Culture
Le dessin d’Ernest Pignon-Ernest insuffle une éthique humaniste dans l’art urbain
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 5 mai 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Pionnier d’un art urbain engagé, Ernest Pignon-Ernest revendique de « provoquer quelque chose » dans la rue avec ses dessins collés. Depuis plus de 50 ans, ses œuvres éphémères interpellent les passants sur les évènements marquants de leur temps. La rétrospective de ses estampes à l’Atelier Grognard de Rueil-Malmaison jusqu’au 13 juin et son exposition à la galerie Lelong début septembre montrent la pérennité et la profondeur d’une éthique qui investit les espaces publics.
Le langage du mur, ou l’atelier-musée à ciel ouvert
Beaucoup s’émerveillent de la modernité du Street Art, oubliant sans doute que des dizaines de milliers d’années avant l’ère chrétienne les hommes des cavernes s’étaient brillamment exercés sur les parois des grottes Chauvet, Lascaux, Altamira… pour ne citer que quelques-unes des plus connues. En accélérant l’Histoire de l’art et en oubliant beaucoup d’autres exemples de traces artistiques en plein air, les dadaïstes et les surréalistes en ont fait leur miel ; « Le mur appartient aux ‘demeurés’, aux ‘inadaptés’, aux ‘révoltés’, aux ‘simples’, à tous ceux qui ont le cœur gros. Il est le tableau noir de l’école buissonnière » insistait le merveilleux Brassai (1899-1984). Dans ‘Graffiti-Le langage du mur’ paru en 1933 aux éditions Minotaure, le photographe rend hommage à cet atelier à ciel ouvert aux images latentes. Son « outil de dissection des murs urbains » s’impose désormais comme le livre séminal pour qui aime la rue et ses expressions de poésie spontanée.
Ne pas confondre avatar égocentrique et démarche esthétique
Cette poésie du lieu manque bien souvent aux graphs criards qui s’imposent dans la sphère urbaine dans des dimensions parfois démesurées, avec parfois la prétention de rivaliser avec le chevalet. Surfant sur les vagues, des villes en mal d’événements populaires incluent dans leurs programmes saisonniers des « festivals » de ses « gribouilleurs » en tous genres ou leur livrent les murs de certains de leurs quartiers, en visant un public réticent à rentrer dans les musées ou friands de selfies qui viennent ainsi gonfler les chiffres de leurs comptes Instagram.
Face à de déversoir anarchique où le pire côtoie le meilleur, la Fondation Cartier a tenté avec ‘Né dans la rue’ en 2009-2010 une taxonomie, d’en extraire une substantielle moëlle esthétique. L’exposition constatait l’extraordinaire vitalité d’un mouvement qui a pris son essor dans les rues de New York au début des années 1970 pour s’inscrire et redessiner toutes les villes du monde. Dans cette vague démultipliée de ‘grapheurs’, souvent suiveurs parfois usurpateurs d’une gloire éphémère, un précurseur à la vraie touche poétique n’a cessé d’engager une dialectique avec le temps et l’espace où s’insèrent ses dessins. Avec une éthique constante revendiquée, Ernest Pignon-Ernest précise : « Je n’expose pas des dessins dans la rue, je provoque quelque chose dans la rue ».
Le dessin comme éthique
Avant d’aller coller une de ses silhouettes, représentations humaines grandeur nature, au fusain ou au crayon dans la rue, Ernest Pignon-Ernest travaille longtemps son dessin, parfois avec des modèles, pour arriver au résultat qu’il souhaite montrer. Jamais dans l’urgence, il prend toujours le temps de méditer sur le lieu où insérer ses images figuratives éphémères, fragiles qui se décollent et se détruisent avec le temps. « Notre champ visuel est envahi par des images de toutes sortes, mouvantes, colorées, qui changent toutes les trois secondes, qui ne sont pas fiables, qui sont d’une certaine façon des escroqueries visuelles… Au fond, le dessin, c’est un choix éthique. Il affirme la pensée et la main, en quelque sorte il affirme l’humain. On peut penser à l’empreinte de la main dans les grottes préhistoriques. Quand j’interviens dans un lieu, j’inscris dans le lieu un signe d’humanité… il n’y a qu’avec le dessin que j’arrive à produire suffisamment d’effets de réel pour qu’ils entrent en relation encore une fois avec le lieu. » confie celui pour qui l’art urbain (terme qu’il préfère à ‘street art’) doit rester initiatique. Ni affiche, ni trompe l’œil, chaque dessin-image s’insère dans le lieu où il est collé. Dans sa démarche, un élément de fiction se glisse subtilement en cohérence et en interaction avec le site qu’ainsi il densifie. Rare point commun avec beaucoup de ses suiveurs, la provocation est collée la nuit et sans autorisation.
