Culture

Le destin d'ange de Francesca Woodman, vu par Bertrand Schefer et Deborah Levy

Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 22 juillet 2023

Entre 1973 et 1981, la photographe Francesca Woodman a créé une œuvre singulière, organisant autour de son propre corps, toujours saisi dans une présence/absence, un vaste réseau de correspondances, qui l’apparente aux surréalistes. Quand la littérature s’en empare, cela donne pour Anne-Sophie Barreau une miniature parfaite sur la « représentation de la forme féminine » chez Deborah Levy dans La position de la cuillère (Éditions du sous-sol,) et une femme et une artiste avançant d’un même pas – les mises en scène de la disparition orchestrées par la seconde n’étant que le miroir inversé de la présence en monde de la première – dans le texte vibrant et poétique de Bertrand Schefer  (Francesca Woodman – éditions POL).

Francesca Woodman, Self deceit, Rome, Italie 1978 Photo George & Betty Woodman

Cette image n’est pas un autoportrait

« L’artiste, Francesca Woodman, nous a donné quelque chose à trouver, écrit Deborah Levy dans La position de la cuillère, réjouissant recueil de textes qui est à la littérature ce que le cabinet de curiosités est à l’art, soit un livre réunissant des choses rares, nouvelles et singulières, au rang desquelles on trouve des exercices d’admiration célébrant celles et ceux, artistes ou écrivains, qui fascinent l’écrivaine anglaise, la photographe Francesca Woodman n’étant pas la moindre. Cette chose à trouver.

C’est une danse, une théorie, peut-être une théorie lacanienne (« la femme n’existe pas »), une fiction, une provocation, une expérience, une plaisanterie, une question sérieuse. Francesca Woodman, comme toutes les filles et toutes les femmes, veut échapper au cadre.
Deborah Levy, La position de la cuillère

L’auteure britannique de trois « autobiographies vivantes«  rend un hommage à la photographe qui pendant huit ans – de 1973 à 1981 – utilisant son propre corps autour duquel s’ordonnent les éléments dans une savante mise en scène des symboles – lumière, objets à portée de main, dimension et éléments de la pièce où se déroule la prise de vue  – a construit une œuvre majeure et éminemment poétique.

Une danse, c’est bien ce que l’œil voit en premier quand il regarde la photo qui illustre les deux pages – pas une de plus, et c’est parfait ainsi, dans cette épure, Deborah Levy vise juste.
Une danse autant qu’un transe – une cérémonie vaudou ? – mais on voit aussi –  allez savoir pourquoi, est-ce à cause des bras ? Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080, Bruxelles et Gena Rowlands dans Une femme sous influence

Une danse qui serait une incarnation de la « représentation féminine »

« Cette image n’est pas un autoportrait » précise l’écrivaine britannique – laquelle n’aurait de cesse, donc, de s’affranchir du cadre – à l’extrême et de façon tragique pour finir, d’aucuns voyant dans ses mises en scène une anticipation de son suicide à l’âge de 22 ans.

Francesca Woodman, On Being an Angel #1, Providence, Rhode Island, 1977 Photo George and Betty Woodman

La femme et l’artiste : revenir à la source

On ne peut pas percer le mystère de celle « qui essaie toujours de se faire disparaître, de devenir vapeur, spectre, trace, un sujet qui s’efface mais qu’on reconnaît » écrit Deborah Levy. On peut en revanche essayer de revenir à la source du trouble, ce que fait magistralement Bertrand Schefer.

