Culture

Le graffiti sans compromis ni censure de Shepard Fairey dit Obey Giant

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 26 octobre 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] De Hope à Nope, de We The People à We The Future, les sérigraphies devenues iconiques de Shepard Fairey alias Obey Giant assument le rôle engagé sociétalement du graffiti, sans compromis et sans bureaucratie, tant par la nécessité de prise de nouveaux murs que par la viralité de ses visuels.  Deux expositions permettent de (re)découvrir la diversité de cet art urbain ambitieux au Spacejunk Grenoble jusqu’au 6 novembre 2021 et Graffiti dans la collection agnès b. à la FAB à Paris jusqu’au 18 décembre.

  

Hope et Marianne, deux icones culte

Obey Giant, Liberté Égalité Fraternité (impression offset)

Vous connaissez probablement sans le savoir Shepard Fairey alias Obey Giant tant certaines de ces œuvres sont devenues des icones du XXIe siècle.  Du ‘Hope’ de la campagne présidentielle d’Obama en 2008, à sa ‘Marianne’ repris par Président Emmanuel Macron à l’Elysée pour sa première intervention télévisée en octobre 2017, ce street-artist historique né en 1970 à Charleston en Caroline du Sud ne cesse de développer un langage visuel audacieux et des performances engagées sur des questions politiques et humanistes.

Plus que jamais, malgré les frontières floues entre art et business, entre puriste et popularité, celui qui en joue volontiers, est convaincu de la portée et de l’efficacité démocratique de l’art urbain. « Le vrai graffiti pour moi, déclarait-il pour le magazine I.D en 2005. c’est juste mettre le travail que vous voulez dans la rue pour que tout le monde le voie sans compromis. Pas de censure gouvernementale, pas de galeriste pour vous rejeter. Il s’agit d’une manifestation pure et sans compromis de votre art et de vos idées, que cela plaisent ou non aux gens. »

Tous les médiums de la propagande et du street art, et au-delà

Shepard Fairey mur Aquarium. (Jesse Costa/WBUR)

Privilégiant la reconnaissance et l’efficacité immédiate de la propagande transcendée par les apports du constructivisme et du situationnisme, l’essentiel de ses œuvres est réalisé avec des sérigraphies et du collage intégrant ou détournant les codes de l’affiche politique (illustration et typographie simplifiées), de la bande dessinée (visuels détourés) et le collage imitant les contours épais de la gravure sur bois. Il puise dans tout l’arsenal des street artists : adhésifs, pochoirs, graff ou peinture murale et collages, qu’il déploie dans les espaces publics sur tous les supports disponibles ; murs, panneaux de signalisation, espaces publicitaires, arrêts de bus…

Obey Giant ne s’arrête pas là. Il n’hésite pas à utiliser tout autre support dérivé : vêtement, accessoires et décoration d’intérieur… exploités à des fins commerciales dont il défend la légitimité : « plus j’ai de projets commerciaux, plus je peux financer l’expansion de la campagne de rue ».

Il s’assume comme ‘un artiste populiste’

« Je veux atteindre les gens à travers le plus de moyens possibles. Le Street art est un moyen sans bureaucratie pour faire ça, mais les T-shirts, les stickers, les projets commerciaux, l’Internet… – il y a tellement de moyens différents que j’ai utilisé – pour placer mon travail devant les gens » complète-t-il.  Si ses sérigraphies du tout début ont toutes été tirées à la main et éditées à peu d’exemplaires, une 100aine, avec le succès, sont venus des changements dans la technique et une expansion des sujets et ses éditions peuvent atteindre aujourd’hui les 450 copies pour chaque œuvre qu’il veut accessibles au plus grand nombre. Les techniques virales sont dopées par les réseaux sociaux même si elles donnent parfois l’impression de s’inspirer de l’artiste -activiste politique Emory Douglas (1943-) connu pour avoir été Ministre de la Culture du Black Panther Party de 1967 aux années 1980…

D’André the Géant, à Obey Giant

Giant star Obey, 1996

A ses tout débuts en 1989, avec d’autres étudiants de la Rhode Island School of Design, Shepard Fairey crée un sticker et des affiches « Andre the Giant has a Posse » (André le géant a une bande de potes, 7 pieds 4 pouces, 520 livres) à l’effigie du catcheur français éponyme, de son vrai nom André Roussimoff (1946-1993). Atteint de gigantisme, son physique hors-norme, lui valut le surnom de Eighth Wonder of the World (la « huitième merveille du monde »). L’image est distribuée de façon sauvage, photocopiée ou sérigraphiée et placée dans des endroits visibles dans leur ville de Providence, puis dans l’Est des États-Unis. Les années suivantes, plusieurs dizaines de milliers sont disséminées à travers le monde.

