Culture

Le carnet de lecture d’Emma Bovary, imaginé par le pianiste David Kadouch (Mirare)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 21 avril 2022

Bovary c’est moi, revendique David Kadouch dans son spectacle Les musiques de Madame Bovary qu’il joue en tournée notamment le 30 mai à Gaveau et qu’il vient de publier chez Mirare. Avec finesse, le pianiste, passionné de Flaubert imagine les compositrices, minorités silencieuses, qui accompagnent son héroïne, de Fanny Mendelssohn à Louise Farrenc, n’hésitant pas à les commenter avec le même brio que son jeu en valorise la profondeur.

Un jeu subtil de correspondances

David Kadouch est un pianiste rare, mais aussi un grand lecteur.
Après un précédent disque Révolution où il rebondissait sur le récit Les Années d’Annie Ernaux, il s’engouffre à nouveau entre ses deux mondes de prédilection, la littérature et la musique. C’est Emma Bovary, personnage dont la vie tumultueuse et sa quête de sens qu’il consacre son dernier cd (Mirare) et une tournée dans les Festivals d’été. « Le lien entre musique et littérature m’a toujours beaucoup inspiré. insiste celui qui reconnait une identification précoce dés qu’il l’a lu lui qui était isolé de camarades par ses études par correspondance. Les souvenirs, les images que l’on a d’un texte peuvent habiter et faire grandir les notes d’un compositeur. Gustave Flaubert nous décrit la vie intérieure d’une femme forte, fiévreuse de désir, encline aux doutes, et aspirant à une transcendance amoureuse et artistique. »

Sortir de l’ostracisme social, les femmes et les compositrices

Avec une dizaine d’œuvres qui illustre quatre périodes de sa vie, le pianiste-conteur imagine la musique qu’Emma Bovary aurait pu écouter pendant sa courte vie. Aux cotés de Chopin et de Liszt, Il  invoque les femmes compositrices souvent oubliées, Clara Schumann, Fanny Mendelssohn, Louise Farrenc, dont la postérité a été écrasée par le sexisme de l’époque de Flaubert. « Avec cette question en suspens : le destin, le suicide d’Emma Bovary aurait-il pu être évité, si ces créatrices avaient eu la gloire qu’elles méritaient » glisse-t-il dans le passionnant livret insistant sur le piège que réserve son époque aux femmes, qui rend impossible d’être heureuse dans leur condition de femme et d’épouse.

Pour aller plus loin dans cette convaincante « réinvention » d’Emma, il faut aussi lire dans un livret de cd,  le joli texte une fois n’est pas coutume de la romancière Pauline Delabroy-Allard qui croque l’héroïne de façon très contemporaine : « Emma, tu as besoin de la musique plus que tout, tu te plais à en jouer et tu raffoles d’en écouter, quelque chose te dit que tu irais mieux si tu avais la liberté d’en écouter plus souvent. Mais tu ne peux pas. Alors tu restes là, couchée, dans ta chambre, avec les ombres au plafond comme seules amies. »

Le carnet d’écoute d’Emma Bovary, commentée par David Kadouch

(Singulars s’excuse auprès de David Kaddouch, mais propose de faire entendre les partitions retenues … mais jouées par d’autres. Pour écouter son interprétation délicate, il faut se reporter sur le cd ou mieux aux concerts annoncés)

En mai, Emma se marie avec Charles Bovary, médecin de campagne. Cette union est encouragée par son père mais Emma n’est guère enthousiaste. Rapidement, ses aspirations amoureuses ne semblent pas s’accorder avec la vie simple et monotone du médecin. Ce disque s’ouvre avec la pièce printanière et festive intitulée Mai de Fanny Mendelssohn.

La compositrice Pauline Viardot, intime de Gustave Flaubert, muse de l’époque, évoque ensuite l’amour dans la pièce « Sérénade ». Ce morceau d’inspiration hispanisante semble mettre en musique le romantisme passionné dont rêve Emma.