Une fascination dont il s’est d’abord défendu. Sa « rencontre » avec l’œuvre de la photographe se fait au détour d’un entretien d’embauche et les choses auraient bien pu tourner court. L’auteur, à cette époque, n’a pas un sou en poche, et ne veut pas voir : « J’ai refermé le livre en me disant n’importe quoi de méchant comme on fait quand on refuse de voir ». Veut-on voir en effet Francesca Woodman « se glissant à travers une stèle trouée, dont une image d’émail à l’effigie du défunt a disparu, lui ménageant une ouverture », ou « nue assise contre un mur, le visage recouvert d’une écharpe, empaquetée », ou encore « collée à l’angle, le corps nu entouré d’un film plastique transparent, à nouveau empaquetée » ? On ne veut peut-être pas voir mais le fait est qu’on est foudroyé par la beauté – « on » car l’auteure de ces lignes ne peut s’empêcher de dire ici le choc qu’a été en 2016 la visite de l’exposition que la fondation Henri Cartier Bresson consacrait à la photographe. Ce « méchant » l’est beaucoup trop pour qu’il ne trahisse pas le trouble.

Francesca Woodman, Untitled, New York, 1979 Photo © George & Betty Woodman

Bertrand Schefer ne veut pas que Francesca Woodman reste un spectre.

Alors, lentement, au fil de son cheminement intime avec l’œuvre de la photographe, il chorégraphie sa sortie du cadre. Il incarne les données biographiques. Les parents sont artistes : « la mère était tout le temps à ses fourneaux dont elle sortait des céramiques qu’elle peignait ensuite, le père torse su s’affairait sous le soleil à des objets plus étranges qui finissaient en peinture ou en photos ». Il donne une large place à la matière géographique : enfance dans le Colorado et en Italie, « Les enfants se voyaient grandir dans le vol Denver-New-York-Rome aller retour », succession de villes, « Denver, Boulder, Andover, Florence, Sienne, Providence, Rome, New-York », l’Italie encore qui a « inscrit en elle des formes et des lumières ».

Cérémonies secrètes

Elle se reflète dans un miroir brisé, le visage démultiplié, lacéré par le verre coupant mais déchiffrable : trois fronts, quatre yeux, trois nez, quatre bouches entrouvertes, coups de couteau en plein le beau visage. On devine le cou entouré de ce qui ressemble à un boa, une caresse douce et légère, un nuage de duvet qui porte délicatement sa tête tranchée.
Bertrand Schefer
excelle à donner à voir par l’écriture les images de Francesca Woodman.

Et il est « bouleversé », et nous avec lui, par la découverte des photos qu’un jeune professeur assistant,  Douglas Prince, fait d’elle dans son studio « déglingué » de Pilgrim Mills à l’hiver 1976 alors qu’elle est étudiante en art. Il s’adresse à elle.

C’était un soudain contrechamp à tout ce que tu avais jamais montré, et un accès nouveau à ta personne. Tu étais simplement là, dans une évidence saisissante, sans apprêt, sans le travail de transfiguration, sans mise en scène, au milieu des détails de ta vie quotidienne qui est encore celle d’une adolescente et pourtant déjà celle d’une artiste incroyablement accomplie. Un désordre de vêtements, de papiers, de tissus, une théière, un chat, tes robes achetées aux puces, et ce visage changeant, mélancolique, parfois rieur.

« Les bottes servent à faire atterrir cette image éthérée, écrit Deborah Levy, et plus loin, je porte des bottes assez semblables alors que je suis en train d’écrire ». « Ses photographies m’enveloppent comme des bras. Ce sont des cérémonies secrètes » écrit Bertrand Schefer.

Francesca Woodman est sortie du cadre.

#Anne-Sophie Barrreau

Pour en savoir plus sur Francesca Woodman

Vous ne pouvez pas me voir d’où je me regarde.
Francesca Woodman

À lire : 

  • Deborah Levy, La position de la cuillère, Éditions du sous-sol, traduit de l’anglais par Nathalie Azoulai)
  • Bertrand Schefer, Francesca Woodman, éditions POL.
  • Francesca Woodman, On Being an Angel sur le site de la Fondation Cartier-Bresson

À découvrir :

  • Les performances filmées de Francesca Woodman Scenes from “The Woodmans”: Music Video © CantaloupeMusicNYC

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