Ce fut aussi le début des ennuis judiciaires de l’artiste, menacé de poursuites pour l’utilisation de la marque déposée André the Giant. Cette expérience le pousse à créer en 1998 une image plus graphique de la figure du lutteur et de l’associer au label Obey (de l’impératif « obéis »). Son pseudo, nom de graph, Obey Giant vient de cette volonté conceptuelle et duchampienne. ‘André’ continue jusqu’à aujourd’hui à apparaître de façon sporadique. L’étoile à cinq branches avec son visage sont intégrés comme signature dans quasiment toutes les œuvres de l’artiste.

Le media est le message

Obey Giant, Obey Fidelity, 2011

« Le médium est le message », l’artiste est influencé par les intuitions du très visionnaire chercheur canadien Marshall McLuhan (1911-1980). Pour ce théoricien des médias et de la Communication, le canal de communication a plus d’importance pour le spectateur que le contenu lui-même. Le medium devient et provoque une extension des sens, aux impacts cognitifs plus profonds que le contenu/sens perceptible. McLuhan avait aussi annoncé le « village global », un monde où nous serions tous interconnectés dans une conscience globale grâce à des ordinateurs portables de la taille ‘d’audioprothèses’.

Hope, exemplaire du média et du médium

Embrace Justice, Queens University, Charlotte, NC, Photo Jon Furlong

Dès lors on comprend pourquoi Obey Giant assume de se situer à la frontière d’un art politique et de projets créatifs institutionnels ou commerciaux, aux antipodes d’un street-art conçu comme contre-culture.
L’histoire du fameux portrait au pochoir stylisé d’Obama en rouge uni, beige et bleu (clair et foncé), avec le mot « progrès », « espoir » ou « changement (et d’autres mots dans certaines versions) est exemplaire du média et du médium. L’icône a été inventée en 2008  à partir d’une photo prise par le photographe Mannie Garcia (1953-). Il fut d’abord imprimé en tant qu’affiche de rue. Il a ensuite été largement diffusé, à la fois sous forme d’image numérique et d’autres accessoires. Ainsi plus de 200 000 autocollants en vinyle furent imprimés. Après  qu’Obama ait remporté l’élection, le portrait de l’image a été acquise par la Smithsonian Institution pour la National Portrait Gallery.

Mais une fois de plus, même si de nombreuses parodies ont été produites à son insu, Obey Giant s’est confronté à la question d’usage d’une image faite par un tiers. Le litige de copyright fut résolu à l’amiable en 2011….

We are the 99%

Shepard Fairey, We the people, nouvelle campagne

Sympathisant avec le mouvement Occupy (Wall Street), Shepard Fairey a présenté en novembre 2011 une variante de « Hope ». Elle reprenait le célèbre masque créé par l’illustrateur David Lloyd (1950-) inspiré par Guy Fawkes (1570-1606) le membre du Gunpowder Plot responsable d’une tentative d’attentat à la bombe à la Chambre des Lords à Londres le 5 novembre 1605. Le masque est un visage souriant stylisé avec des joues rouges, une large moustache retroussée aux deux extrémités et une fine barbe pointue verticale symbole aujourd’hui des manifestation anti-establishment.  Avec cette nouvelle version, le graphiste a voulu faire passer le message « Monsieur le président, nous espérons que vous êtes de notre côté ». Le mot « HOPE » apparait en gros caractères. Le logo de la campagne Obama a été remplacé par un logo similaire avec l’inscription « We are the 99% ».

De ‘Hope’ à ‘Nope’

La mutation virale du poster est devenue une référence. Huit ans après avoir créé ‘Hope’, Shepard Fairey, en distribue un autre incarnant l’espoir, aux milliers d’Américains qui ont prévu de manifester le jour de l’investiture de Donald Trump. Parmi les milliers d’Américains hostiles au nouveau président qui ont prévu de manifester pendant et après la cérémonie d’investiture du 45e Président des États-Unis, beaucoup brandiront ses affiches, ses portraits d’Américains aux couleurs du pays, de toutes origines et confessions et portant un message d’union : «We the people». Ce sont les premiers mots de la Constitution des États-Unis d’Amérique, « Nous, peuple des États-Unis », suivi de différents sous-titres Defend dignity, Are greater than fear, protect each other.

De We The People à We The Future

Obey Giant, We the future (are earth guardians) sérigraphie

En 2017, il collabore avec l’incubateur Amplifier et des mouvements de changement, des éducateurs et des penseurs innovants pour amener le projet « We The People » dans les écoles et les communautés à travers les Etats-Unis. Ils remettent en question les visions dominantes du monde, mais vont au-delà pour engager un dialogue comme réserve d’idées et d’inspiration.  « We The People » a été repris dans de nombreuses manifestations de défense des droits sociaux entre-autre durant les « Women’s Marches ». Récemment Shepard Fairey a collaboré avec cet organisme pour concevoir la campagne « We The Future », qui met en scène de jeunes leaders de mouvements sociaux. Cette campagne a pour objectif de fournir des équipements scolaires et d’introduire l’art dans plus de 20 000 classes.