Alerter sans mots d’ordre
Né en 1942 à Nice, Ernest Pignon-Ernest est un artiste autodidacte, lecteur insatiable, notamment de poésies. Son travail convoque tour à tour une agora étourdissante de grands poètes tels que Arthur Rimbaud, Vladimir Maïakovski, Antonin Artaud, Robert Desnos, Pablo Neruda, Jean Genet, Mahmoud Darwich, Pier Paolo Pasolini…
L’engagement citoyen par un autre média de cet ancien communiste cherche à bouleverser les mentalités, à ouvrir les esprits sur la réalité du monde. Au fil des années, il alerte ou dénonce ; la menace nucléaire, la guerre d’Algérie, l’apartheid en Afrique du Sud, la situation des immigrants en Europe… mais aussi l’avortement (Tours, Nice, Paris, 1975), les expulsés (Paris, 1979), le sida (Soweto, 2002)… « Je n’ai jamais illustré le politique, mes images parlent de l’apartheid, de l’avortement, de l’immigration, mais ce ne sont pas des mots d’ordre » , précise-t-il. Au fond mon travail parle tout le temps de ce que l’on inflige aux hommes. Ce n’est pas l’illustration d’un discours politique, le mot ‘engagé’ traîne trop de casseroles avec les soviétiques… mais évidemment je ne cache pas que j’ai des convictions. » Ses croquis préparatoires, les photographies, les nombreux ouvrages gardent le témoignage et des traces de ces ‘mariages’ éphémères (dessins-lieux) qu’il laisse toujours sans signature.
Une œuvre qui fait peau avec la mémoire des lieux
Ce fou d’art et de culture fait un travail d’historien dans les villes où il intervient. Il en connait par cœur les sites avant de commencer son travail et en a au préalable déterminé les emplacements d’interventions. Avant d’installer ses figures de papier par exemple, à Naples, il a lu une centaine de livres pour appréhender les 2000 ans d’histoire, en commençant par Virgile. Le lieu fait situation. Ses images sont en relation avec le sol et le sous-sol de la ville et ses dessins semblent pénétrer dans les murs ou en suinter. C’est sans doute pourquoi il ne considère jamais son œuvre achevée car elle continue de vivre en osmose organique avec les murs où elle est appliquée. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle ses dessins ne sont jamais arrachés ou abimés. Les habitants reconnaissent dans son œuvre une mémoire respectueuse de leurs propres histoires qui réveillent des images dans leurs inconscients.
L’image joue un rôle de révélateur, de perturbateur
En Italie, il s’est documenté sur les déclinaisons mythologiques grecques, romaines et chrétiennes. Athée, mais durablement marqué par le sacré, il transfigure et réhabilite le symbolique dans une présence mythique où sont convoqués Ignace de Loyola, Ste Térèse du Bernin Hildegarde de Bigen ou Thérèse d’Avila… L’image joue un rôle de révélateur, de perturbateur. Il restitue l’éternel au précaire, le religieux au profane. « Mon travail tient plus du ready-made au sens où Duchamp l’a inventé que de la figuration. C’est le lieu et le moment que je propose, le dessin, c’est révéler en quelque sorte la réalité du lieu. C’est le fruit d’une réflexion qui veut prendre en compte tout ce qui ne se voit pas d’emblée mais qui est là, l’espace, la lumière, la texture du mur. C’est, en même temps, tout ce qui appartient à l’histoire, à la mémoire, aux traces », précise Ernest Pignon-Ernest qui complète « Je ne fais pas des œuvres en situation, j’essaie de faire œuvre des situations« .
