Le manteau, de Nicolas Gogol, de et avec Serge Poncelet (Théâtre de l’Opprimé)
Théâtre de l’Opprimé, 78/80 rue du Charolais, 75012 Paris.
Mise en scène & Scénographie : Serge Poncelet et Guy Segalen, la strada & cies
Traduction d’Eric Prigent – Peinture toile d’Anne-Marie Petit
Entre critique acerbe de la bureaucratie et poème fantastique, Le Manteau de Nicolas Gogol offre l’occasion de mêler les genres et de perdre ses repères. A la fois magnifique adapteur et interprète percutant, l’audace de Serge Poncelet est de s’en saisir au sens propre et figuré : il brosse un minuscule, un personnage pathétique plongé dans une société cruelle qui devient par la force du verbe, de la mise en scène et du corps de l’acteur, universel. A ne pas rater d’ici le 18 décembre au Théâtre de l’Opprimé.
«Nous sommes tous sortis du « Manteau » de Gogol.»
Dans un clair-obscur inquiétant, dissimulé dans une vaste cape, Serge Poncelet nous tire par le verbe dès l’ouverture, dans un univers où la frontière entre fiction et naturalisme, entre récit et rêve seront sans cesse balayées. Du haut de son petit bureau minable, le comédien statufié en commandeur boursoufflé nous interpelle : « Nous sommes tous sortis du « Manteau » de Gogol.» Avertissement ou prophétie ? Conseil ou ironie ? Le comédien n’est pas le seul à prendre à son compte le cri de Tourgueniev repris par Dostoïevski ou encore Vladimir Nabokov. Nous voila prévenu !
Tout l’art de Gogol est d’accompagner cette descente aux enfers
par un style qui justement en contient plusieurs et constitue sa marque de fabrique.
Il sait entremêler la fable sociale au burlesque, le tragique au grotesque
pour atteindre au final le fantastique.
Et ce tout en accédant à l’universel, voire l’intemporel.
Serge Poncelet
La vie pathétique d’un homme-mouche
Quelles sont pathétiques les affres d’ Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, bureaucrate exemplaire qui jouit de recopier ce qu’on lui donne à faire sans se poser de questions, sans vouloir d’autres responsabilités ! Obligé de changer de manteau, de lever sa tête de son écritoire, à force de privation il réussit non sans mal à s’en procurer un neuf… Cette acquisition va changer la perception de ses collègues et supérieurs. Alors qu’il croit à une vie nouvelle, le manteau lui est volé, … A perdre cet espoir, sans aucun recours auprès d’autorités aux abus d’incompétentes, il en perd la vie…
Ainsi disparut pour toujours un être que nul ne chérissait,
qui n’intéressait personne et n’avait pas même éveillé l’attention
d’un de ces naturalistes qui ne manquent pourtant jamais d’épingler
un simple mouche pour l’observer au microscope.
Nicolaï Gogol
Décrire simultanément le monde et les mensonges du monde.
Ce n’est pas seulement le portrait d’un homme « sans qualité » sans perspective qu’un présent dénué de tout sens que dessine en 1843 Nicolaï Gogol (1809-1852). « Ce n’est pas le portrait d’un homme que dessine Gogol, mais celui d’un monde dans lequel certains hommes ne peuvent pas vivre. Il ne dit même pas que c’est une honte. Il rit de ceux qui peuvent y vivre. » souligne Guy Segalen, co-metteur en scène.
La critique de Gogol qu’éclaire la mise en scène et la scénographie de Serge Poncelet et Guy Segalen est poussée à ses limites de l’absurde faisant vaciller l’ordre du monde, entendu à la fois comme ordre des choses et ordre des hommes, pour mieux en révéler l’arbitraire et l’angoissante vacuité. Ils nous rappellent que dans la sainte Russie, de Gogol à Poutine, tout le monde singe et parodie son chef. Et reste insensible à toute humanité.
Une fusion de commedia dell art et de cinéma muet
Avec son petit costume étriqué et toupet de petit clown blanc, Serge Poncelet fusionne avec bonheur tous les ressorts de son art, mime, clownerie, diction et mise en scène au cordeau. Il ballade le spectateur à un rythme diabolique de la commedia dell arte, au poème fantastique, des clins d’œil au cinéma muet au pathétique brechtien. Il y met du Charlot dans le personnage pathétique, du Buster Keaton dans cette physionomie gauche, et du Sganarelle dans le fol espoir incarné par le manteau.
Le tout dans une allure de pingouin : « Un corps empêché, rigide, avec des petites mobilités de la tête, des mains, des pieds et de ce fait, une certaine virtuosité en réduction, une surexpressivité de ces membres résumés. Cet être, il ne faut pas le rendre plus proche de nous mais plus vrai pour nous, c’est-à-dire que nous partagions avec lui des zones d’humanité importantes mais pas forcément repérables immédiatement » souligne Guy Segalen.
« Le brusque changement d’échelle produit parfois des effets vertigineux. Et la précision naturaliste, voire entomologique, de la description, permet de faire une place, sous couvert d’exactitude scientifique, à l’obscénité. (…) L’audace de Gogol consiste à faire une place aux minuscules, à l’à peine discernable, à l’inavouable, qui entrent en littérature dans un genre qui n’est ni burlesque, ni picaresque. » souligne Le vertige du détail dans les récits pétersbourgeois de Gogol, Déborah Lévy-Bertherat Revue de littérature comparée 2009/3 (n° 331)
La mise en scène – s’appuyant sur une toile peinte fantastique d’Anne-Marie Petit, lorgnant sur les lignes de fuites de Munch – tantôt écran d’ombre et de projections – se joue du renversement constant des hiérarchies et des limites entre du quotidien à l’onirique, du satirique au bouleversant entre l’insignifiant et l’important. Fidèle à Gogol, elle jette un brûlot d’humanité dans une subversion sociale et politique intacte. Si l’ironie cruelle de l’âme russe est le fil rouge de ce spectacle, la violence de classe broyant les « sans dents » comme disaient certains est aussi à l’œuvre.
«Résumons-nous: l’histoire chemine ainsi: marmonnement, marmonnement, élan lyrique, marmonnement, élan lyrique, marmonnement, élan lyrique, marmonnement, apogée du fantastique, marmonnement, marmonnement, puis retour à ce chaos dont tous étaient issus. A ce niveau extraordinaire de l’art, la littérature n’a bien entendu pas à se préoccuper de plaindre les opprimés ou de maudire les oppresseurs. Elle fait appel à ce puits secret de l’âme humaine où les ombres des autres mondes défilent comme les ombres de navires inconnus et silencieux.» écrit Vladimir Nabokov dans Nicolas Gogol (traduit chez Rivages)
De par sa force tellurique, l’incroyable prestation de Serge Poncelet et les enjeux réflexifs qu’il autorise, il faut voir ce spectacle au plus vite.