Hisser le Graffiti au niveau d’un art 

Shepard Fairey Rock Hill SC

A tous ceux qui lui reprochent au nom d’une pureté « clandestine » révolutionnaire, la dimension extravertie ou les commandes institutionnelles, au mieux , ou au pire d’avoir cédé aux sirènes du marché, Obey Giant balaye les critiques affirmant que le Street Art n’est plus cet objet de marquage clandestin à la limite du vandalisme. « Le graffiti est très libérateur et cela ne devrait pas être réservé au cool underground. C’est une mentalité égoïste. » N’est-ce pas l’ironie d’être un artiste de rue explorant les thèmes de la liberté d’expression et paradoxalement devenant un artiste loué par les marchands dans des buts consuméristes ? Peu importe pour cet artiste pour qui l’essentiel est d’avoir gagné sa respectabilité et sa légitimité à force de créativité, d’initiatives ambitieuses et de responsabilité humaniste.

Déclencher la conversation nécessaire

Obey, Earth Crisis, 2015 à la Tour Eiffel, en marge de la Cop21

« Ma position politique sur la protection de la planète est dictée par mon souci concernant la qualité de vie pour les générations futures. Je ne suis pas alarmiste, mais je pense que les gens doivent comprendre que nous sommes confrontés à une crise mondiale », expliquait-il quand il a présenté sa sphère en 2015 Earth Crisis à la Tour Eiffel, en marge de la Cop21.  Sa conception ouverte, décomplexée de l’art urbain, participe à cette ‘l’esthétisation du monde’ chère à Gilles Lipovestky. Le designer urbain assume un rôle de lanceur d’alerte : « L’art peut créer des conversations là où d’autres médias échouent. S’il aime mes œuvres, peut-être qu’il sera interpellé par le message que j’essaie de transmettre. Si un spectateur aime un de mes murs, s’il aime une installation. Je souhaite qu’elles interpellent visuellement et déclenchent la conversation nécessaire à propos de la protection de notre planète pour les générations futures. »

Avec de tels enjeux, on peut s’attendre que Shepard Fairey reste créatif dans ses « prises de murs » dans ses affiches virales, pour réveiller nos consciences…

Pour suivre Shepard Fairey dit Obey Giant

Agenda :

  • Jusqu’au 6 novembre 21, Spacejunk Grenoble. 19 rue Génissieu, Grenoble
  • Obey Giant – Wk Interact, Peace Goddess, Headache of Bureaucracy, 2007, Vue de l’exposition « Graffiti dans la collection agnès b. » Photo Rebecca Fanuele / La Fab.

    Jusqu’au 18 décembre 21, Exposition collective Graffiti dans la collection agnès b. à la FAB, place Jean-Michel Basquiat, 75013. « J’ai toujours aimé les graffitis depuis ceux que j’ai vus enfant sur le tronc des hêtres dans la forêt de Marly, ou bien ceux taillés dans la pierre de la carrière des Baux par exemple. confie agnès b.  qui donne à voir ses découvertes de 1985 à 2021.  A New York, fin 70 début 80, je me suis passionnée pour ceux qui envahissaient alors la ville et le métro. Je me souviens de SAMO, le tag de Basquiat que je ne connaissais pas encore. J’ai acheté à ce moment-là ou peu après le très beau livre sur les graffs du métro préfacé par Norman Mailer. Ce texte est pour moi très important et très beau. Dès l’ouverture de la galerie en 84, j’ai cherché à montrer ce qui était pour moi un art de la rue, les travaux des Ripoulin (Jean Faucheur, Piro Kao, 3carrés, Ox, Manhu, Nina Childress, Closky et Bla+Bla+Bla) que ceux-ci collaient à l’époque sur les grands panneaux publicitaires du métro. J’aime montrer à la galerie ce qui me frappe dans ce qui se passe « dehors », souligner ce qui me semble important dans cette expression furtive et déterminée. »

Œuvres permanentes :

  • Place Stravinsky, 2é, Paris, Knowledge + Action, grande fresque bleue qui s’étend le long du mur jouxtant l’IRCAM, aux phrases aux accents de devises républicaines : The future is unwritten et Knowledge + Action = Power.  « L’apathie et l’ignorance promeuvent un déclin du civisme, de l’ampleur aux forces qui promeuvent la peur, la division et le nationalisme. commente Obey Grant Nous devons toutes et tous comprendre l’importance de nous éduquer et d’agir pour le futur » 
  • rue Jeanne d’Arc, 13ème, Paris, Rise above Rebel et Delicate Balance

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