Les 3 nocturnes op. 9 de Chopin, dédiés à la grande virtuose de l’époque Maria Pleyel m’interrogent : qu’aurait pensé Emma de cette virtuose célébrée si elle avait pu la voir en concert ?

En septembre, Emma et Charles sont conviés à un grand bal. Le faste de la fête, la beauté des hommes et des femmes présents, rendent Emma euphorique puis la plongent dans une profonde mélancolie. Sa vie lui apparait trop petite, trop étriquée. L’atmosphère orageuse de la pièce « Septembre » de Fanny Mendelssohn épouse les tumultes de l’âme d’Emma.

La valse à Coppelia de Léo Delibes transcrite par le compositeur Dohnany, légère comme une bulle de champagne raconte le réveil d’une automate aux yeux d’émail pour illustrer l’émerveillement de l’héroïne de Flaubert emportée par la fête.

Vient ensuite l’air « Russe varié », de la compositrice Louise Farrenc. Figure importante de la création en France du 19eme siècle, elle est l’une des premières femmes à obtenir sa classe de composition au Conservatoire de Paris, et même une égalité salariale. Elle ne pourra cependant enseigner qu’aux femmes. Cette pièce, d’une dizaine de minutes, montre l’étendu du savoir de la compositrice, avec un thème mélancolique qu’elle transforme peu à peu à l’aide de variations en véritable hymne, comme une Marseillaise, triomphante et optimiste.

En juin, Emma est atteinte d’une grande mélancolie. Pour lui changer les idées, Charles l’invite à aller écouter Lucia di Lammermoor à l’opéra de Rouen. Emma en ressort bouleversée : le destin de l’héroïne l’a émue mais elle est surtout troublée par la présence de Léon dans la salle, l’homme dont elle est secrètement amoureuse. La pièce « Juin » de Fanny Mendelssohn, profondément mélancolique, mais dont la sérénade centrale fait basculer la narration vers une passion insoupçonnée, semble épouser les tourments d’Emma.

La transcription faite par Liszt de l’opéra Lucia di Lammermoor raconte le destin tragique et romantique de l’héroïne de Donizetti avec laquelle s’identifie Emma.

Et Les variations sur un thème de Robert Schumann de Clara Schumann rappellent cet échange entre Léon et Emma : « Et quelle musique préférez-vous ?» Léon « — Oh ! la musique allemande, celle qui porte à rêver.» Clara Schumann, compositrice, interprète célébrée de l’époque, a cependant mis sa carrière en suspens au profit de celle de son mari. La majorité de ses œuvres n’ont pas été jouées de son vivant et l’artiste était, jusqu’a très récemment, effacée des mémoires. Mais la redécouverte récente de son corpus a révélé qu’un véritable génie était à l’œuvre.

En mars, Emma est endettée, Léon, son amant, l’abandonne. Repoussée de toute part, elle met fin à ses jours en avalant de l’arsenic. Flaubert, lui-même fils de médecin, décrit l’agonie d’Emma : « son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre. » Le vide qu’elle laisse dans le village, dans le cœur de son mari, et dans l’esprit du lecteur à ce moment-là est indescriptible. « Mars » de Fanny Mendelssohn, marquée agitato, dont la partie centrale est un choral sur les mots « le Christ est ressuscité », finit dans une grande apothéose, comme un Hallelujah prononcé dans ce disque au nom d’Emma Bovary.

Je finis sur la pointe des pieds et dans la pénombre, avec le nocturne de Fanny Mendelssohn. Pour remercier Flaubert de nous avoir donné Emma Bovary et pour dire a quel point, après chaque lecture, on aimerait qu’elle reste un peu plus avec nous

Pour suivre David Kadouch

Le site de David Kadouch

A écouter : Les musiques de Madame Bovary (CD, Mirare)

Prochains récitals Madame Bovary

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