Culture

Le Carnet de lecture de Jérôme Pierrat, journaliste, écrivain, Une histoire du Milieu

Auteur : Simon Dubois
Article publié le 3 novembre 2023

Des têtes de voyous, des combines louches, des réseaux tentaculaires : l’histoire du crime dépasse souvent la fiction quand on se donne le mal de la dévoiler. Voilà plus de trente ans que Jérôme Pierrat, historien de formation, s’est engagé, comme journaliste, écrivain, scénariste et réalisateur, éditeur et auteur de BD à démonter les ressorts du grand banditisme tant au niveau national qu’au cœur des mafias internationales. A l’occasion de son nouveau livre, Une histoire du Milieu (La Manufacture de Livre), Simon Dubois a été à la rencontre de celui qui patiemment éclaire une « économie » de moins en moins souterraine.

Voir le loup plutôt que celui qui l’a vu

Jérôme Pierrat démonte les ressorts du grand banditisme. Photo Simon Dubois x Singulars

L’histoire se nourrit de sources écrites. J’avais une approche très universitaire.
Jérôme Pierrat

Depuis 1994, maîtrise d’histoire en poche, Jérôme Pierrat enquête sur le grand banditisme. Avec méthode, il croise informations judiciaires, histoires journalistiques et rencontres sur le terrain avec les acteurs du milieu pour forger un panorama systémique.  La trilogie d’occupations « historique » de la pègre : proxénétisme, cercles de jeu, grand banditisme n’ont plus de secrets pour ses lecteurs.

De la grande Histoire en (petites) histoires, le journaliste en vient à fréquenter les grandes gueules in situ – dans les célèbres tripots qui comptent cent ans de prison accoudés au zinc, ou au cours de déjeuners dominicaux au bord de la Marne – pour comprendre la mentalité, les codes et l’évolution de la voyoucratie. Ici, comme l’écrivain-enquêteur le rappelle à l’envi, « on préfère voir le loup plutôt que celui qui l’a vu ». Le sujet apparaît inépuisable.

Peu friand de la littérature de fiction, le journaliste compile en revanche les documents qui lui permettent de mieux comprendre ses sujets.

Quand je vais dans le pays, j’achète toujours un bouquin sur le banditisme local : Turquie, Serbie, Pays-Bas.

Travailler du côté des voyous

Après une vingtaine d’ouvrages, il a jugé utile de reprendre un de ses premiers livres, Une histoire du milieu : grand banditisme et haute pègre en France de 1850 à nos jours, publié en 2003 aux Éditions Denoël. La version de 2023, De 1850 à 2000 : grand banditisme et crime organisé en France est révisée (la lexicologie change, la « pègre » de papa est remplacée par le « crime organisé » avec sa dynamique tentaculaire et polyvalente) et augmentée par vingt années de fréquentation et de compréhension anthropologique des « mauvais garçons ». Quitte à mettre les mains dans le cambouis. Mais sans complaisance, ni esbrouffe.

Se dessine la face cachée de l’Histoire de France, nourrie non pas de chroniques médiatiques mais de la proximité d’un terrain qui a ses propres lois, enrichi par le contexte économique et géopolitique du mode de vie – partagé – des bandits du XXe siècle. L’alliage réussi entre rigueur académique et réalisation coup de poing se dévore comme un roman noir.  L’auteur y assume un mode de reportage engagé – surtout pratiqué dans la presse par les grandes plumes au début du siècle dernier : Albert Londres et son enquête Au bagne, Joseph Kessel et ses Bas-fonds de Berlin, Blaise Cendrars et son Panorama de la pègre, ou encore Marcel Montarron et Les Grands Procès d’assises. Leur vision holistique et littéraire les distingue des « chantres du milieu », tels que Francis Carco, auteur de Jésus la Caille, ou Aristide Bruant, spectateurs hagiographiques de la culture populaire de leur époque.

Décrypter les codes

La documentation de Jérôme Pierrat Photo Simon Dubois x Singulars

Pour comprendre les « voyous », il faut en entendre, respecter et restituer le langage. Ce sont des codes populaires, croqués par le cinéma des années 1960 à travers les romans adaptés de personnalités souvent aussi troubles que leurs écrits : Albert Simonin, Ange Bastiani ou José Giovanni.

La représentation communément admise du voyou se bâtit dans la presse écrite, le cinéma, la littérature.
La suite est un jeu de miroir.

 La prise de recul permet de saisir la psyché des « mauvais garçons », à travers leur vocabulaire et leurs références auxquels seule une immersion complète permet de se familiariser. Le regard du journaliste devient aussi celui de l’anthropologue, respectueux de leur habitudes. Il lui permet d’accéder, parfois mieux que par des mots, aux ressorts intimes d’une société fermée sur elle-même.

La documentation de Jérôme Pierrat Photo Simon Dubois x Singulars

Je ne travaille pas sur le fait ou l’actualité, mais sur le système.

