Les éditions l’axolotl de Caroline Bénichou font du livre photographique un objet d’art

(Artiste inspirante) Caroline Bénichou vit et vibre photographie. Non contente de diriger la galerie VU’, elle a créé en 2023 sa propre maison d’édition, l’axolotl. Un endroit où son goût et son savoir-faire – acquis aux prestigieuses éditions Delpire – font merveille. En témoignent les deux premiers livres publiés par la maison, Smoke, de Michael Ackerman et A Summer of a Thousand Years de Martin Bogren. Elle se confie à Anne-Sophie Barreau sur cette aventure.

À bonne école

 À quand remonte votre goût pour la photographie ?

Caroline Bénichou directrice de la galerie Vu! et des éditions l’axolotl photo Olivier Favier

Caroline Bénichou – Quand j’ai commencé mes études en Art plastique et sciences de l’art à la Sorbonne, la photographie, que je ne connaissais pour ainsi dire pas, m’intéressait, raison pour laquelle je me suis inscrite à un atelier en deuxième année.

Puis j’ai vu « Les Américains », l’exposition conçue en hommage à la légendaire série éponyme de Robert Frank, à la MEP – Maison Européenne de la Photographie. J’ai été subjuguée. Les photos étaient magnifiques, mais elles montraient aussi autre chose, un état émotionnel, un rapport au monde.

C’est là que j’ai compris que la photographie pouvait dépasser le simple témoignage.
Une fois mon diplôme en poche, je n’avais qu’une envie, faire des livres de photographies. J’ai envoyé des candidatures spontanées à plusieurs maisons d’édition, en particulier aux éditions Delpire, à raison d’une par mois ! Au bout d’un an, j’ai fini par avoir un rendez-vous et j’ai été embauchée comme assistante.

Parlez-nous de cette expérience ?

Rien que la semaine de mon arrivée, j’ai rencontré Henri Cartier-Bresson, Josef Koudelka, Marc Riboud…. L’équipe était petite, on apprenait sur le tas, on pouvait s’intéresser à tout, c’était formidable. Sur la partie conception, j’ai appris en observant Robert Delpire. Je m’occupais par ailleurs beaucoup de coordination éditoriale. Etre à la croisée de tous les professionnels qui interviennent sur la création d’un livre a été extrêmement formateur.
Robert Delpire était aussi à l’époque le directeur de la collection Photo Poche. Cela a été une autre chance : en travaillant sur les volumes de la série, j’ai pu compléter ma culture photographique. Au fur et à mesure, j’ai écrit des quatrièmes de couverture, des textes d’introduction, j’ai participé aux réunions éditoriales…. Au total, j’ai travaillé onze ans aux éditions Delpire

Quand vous avez rejoint la galerie VU’ que vous dirigez toujours aujourd’hui, aviez-vous déjà le désir de lancer votre propre maison d’édition ?

Pas nécessairement ma propre maison mais il est évident que je souhaitais continuer à travailler sur des projets d’édition. Ce que j’ai tout de suite fait du reste, dans le cadre de mon travail de galeriste en accompagnant des photographes sur des projets, et en dehors.

C’est moteur pour moi. J’ai un vrai goût pour la conception du livre et le travail avec les auteurs.

Je me suis lancée sur les conseils de David Fourré des éditions Lamaindonne, avec lequel j’ai travaillé sur plusieurs livres, c’est un éditeur merveilleux.

Transmission

Quelle est la ligne éditoriale de l’axolotl ?

A Summer of a Thousand Years de Martin Bogren, éditions l’axolotl

Elle n’est pas totalement explicite. Mes centres d’intérêt sont très larges. J’adore le travail de Lorenzo Castore comme celui de Joan Fontcuberta. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler avec les photographes et la photographie, étant entendu que la structure est petite et que je n’ai pas les capacités de faire des livres en grosse production.

Le livre est selon moi le meilleur outil de transmission de la photographie.

D’abord parce qu’il reste démocratique, même si le prix a augmenté du fait de la hausse des coûts de fabrication, ensuite parce que c’est un objet pérenne. Enfin, il est conçu pour donner des points d’entrée dans le travail d’un photographe.

Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un point de vue sur le travail, et par l’editing, la séquence, la mise en page, le papier, la technique d’impression, la couverture, et le format, de construire quelque chose qui fasse sens.

L’axolotl, quel nom ! D’où vient-il ?

J’ai une passion pour Cortazar et pour les axolotls, cet amphibien qui présente la particularité de pouvoir régénérer n’importe quelle partie de son corps. Or, une nouvelle de Cortazar s’intitule L’axolotl. Dans ce texte, écrit à la première personne du singulier, un homme va tous les jours au jardin des plantes voir des axolotls. Il raconte sa fascination pour les axolotls. Il essaye de percer leur mystère. A un moment donné, le récit bascule, l’homme est lui-même à l’intérieur de l’aquarium. Il est devenu un axolotl qui regarde un homme qui le regarde à travers la vitre.

A Summer of a Thousand Years de Martin Bogren, éditions l’axolotl

Ce retournement est très proche de l’expérience que je peux éprouver quand je regarde des photographies.

Ce qui m’a toujours fascinée dans la photographie, ce n’est pas tant de voir ce qu’a vu le photographe mais, encore une fois, avec toute la marge d’erreur que cela peut impliquer, la façon dont il a vu.

