Culture
L’empathie résistante de Myriam Boulos, entre documentaire lent et imagerie intime
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 11 février 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Témoin aigüe du chaos endémique du Liban et de Beyrouth avant et après l’explosion du 4 août 2020, la timide Myriam Boulos fait preuve de toutes les audaces avec son appareil photo. Son travail photographique affiche une empathie résistante, pour Marc Pottier sans concession pour les pouvoirs, ni artifice pour capter l’humanité. Elle compte dans la sélection de la 5ème édition 2021 du Prix AWARE pour les artistes femmes du XXe.
Le désir de photographier la condition humaine
« Je ne suis pas qu’une femme, je ne suis pas qu’arabe, c’est beaucoup plus complexe que ça. » Myriam Boulos nous entraine dans ses revendications en soulignant qu’il n’est déjà pas évident de définir la représentation du Liban de sa naissance dont l’essence même demeure tellement fragmentée et schizophrène. La photographie ? « C’est la seule chose dans ma vie qui a été simple, parce que la photo est un médium qui rend tout fluide. C’était (et c’est encore) la chose la plus naturelle. Je suis timide, et la fascination que je porte pour les gens est mêlée à une peur. Les photographier c’est une façon d’aller vers eux en restant à l’aise, c’est mon langage. » Mais a-t-elle si peur que cela ? Elle qui, depuis plus de 10 ans, n’hésite pas à montrer la révolution libanaise (thawra), le mouvement citoyen en bataille contre un gouvernement corrompu qui est depuis plus de 30 ans incapable de subvenir aux besoins les plus fondamentaux de son peuple.
Sa façon sans filtre de participer à la vie
Myriam Boulos montre l’urgence de la vie, de la ville, de l’histoire tout s’ancrant du côté de l’intime. Dans ses clichés, se mêlent amour et violence : « Comme un questionnement sans fin sur l’intimité d’individus combatifs et jamais vraiment asservis. » Le temps semble comme suspendu montrant aussi bien la révolte qu’un baiser ou un simple regard. « La photographie a toujours été une de mes façons de participer à la vie : à travers mes images je documente et représente ma façon de vivre la révolution. (Certaines personnes tiennent des pancartes avec des slogans, certaines personnes crient ou chantent, d’autres personnes brûlent des pneus… Je fais des photos.)”
La photographie reste toujours un échange
Sa soif de curiosité se nourrit de ses plongées sans idée préconçue dans toutes les réalités de la ville. Ses photos tendent un miroir à sa génération et souligne l’ambiguïté des relations entre vérité et simulation. « Pour moi la photographie est une façon de résister à toute forme d’oppression normalisée. Un exemple très simple : Un soir, je rentrais dans ma voiture après une soirée que je photographiais. Un homme s’est collé à ma vitre, m’a regardé dans les yeux et a commencé à se masturber. J’ai pris ma caméra, je l’ai photographié (avec mon flash direct évidemment) et j’ai démarré. ». Sans tabou, entre art, photographie de la rue et résistance, pas le choix et pas le temps d’hésiter !
La photographie, le médium idéal pour conserver des traces de vie
Myriam Boulos est née à Beyrouth après la fin de la guerre, en 1992, ville où elle continue de vivre. Si des traces de guerre apparaissent dans son travail, ce n’est pas le cœur d’une œuvre qui dénonce avant tout les inégalités sociales et économiques, le poids du patriarcat, l’immobilité de la société, sans hésiter de plonger dans l’intimité de sa génération. « J’ai toujours essayé d’explorer la complexité de la société libanaise à travers la photographie. Ça a toujours été un moyen de sortir de ma petite bulle et de questionner les contradictions et la fragmentation de la société de laquelle je fais partie. » confie-t-elle à Singular’s. Cette artiste à la vocation précoce, précise : « A 16 ans j’ai rencontré une fille qui avait une caméra sophistiquée. Lorsque j’ai dit à mes parents que je voulais la même, ma mère m’a répondu que je devais commencer par développer mon œil, mon regard. Depuis ce moment, la photo est devenue la chose la plus évidente dans ma vie. Dès mes premières photos mon approche a été un mixe de documentaire et de journal intime. »
La tentative de penser est déjà, en soi, une esquisse d’échappement
Certaines de ses photographies la rapprochent du photographe allemand Wolfgang Tillmans (1968-) qui, en abordant les thèmes liés aux modes de vie de ses contemporains, investit aussi les sujets traditionnels de la photographie pour en renouveler l’approche et la perception. Mais les mentors qu’elle cite sont bien différents : « Gilles Deleuze (1925-1995) ! Et les gens qui m’entourent, ma famille, mes amis. Sinon les rencontres, avec des inconnus, avec des films, avec des sons, avec des objets… » On comprend mieux ce qui la relie au philosophe quand l’introduction du webdeleuze affirme : « La Pensée-Deleuze est aussi cet acte de résistance. Dans la régression politique généralisée qui nous enserre, entre la Bêtise suffocante et la Servitude volontaire de la majorité grégaire, la tentative de création d’un espace diagonal, tout simplement la tentative de penser est déjà, en soi, une esquisse d’échappement. »
Photographier avec ses tripes, la leçon de Lisette Model
Dans d’autres interviews précédents elle citait aussi le vaste travail documentaire sur la société occidentale doublé d’une satire de la vie contemporaine démasquant le grotesque dans le banal de l’artiste anglais Martin Parr (1952-). Elle évoquait aussi Bruce Gilden (1946-), un ‘street photographer’ (notion fourre-tout, assez mal définie, qui recoupe la photographie documentaire, sociale et le photo journalisme) , tout comme les images sans concession mais chargées d’humanité de Lisette Model (1901-1983). Cette dernière avait pour coutume de dire à ses élèves : « Photographier avec vos tripes« . Myriam Boulos a retenu la leçon. « En général j’aime les artistes qui ont une patte, une grille de lecture particulière. J’adore le travail de Romy Alizée (1989-) » Une autre artiste sans concession qui se définit sans ambages sur son site comme « femme chienne et photographe », qui met en scène ses rencontres et, entre-autre, a montré les communautés queer et lesbienne.
