Culture
Le Carnet de lecture de Maurice Bourbon, chef de chœur, La Chapelle des Flandres
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 7 mai 2021
Ancien scientifique, Maurice Bourbon anime depuis 40 ans l’Association La Chapelle des Flandres dont la dynamique créative tient à l’équilibre harmonieux des trois ensembles qui la composent : Métamorphoses, Coeli et Terra et Biscantor. Cet outil unique permet à l’ancien géologue d’investir l’immense continent de la musique polyphonique : du XVème au XXIème siècle, de Johannes Ockeghem… à ses propres compositions. Cet immense chef de chœur vient d’achever l’intégrale des Messes du grand maître franco-flamande Josquin Desprez.
Un esprit cartésien
Parmi les grands chefs de chœur de sa génération (Herreweghe, Gardiner), Maurice Bourbon se distingue par son parcours. Loin d’être un enfant de la balle, cet ingénieur géologue (Ecole des Mines de Paris) a mené une carrière scientifique dans la recherche au CNRS (doctorat ès sciences de sédimentologie). C’est aussi en scientifique qu’il a investi la complexité et l’ordonnancement mathématique de l’immense patrimoine des polyphonies vocales : « Je ne suis pas croyant, mais je reste pantois devant l’agencement de ces véritables cathédrales musicales, l’agencement des volumes, les infimes rouages mathématiques qui se répondent, pour aboutir à des œuvres d’une grande émotion. »
Disposer des outils pour faire vivre le répertoire polyphonique
Dès ses premiers pas de musicien en 1983, il crée, aux côtés de Charles Ravier, son premier outil d’interprétation: l’ensemble Métamorphoses forgé pour l’interprétation des chefs-d’œuvre du répertoire a cappella, de compositeurs soit illustres (Gesualdo, Monteverdi, Lotti les motets de Bach a cappella, seule interprétation discographique du genre),) soit moins connus (Antoine de Bertrand). Sa réussite vient d’une volonté assumée « d’approcher par une analyse rigoureuse des différents rouages de la musique et grâce au lyrisme de ses chanteurs, à en restituer à la fois les géométries les plus complexes et une flamboyante harmonie. De 1450 à 1550, les musiciens franco-flamands, Ockeghem, Dufay, de Machaut, Josquin ont véritablement révolutionné la musique, réécrivant de nouvelles règles à la fois harmoniques (la science des accords) et dans le contrepoint (le dialogue, l’interaction entre les différentes voix). Et dans ce domaine, Josquin Desprez est un véritable must.»
Un parcours de serial oiseleur atypique
Trois autres formations suivront pour mieux coller à la formation et l’interprétation à cappella : le chœur de chambre amateur de haut niveau Coeli et Terra, en 1987, dédié à la polyphonie franco-flamande, lui fait entamer une réflexion approfondie sur la forme du concert, en tentant d’en gommer les conventions et de répondre, dans le même temps, aux caractéristiques uniques, spatiales et acoustiques, d’un lieu (Locus solus, Sur un fil, Il était une voix…).
En 1990, en Lozère, un premier outil de formation vocale, Atelier Vocal en Cévennes et un autre outil d’expérimentation sonore, l’Ensemble vocal de Molezon voit le jour. Le concept Biscantor ! ensemble vocal de jeunes adultes dont le nom évoque les éblouissants chanteurs virtuoses franco-flamands s’impose en 2005 pour répondre sous la forme d’un ensemble durable ou d’ateliers opportuns aux carences dans la formation des jeunes chanteurs confrontés aux rigueurs nécessitées par la polyphonie vocale a cappella.
Parallèlement à ces ensembles gérés par La Chapelle des Flandres en Nord Pas de Calais, Maurice Bourbon compose depuis 1998, pour les ensembles vocaux, voire instrumentaux (instruments de verre, accordéon, contrebasse, …).
Une grande œuvre : Josquin Desprez, l’Européen
Depuis en 2006 avec ses troupes, Maurice Bourbon s’est lancé dans un défi titanesque, celui d’achever l’intégrale des 18 Messes que Josquin Desprez (1440 – 1521), a écrit au quatre coins de l’Europe pour le 500e anniversaire de sa mort (le 27 août 2021). Le pari de restituer « dans son jus » la quintessence de la musique gothique flamboyante est en passe d’être tenu. Avec 10 enregistrements de référence, fruit d’un minutieux travail de ressources, d’équilibre des voix et des acoustiques.
« Le chant m’intéresse moins aussi maintenant, au contraire de l’analyse des œuvres, qui me passionne. Aucune uniformité cependant, assure Maurice Bourbon dans ses savoureux dialogues analytiques avec Desprez qui accompagne le livret de chaque disque. grâce aux canons variés, à l’octave, à la quinte, à la quarte, aux « machines » josquiniennes, à l’insertion de blocs homophoniques, et enfin aux différents tempi que j’ai choisis. » Car pour en restituer l’unité, la sérénité et le calme lyrique ou au contraire les feux d’artifice, il y a un travail passionné sur les tempi et les équivalences. Tenace, le chef de chœur peut s’y consacrer pendant un an pour assurer et respecter la fluidité et la variété originales. Avant d’en valoriser la diversité par le choix des tessitures mais aussi du nombre de chanteurs requis, sans oublier les temps de répétitions, le soin porté à l’acoustique et le lieu d’enregistrement. Le résultat de cette tresse de voix toujours réinventée est époustouflant.
Pourquoi Josquin Desprez ?