Faire œuvre des situations
Ainsi ‘son’ Rimbaud devenu iconique, imaginé à partir de la photographie d’Etienne Carjat (1828-1906), fut essaimé en 400 exemplaires entre 1978 et 1979 sur les murs entre Charleville Mézières (ville natale de l’écrivain) et Paris. En 2015, observant en profondeur les transformations de la société italienne de l’après-guerre et prévenant des mutations, de la déshumanisation des années 1960, Ernest Pignon-Ernest rend hommage à Pasolini (1922-1975), qui fut une sybille pour lui, avec une mise en abyme du poète et réalisateur assassiné en 1975. Il placarde dans les rues italiennes son portrait, tenant dans ses bras son propre corps sur les murs des lieux mêmes où Pasolini a vécu, à Rome et près de la plage où il est mort.
À Naples, en 1988, il associe Pasolini au Caravage, compagnons d’infortune à trois siècles d’écart. Il défie les interdits en collant la figure d’un chérubin tenant dans chaque main la tête tranchée de Pasolini et celle du Caravage. Chaque fois, les personnalités qu’il fait apparaitre dans un contexte éclairant déterminé, vous rappellent quelque chose de familier et portent en elles un poids de mémoire qui resurgit dans une apparition parfaitement pensée.
Le lanceur de dés
Qui suis-je pour vous dire
ce que je vous dis,
moi qui ne fus pierre
polie par l’eau
pour devenir visage
ni roseau troué par le vent
pour devenir flûte…Je suis le lanceur de dés
Je gagne des fois,
je perds d’autres fois.
Je suis comme vous
ou un peu moins…Mahmoud Darwich(1941 – 2008)
Les poètes font leurs pays
Avec son parcours sur la vie de son ami Mahmoud Darwich (1941 – 2008), comme il l’avait fait avec Rimbaud, Ernest Pignon-Ernest a incarné et donné à voir l’exil, le destin, la guerre, la prison et l’amour, des forces qui nous dépassent. Le portrait du vivant de Mahmoud Darwich annonçait une visite à Ramallah. La mort du poète l’a décidé à donner un nouveau sens à son voyage et de compenser son absence en affichant le portrait du poète sur les murs, dans des lieux symboliques de Palestine. S’attaquer aux murs qui séparent les hommes pour mieux enchanter ceux qui édifient, fondent et les relient. Comme une fresque qui porte la mémoire du monde et l’affrontement éternel de la vie et de la mort, l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest se regarde comme des traces sur la paroi des cavernes millénaires.
Faire de la rue une œuvre
« J’utilise le temps, l’espace, la mémoire. J’essaie de faire de la rue une œuvre, alors que la plupart des gens du street-art font de la rue une galerie, un lieu d’exposition ». Loin d’être cantonné à la rue, Ernest Pignon-Ernest relie l’espace urbain à l’Histoire dans une œuvre cohérente et cultivée, éphémère et anonyme. « C’est dans le non-visible, insiste celui dont la démarche est éprise de modestie provocante et poétique itinérante, que se trouvent souvent les potentialités poétiques les plus fortes. »
Tant-pis si certains trouvent ses dessins trop « académiques ». Son style si personnel se reconnait dans cette cohérence créative avec des lieux signifiants. Un magnifique manifeste d’un grand maître de l’art que les expositions Papiers de murs de l’atelier Grognard jusqu’au 13 juin et la galerie Lelong en septembre permettent d’apprécier à sa juste valeur et qui, sans doute, vous donneront l’envie d’arpenter les rues à sa recherche.
Pour suivre Ernest Pignon-Ernest
Son site officiel
Sa galerie Lelong.
A lire : Pour l’amour de l’amour, figures de l’extase, textes d’André Velter, Ernest Pignon-Ernest Gallimard, 175 p. 35€ 2015. Le corps est l’objet et le sujet de ses explorations, la rencontre avec les grandes mystiques chrétiennes – de Marie-Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, à Thérèse d’Avilane – croise dans un questionnement passionné, sensualité et spiritualité.
A écouter : magnifique interview à France Culture
A voir jusqu’au 13 juin 21, Papiers de murs, Atelier Grognard, Rueil-Malmaison
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