La capacité aigue d’une empathie résistante
Une de ses séries phare, Nightshift à la Byblos Bank, est conçue comme un révélateur de pulsions et des identités refoulées de la vie noctambule. Elle montre les corps narcissiques des jeunes libanaises et libanais, une jeunesse dorée se mélangeant à la rue, se jetant corps et âmes dans les bras de la nuit, des désarçonnés qui revendiquent leur liberté et le droit d’avoir tort en faisant un grand pied de nez à une société libanaise patriarcale corsetée. Usines, gares, voitures sur les bas-côtés, dépôts et hangars reçoivent cette foule adolescente en mal de défoulement qui vient danser, chanter, boire, fumer et s’aimer. Myriam Boulos photographie, cette fois-ci en noir et blanc, cette tribu changeante et indéfinie entre image volée ou concertée. Elle les accompagne dans cette dérive, met des images frontales sur l’existant de cette contre-culture qui, en s’abandonnant ne semble pas toujours savoir où elle va. Chez Myriam pas de jugement, elle capture un moment, une histoire. Elle crée une « empathie résistante ».
De grands et petits moments sans artifice ni maquillage
Dans des séries telles que Tenderness (en couleur) et Dead End (en noire et blanc) que Myriam Boulos aborde sur le temps long ; les corps ignorent le regardeur et s’offrent sans limite, exhibant les traces d’une résistance à l’exclusion sociale et économique. Le plaisir de la transgression et la violence de vivre dans les marges est montré sans artifice ni maquillage.
Dans the ongoing revolution in Lebanon et Lebanon-Beirut-post explosion (mélange de noir et blanc et de couleur) l’artiste vous plonge dans la rue, dans la douleur, dans la peur, la sidération mais aussi face à ses petits clins d’œil, ses respirations qu’elle sait donner à son travail où vous devenez aussi, dans ce grand désordre terrible, celui qui donne du feu pour allumer la cigarette d’un militaire ou l’ami de ces deux compagnons qui s’accolent.
Œuvre ouverte à tout ce qui vit
« Beyrouth est aussi bien la ville de la Nahda/renaissance que de la révolution/Thawra permanente, celle d’un peuple diasporique (les libanais sont partout sur le globe) pris dans l’étau psychologique d’une ville-monde qui ne fait que se détruire et se reconstruire. Myriam symbolise pour moi en substance la possibilité de retrouver un lien profond de solidarité et un futur entre Paris et Beyrouth, grâce à sa trajectoire fulgurante, sa manière de représenter les sans-voix ou les laissés pour compte avec empathie. » nous confie l’historien de l’art Morad Montazami qui la présente dans le cadre du Prix AWARE pour les artistes femmes du XXe. « Bien sûr que l’insurrection de l’an dernier, les conséquences de l’explosion (au mauvais sens du terme) du 4 août 2020, ce sont ces événements qui ont dicté mon choix, cela a été une explosion à la fois physique et métaphysique qui m’a personnellement plongé dans un vide noir de plusieurs semaines, qui a été comme dit Jalal Toufic (1962-) un désastre démesuré » complète-t-il.
Myriam Boulos exacerbe ses désirs et privilégie la captation d’un chaos. Elle fascine par sa capacité, comme tous les grands artistes, de rester ouvert à tout ce qui vit. Et nous fait espérer une brillante version 2021 du prix AWARE.
Traduction de l’article en brésilien sur DASArt.br
Pour suivre Myriam Boulos
Sur Instagram
Nominée pour 5ème édition du Prix AWARE 2021
AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), association loi 1901 à but non lucratif co-fondée en 2014, dirigée par Camille Morineau, conservatrice du Patrimoine, a pour ambition scientifique de « réécrire l’histoire de l’art de manière paritaire. »
C’est, entre-autre :
- un site Internet dédié aux artistes femmes du XXe siècle avec : 700 portraits d’artistes, 140 articles publiés dans la rubrique Magazine,
- un centre de documentation unique à Paris, rassemblant plus de 2 400 références relatives aux artistes femmes et à l’art féministe,
- trois prix d’art contemporain dédiés aux artistes femmes, organisés en partenariat avec le ministère de la Culture en France et le mythique The Armory Show aux États-Unis,
- un réseau international d’universitaires spécialistes des artistes femmes : TEAM Teaching, E-Learning, Agency…
Une formidable initiative que Singular’s salue et recommande.
Partager