le libertinage lettré du côté de Venise en comité réduit.

J’ai aimé, plus récemment, Ma vie d’Isadora Duncan en témoignage de femme artiste aguerrie ou la relecture du Vieil homme et la mer d’Hemingway et aussi Portnoy et son complexe de Philip Roth.

Et je reprends régulièrement les écrits d’artistes : Giacometti, Rodin, De Kooning, Cézanne, Matisse, etc… Je les considère comme très littéraires car très proche du rendu de la pratique artistique.
Je rajoute à ce carnet incarné toutes les interprétations de Vivaldi par Guiliano Carmignola.

Tous les morceaux de Charlie Parker ou de Thélonious Monk et toutes les interprétations de Billie Holiday.

Pour suivre Jean-Hugues Larché

Jean-Hugues Larché. Ce natif de Bordeaux en 1962 exerce aujourd’hui la profession de libraire,  après un métier d’ éclairagiste et régisseur au théâtre du Capitole et Sorano à Toulouse.
Il est co-fondateur et rédacteur en chef de la revue Sprezzatura (2008-2014), « […] Faire preuve en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. » CastiglioneLe Livre du courtisan, 1528.
Il y écrit des textes qui prônent le gai savoir, la désinvolture et le dégagement du nihilisme. Il collabore également aux revues L’Infini et Les Cahiers de Tinbad.

Il est l’auteur quatre documentaires littéraires sur Paris avec Philippe Sollers, François Julien, Stéphane Zagdanski et Malek Chebel.

A lire

  • Le rire de De Kooning, 2019, éditions Olympique
  • Dionysos à la lettre, 2022, éditions Olympique
  • Quintet pour Venise, Serge Safran éditeur, 2023.

Partager

Articles similaires

Le Carnet de lecture de Laetitia Le Guay-Brancovan, auteure et musicologue

Voir l'article

Le carnet de lecture de Mathieu Herzog, chef & Léo Doumène, directeur de Appassionato.

Voir l'article

Le carnet de lecture de Florentine Mulsant, compositrice

Voir l'article

Le carnet de lecture d’Hanna Salzenstein, violoncelliste, E il Violoncello suonò (Mirare)

Voir l'article