Il faut partager la passion communicative du sémillant oiseleur septuagénaire et ses convictions éclairantes sur ce génial polyphoniste : « Parce que les messes du 15e siècle sont les grands chefs d’œuvre de l’époque, comparables à ce que furent les symphonies de Beethoven au 19e siècle. Parce que Josquin Desprez est un génie comme il y en a peut-être seulement un par siècle, un esprit universel qui ne s’est pas contenté de faire de la musique de son époque. Ses constructions mathématiques, entre autres, n’ont pas eu d’équivalentes avant deux siècles et les compositions magistrales de J. S. Bach. »
Carnet d’écoute de Maurice Bourbon, chef de choeur
Tous mes coups de cœur sont liés à ma passion pour la polyphonie. Débutée dans ma jeunesse par la découverte, en amateur, du chœur, de l’harmonie et du contrepoint. Ressentis à l’époque sans leur donner de noms! L’harmonie est le vrai langage original de la musique, perception instantanée d’un tout, comme si on pouvait d’un seul coup d’œil “ressentir” un Rembrandt ou un Léonard. Le contrepoint a, lui, son pendant dans l’architecture, avec le sens, l’enchaînement et la superposition des dessins et des volumes.
La recherche de ces deux langages a guidé constamment ma carrière de chef, puis de compositeur. Et j’achève, cette année, un sommet, une somme, de polyphonies, avec l’intégrale des messes de Josquin Desprez, dont les édifices flamboyants sont les dignes pendant des cathédrales gothiques Renaissance du même nom.
Quelques successeurs lointains de Josquin, sur ces sommets polyphoniques :
- Stravinsky et son Sacre du Printemps, génie reconnu par Ravel dès la création,
- Moussorgsky, avec Les tableaux d’une exposition, qui nous font regretter tout ce qu’il n’a pas écrit,
- Dvorak, avec la Symphonie du Nouveau monde, campant plutôt plusieurs mondes,
- Verdi et son Otello, alternant les foules foisonnantes et les airs solistes poignants. Pour ce dernier, identification avec la version du vieux maestro Tullio Serafin et la voix prodigieuse du jeune Jon Vickers. J’ai souvent “rêvé” la présentation du soliste à l’orchestre, dans le pays du Bel Canto, par le vieux chef, avec tous les membres de l’orchestre battant leurs pupitres avec leurs archets… et attendant la prestation de Vickers avec circonspection !
Enfin, la folie du lyrisme et le traitement délirant des thèmes dans les symphonies de Beethoven, qui semble, par ses reprises et ses retours, ne jamais se décider à conclure ! Ou alors, à regret…
Dans la première partie de ma carrière, je fus géologue. La démarche scientifique m’a mené de l’analyse des échantillons et des structures à la synthèse d’une reconstitution paléogéographique d’une marge continentale de l’océan téthysien au Jurassique supérieur et au Crétacé (Briançonnais). J’ai retrouvé presque à l’identique ensuite ce processus dans l’analyse détaillée des œuvres musicales, ouvrant la voie, par une sorte de patient “artisanat musical”, à la restitution et à l’exécution des œuvres.
Mais il n’y a pas que la musique qui a ses polyphonies… La littérature aussi.
A grand peine, j’arrive à isoler trois écrivains. Trois virtuoses…
- Josef Conrad, écrivant dans sa 2° langue, l’anglais, des chefs d’œuvre tels Nostromo ou Lord Jim, partis l’un et l’autre pour être des nouvelles, et romans fleuves à l’arrivée.
- Charles Dickens, tirant les fils des personnes et des caractères avec humour, souvent sous forme de feuilleton, ayant juste une petite idée de la fin de ses romans au moment du début de son roman. Parmi ses chefs d’œuvre, La maison d’Âpre-vent (Bleak house).
- Enfin le magicien Alexandre Dumas, avec son magistral Comte de Monte-Cristo, tissant une intrigue avec mille personnages, dont certains, introduits d’abord furtivement, sont retrouvés, 500 pages après, avec leur évidence et leur importance dans le déroulement de l’histoire !
Trois grands maîtres du suspense…
Je m’aperçois en terminant ce texte que j’ai tout simplement omis le plus grand des polyphonistes. Je vais donc laisser pour finir la parole à ma marraine, qui m’a marqué pour la vie par cet aphorisme : “En musique, il y a Jean-Sébastien Bach ! Tous les autres sont des braves gens !”.
Pour suivre Maurice Bourbon et La Chapelle des Flandres
Le site La Chapelle des Flandres
Discographie sélective
- Bach : Intégrale des Motets, a cappella, avec Coeli et Terra
- De Bertrand : Les Amours de Ronsard
- Bourbon : Messes Petits Z’oiseaux et Ex machina, Déploration de Josquin
- Gesualdo : Madrigaux du Ve livre, du VIe livre
- Josquin Desprez, L’Européen éditions L’Homme armé
- (Venise) Messes Mater patris et Di dadi
- (Cambrai) Messe Ad fugam et credo Quarti toni, Missa amici de Campo
- (Rome), Messes L’homme armé super voces musicales et L’homme armé sexti toni
- (Rome) Messes Gaudeamus et La sol fa re mi
- (Ferrare) Messes Hercules, Dux Ferrariae et Chascun me crie… même Hercule !
- (Condé sur l’Escaut) Messes Pange lingua et de beata Virgine
- (Espagne) Messes Une musque de Biscaye et Fortuna desperata
- (Milan) Messes D’ung aultre amer et Ave maris stella
- (Bruxelles) Messe Faysant regretz et Sine nomine
- (Saint-Quentin) Messe Malheur me bat et L’amy Baudichon
A lire : Josquin Desprez, de Jacques Barbier. Editions L’Homme armé
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