Le Voyage en train, Paysages et histoire au rythme du chemin de fer (Musée d’arts de Nantes)
Le chemin de fer a participé d’une transformation considérable de la sensation,
de la conception et de la représentation de l’espace et du temps,
qui renvoie à la fois à une pensée de l’Histoire
et à une expérience très concrète et quotidienne du monde.
Jean-Rémi Touzet, Directeur du musée des arts de Nantes et commissaire
Entre mythe, volonté et machine
De même que Le triomphe esthétique des lumières industrielles, sous-titre de l’exposition Les Nuits électriques au Muma Le Havre (2020) ne parlait, ni de technologie, ni de design industriel, Le Voyage en train, parcours et catalogue conçus sous la direction de Jean-Rémi Touzet se concentre – et réussit à valoriser – l’ enjeu tant esthétique qu’anthropologique de la transformation de l’imaginaire des voyageurs ferroviaires.
Au cœur de ce catalogue revient la même question d’un art qui s’empare du train comme d’un motif,
mais aussi comme d’un modèle à imiter ou à subvertir, pour se positionner dans l’espace-temps.
Face à un agent qui a modifié notre culture visuelle et a fait de nous des voyageurs en puissance,
c’est bien le rapport de la subjectivité en art qui est au cœur du propos de cette exposition.
Jean-Rémi Touzet
Déplacer les lignes du paysage
Objet de suspicions teintées d’ incrédulité, de dangers potentiels voir d’hostilité, – Charles Baudelaire voyait dans la machine un ennemi symbolisant le triomphe du matérialisme – le transport ferroviaire bouscule d’autant les sensations, que l’innovation technologique s’installe rapidement au sens propre et figuré dans le paysage. « Le train ne donne à voir que des premiers plans flous, des choses indistinctes, des « impressions » qui réinventent les perceptions du territoire » insiste François Jarrigue dans son essai Un choc ferroviaire. Les chemins de fer deviennent le support de la civilisation occidentale, la manifestation de sa supériorité, de sa capacité à dominer le monde physique, tout en annonçant l’ère de l’abondance et de la mobilité. »
Avec la vitesse, les notions de paysage, de mouvement, de temps se voient bouleversées autant par l’irruption de cette machine que l’accès à nouvelles perceptions et formes d’imaginaires que les artistes vont autant relayées que formalisées. À partir des années 1820, le chemin de fer n’a pas simplement permis aux artistes d’accéder plus facilement à des sites jusqu’alors reculés (tant en France qu’à l’étranger), il a aussi fondamentalement transformé l’expérience temporelle en tant que telle.
Les fumées des locomotives sont soit riantes et légères,
signes de prospérité et de progrès, soit plus sombres,
symbolisant la noirceur persistante de la nouvelle ère industrielle
dont le train devient un marqueur.
François Jarrigue dans son essai Un choc ferroviaire.
Ce qui n’empêche pas – de Van Gogh à Cézanne – de marquer et de jouer sur une tension profonde entre chemin de terre, chemin de fer et chemin céleste. « Le train est ainsi un fragment du voyage pictural d’un peintre entre le nord et le sud, entre son voyage sur terre et l’au-delà qui l’appelle. » ajoute Jean-Rémi Touzet dans son essai Sur la rue passe le chemin de fer sur Van Gogh et la voie ferrée.
Du temps mythologique figé à la dramaturgie de l’instant mécanique
Au fil de l’intégration du train dans les imaginaires, des contrechamps critiques se multiplient à l’image esthétisée et parfois aseptisée de l’impressionnisme qui est, à la fois image-espace et image-mouvement l’enfant des chemins de fer. Des figures plus désenchantées se multiplient où le chemin de fer devient une figure plus ambivalente de la ville industrielle et son extension inexorable, plus exacerbée aussi.
Avec le futurisme qui proclame que « la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse » s’installe une dramaturgie des locomotives-monstres et des trains-ouragans, modernisée selon les codes de la stylisation cubo-futuriste, ressuscitant les images archaïques de « la bête de feu et de lumière ».
Le surréalisme va plus loin « Le rapport du surréalisme au train, une subversion du machinisme, de l’histoire et du progrès ? Mais révélateur d’une poétique du Deep Time, le train enfoui dans la forêt ne cache-t-il pas un écosurréalisme ? » évoque Thierry Dufrêne, Gare aux fantômes ! Le surréalisme et le train.