L’époque guide aussi les pratiques de la pègre. La mentalité change, le folklore du mode de vie traditionnel disparaît. « Il y avait des bars, des boîtes, une géographie du milieu. Aujourd’hui, les mecs se fondent dans la masse. ». Reste le sentiment angoissant qui accompagne la vie des hors-la-loi, fidèlement retranscrite dans le film J’irai au paradis car l’enfer et ici, réalisé par Xavier Durringer (AFCL, 1997).

La réalisation documentaire

La gouaille rieuse, la connaissance et la curiosité garantissent à Jérôme Pierrat un regard curieux, parfois surpris, mais bienveillant – par nécessité – sur les voyous, ainsi qu’une place attitrée de « spécialiste du grand-banditisme » dans les médias. Passé les ouvrages écrits, le journaliste s’essaye avec succès à la mise en image dans des documentaires mettant en scène la crème des années 1960, Caïds story, un siècle de grand banditisme (2011), avec qui il se lie d’amitié.

Les parrains, grisonnants, ne tardent pas à leur présenter leurs successeurs, d’ordinaire en pleine activité – des panoramas glaçants sur des sujets plus qu’actuels, tels qu’évoqués dans Génération Kalash pour les rapports de force dans les cités. On y retrouve notre reporter en chair et en os, posant lui-même les questions aux bandits qui passent devant la caméra.

Cela permet d’emmener le téléspectateur et présenter un travail de journaliste, de rendre la situation plus lisible […]
Je ne travestis pas la réalité. 

L’exercice de ton reste aussi maîtrisé quand il est produit par Netflix : « Le récit ressemble à une fiction mais il s’agit de la vérité raconté par les intéressés eux-mêmes. » En témoigne la rocambolesque histoire de Gilbert Chikli, exposée dans Le Masque (Netflix, 2022) :

Un cocktail tonique de légitimité et de crédibilité

La force de cet auteur tient dans son mode de production artisanal, qui ne s’arrête pas à l’écriture de scénario. Nul besoin d’être « un dur, un vrai, un tatoué », pour prendre plaisir à écouter un véritable expert en « voyous modernes ».

Une pratique de « voyou », des bagnards aux Yakuzas, Jérome Pierrat est aussi rédacteur en chef de Tatouage Magazine Photo Simon Dubois

Cette mise en situation ne peut se contenter d’une position extérieure. Se mettre à la place ne suffit pas, le sujet exige d’accompagner les « voyous » au plus près. Quitte à s’improviser négociant soi-même, comme au Maroc quand Jérôme Pierrat se résout à acheter lui-même son haschich, ou embarquer dans un go-fast pour mener à bien ses projets documentaires, qui pour certains sortiront dans l’année.

Jérôme Pierrat est également rédacteur en chef de Tatouage Magazine. Ses deux sujets de prédilection se sont croisés dans son ouvrage Les Hommes illustrés, le tatouage des origines à nos jours (Decitre, 2000)

Ici, on ne « joue » plus au journaliste, on fait partie de la scène, avec tout ce que cela comporte de risques.
Aussi il ne faut-il pas reléguer les œuvres de Jérôme Pierrat au statut de faits-divers, mais bien en un nouveau prisme pour comprendre notre Histoire. Et l’auteur de rappeler en souriant qu’« une société a les bandits qu’elle mérite ».

Simon Dubois

Le Carnet de lecture de Jérôme Pierrat

Au milieu des quelques classiques du cinéma de voyou, Jérôme Pierrat confie sa passion pour un film de genre très particulier, les films catastrophes tournés autour d’un animal : « Rien que pour les requins, il y en a au moins vingt, vingt-cinq, dont le premier est Les dents de la mer (Rires). »

Quand j’en aurai assez des bandits, je passerai à l’écriture de scénario. Bien que le genre soit très codifié, il faut faire appel à ses propres peurs et arriver à les transmettre, sans verser dans le ridicule.

Le Sculpteur, Scott McCloud (Rue de Sèvres éditions, 2015)

Journal d’un anarchiste cambrioleur, Alexandre Jacob (Sarbacane éditions, 2016)

Guerre des gangs à Okiwana, Kinji Fukasaku (Toei, 1971)

Élection, Johnny To (A Milkyway Image, 2005)

Pour suivre Jérôme Pierrat

Les dernières publications de Jérôme Pierrat

  • En tant que scénariste: Omar la fraise, Élias Belkeddar (Iconoclast, 2023)

  • En tant que réalisateur: Génération Kalach : La Face cachée des cités, Jérôme Pierrat (RMC Story, 2021)
  • En tant qu’auteur : Une histoire du Milieu, Jérôme Pierrat (La Manufacture de livres, 2023)

Pour aller plus loin

  • Histoire du trafic de drogue, Julie Lerat et Christophe Bouquet (Arte, 2020)
  • Joseph Kessel, sans frontières, Julie Beressi (France Culture, 2023)
  • Les Braqueurs, Pascale Pacariello (Arte radio, 2017)

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