Le train participe d’une vaste mutation de la visualité
Le Voyage en train est aussi pour les artistes l’occasion de changer de perception du paysage puisqu’il devient animé ce qui les entraînent à dépasser une vision purement descriptive pour atteindre une essence invisible. L’artiste cherche à enregistrer comme un souvenir un fragment de leur impression de voyage ou repensant à l’aune de leur propre mouvement celui du monde qui les entoure, préférant à la définition et à la profondeur, l’impression, le rythme et le flux.
L’alliance des sensations visuelles et sonores et l’accord profond des machines avec leur environnement humain et naturel renoue « avec la grande utopie universaliste et espérantiste dans laquelle avaient baigné dès l’origine toutes les technologies de communication, dont le cinéma et le chemin de fer, promus par leurs partisans respectifs et souvent communs comme les facteurs d’unité d’une humanité rapprochée par le temps et par l’espace » prolonge Arnauld Pierre, dans son essai, Pluie, vapeur et vitesse, Un programme pour la modernité. La modernité des langages orphistes et musicalistes se montre ainsi particulièrement adéquate pour transcrire les impressions sensorielles du voyage en chemin de fer.
La mécanique ferroviaire du cinéma
Les enseignements de la mobilité est accentué rapidement par le cinéma dont le sujet ferroviaire domine dans le cinéma des origines avec L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat filmée à l’Été 1897 et projeté le 10 octobre 1897. « C’est dans l’enregistrement de la mobilité des machines que le cinéma s’éprouve comme art du mouvement et qu’il est quintessentiellement lui-même. » insiste Arnauld Pierre. La brèche ouverte par Turner se prolonge un siècle plus tard non seulement à travers le cinéma, mais avec les avant-gardes constructiviste, du purisme et de « l’esprit nouveau ». Ils intègrent la métaphore ferroviaire comme signe incontestable d’adhésion aux idéaux communicationnels de la modernité.
« Le nouvel état visuel » du monde moderne est celui de la signalisation et de la signalétique.
Plus inattendu, en effet est le rapprochement de grammaire visuelle du suprématisme, de formes élémentaires (carré, disque, croix) dont l’« économie » – la notion est essentielle chez Malévitch –à celle de la signalétique ferroviaire. « À partir du modèle héraldique et emblématique du signal, se met ainsi progressivement en place une généalogie de la couleur moderne qui, depuis l’impressionnisme jusqu’à l’abstraction géométrique, débouche sur la constitution d’une langue oculaire directement communicable et dont le caractère international s’identifie avec les idéaux universalistes de la modernité. » écrit Arnauld Pierre, dans son article, Signaux. L’espéranto visuel de la modernité.
Avec cette remarquable synthèse, Le Voyage en train n’a fini d’ouvrir de nouvelles perspectives : comme celle esquissée d’une plus vaste histoire de l’utopie sémiotique de l’abstraction considérée dans le champ élargi de la culture visuelle et dans ses rapports avec l’imaginaire façonné par les mutations technologiques et communicationnelles du monde moderne.
En d’autres termes, souhaitons qu’un voyage en train n’ a (jamais) finit de vous surprendre !
#Olivier Olgan
Pour aller plus loin
Catalogue : sous la direction de Jean-Rémi Touzet, commissaire d’exposition, Éditions Gand Snoeck, 35 €. Nourri d’une richesse de points de vue anthropologiques, culturels et artistiques, il constitue une indispensable synthèse du temps de la peinture et de la représentation, intimement lié à celui des chemins de fer.
Plus d’une douzaine d’auteurs esquissent de temporalités différentes : de la société au récit intime, du temps social à celui de la création. Révolution technique, le chemin de fer en bouleversant le rapport à l’espace et au temps et en intégrant de nouvelles infrastructure au paysage - rails, ponts et gares – fut aussi une révolution esthétique.
La catalogue suit les deux parties de l’exposition : La traversée du paysage avec ses variations, Le train dans le paysage, le paysage vu du train ou encore le paysage graphique des signaux ferroviaires, comme autant de points de vue sur la transformation du paysage liée à l’arrivée du chemin de fer. Le temps et le contre-temps interroge différentes séquences temporelles : Le temps du quai, le temps du wagon et le temps de l’histoire ; toutes ces temporalités indissociables du voyage en train.