J’ai souvent vérifié que les photographes ne sont pas toujours conscients de ce qu’ils mettent d’eux-mêmes dans leur travail. Je ne me lasse jamais. Ce qui entre en jeu en permanence dans la photographie, c’est un équilibre délicat entre le sensé, le sensible et le sensuel.

Smoke, de Michael Ackerman

Quel est le premier livre publié par les éditions L’axolotl ?

Smoke, de Michael Ackerman éditions l’axolotl

Il s’agit de Smoke de Michael Ackerman, un des premiers photographes que j’ai connus quand je suis arrivée chez Delpire. Michael avait une série réalisée dans les années 90 qui m’intriguait beaucoup. A l’époque, je lui avais dit qu’il devrait en faire un livre. Quand j’ai monté la maison d’édition, j’y ai tout de suite pensé. Je lui ai présenté mon projet, il me regardait impassible, et au bout d’un moment, il m’a juste dit  « Oui ! ». Ça a commencé comme cela.

La série est circonscrite autour d’un personnage, Benjamin, et d’un lieu, Cabbageton, à Atlanta. Benjamin était un artiste de l’underground. Il était poète, chanteur, il a aussi été drag queen. Il est mort du sida.

Alors que tout était là pour qu’il devienne une légende, il est tombé dans l’oubli. Michael l’a rencontré, l’a photographié. Ils étaient amis. Il avait des photos de lui, et aussi, donc, du quartier où il vivait.
A l’époque, il s’agissait d’un quartier modeste. Il y avait notamment tout le temps des enfants dehors, un peu livrés à eux-mêmes, qui entraient et sortaient de chez Benjamin. Il fallait une maquette vibrante et un peu éclatée en raison de l’intensité du personnage de Benjamin.

Il y a une sorte de tension permanente entre une forme d’énergie très forte, de douceur, et par moment aussi de détresse – sur certaines images, on voit que Benjamin est malade – plus cette espèce de sauvagerie d’enfants extrêmement réjouissante. Nous avons travaillé longtemps, deux ans peut-être.

La trame du livre était là dès le début, mais ensuite, tout a été étudié au millimètre, chaque image, chaque document. Le documentariste Jem Cohen, qui a réalisé le film Smoke, a aussi écrit un texte magnifique. Il y a eu tout ce travail avant que le photograveur et l’imprimeur, qui tous les deux ont fait un travail exceptionnel, entrent en scène.

Smoke, de Michael Ackerman éditions l’axolotl

Quelle aventure…

Smoke, de Michael Ackerman éditions l’axolotl

Le travail d’édition consiste à donner au livre la forme idéale pour le projet photographique. Cela pourrait tout aussi bien être un objet d’une extrême simplicité. Sur ce premier projet, il y avait tellement de facteurs et de questions importantes à aborder, que pour emmener la personne qui regarde dans cette histoire, cette forme était indispensable.

C’est cela qui est intéressant, de prendre le lecteur par la main pour l’emmener dans une direction donnée, et en amont de travailler avec le photographe, d’essayer de lui révéler quelque chose qu’il n’a pas forcément vu, ou de mettre l’accent sur quelque chose qu’il dit sans vraiment le dire.

Tout cela, ensuite, va rester dans la forme de l’objet. C’est une alchimie très particulière.

A Summer of a Thousand Years, de Martin Bogren

Et le second livre ?

A Summer of a Thousand Years de Martin Bogren, éditions l’axolotl

Il s’agit d’un livre de Martin Bogren, A Summer of a Thousand Years. Martin avait un ensemble d’images personnelles prises en Suède pendant l’été qui étaient un peu de l’ordre d’une histoire d’amour. Une série évocatrice de la légèreté que l’on ressent aux premiers beaux jours. Il ne savait pas trop quoi en faire.
De mon côté, je trouvais que c’était la matière parfaite pour un objet qui serait comme un petit recueil de poèmes. Nous avons travaillé sur un editing en ce sens. Nous avons aussi été très attentifs à la matière du papier. Je voulais quelque chose de sensuel et de velouté, de très amoureux. On devine l’histoire d’amour sans la dire.

Nous avions surtout envie que celui qui regarde le livre soit dans cet état d’euphorie et de douceur des beaux jours.

Photographies d’archives

Quels sont vos projets ?

Avec les éditions Lamaindonne, nous avons un projet qui devrait voir le jour l’année prochaine.
Sinon, je travaille en ce moment sur un livre qui est une sorte de ligne transversale à travers une carrière de photographe de plus de 60 ans. Je viens d’envoyer la maquette à l’auteur, raison pour laquelle je ne peux pas davantage en dire.
Enfin, j’ai fini la maquette du premier titre d’une collection de livres publiés en toute petite édition. Il y aura simplement 100 exemplaires. Le projet est de travailler sur des photographies d’archives. Cela fait des années que je passe beaucoup de temps à regarder les archives des bibliothèques à travers le monde. Il y a un océan documentaire fabuleux.
Je suis notamment allée sur le site de la bibliothèque du Congrès à Washington, un fonds absolument colossal. Je suis tombée sur une archive qui n’est pas une archive d’un photographe mais qui contient des photographies fabuleuses. Je me suis dit qu’il fallait en faire un livre.

Il y a le document en soi et tout ce qu’on peut en faire. C’est là que ça devient intéressant, c’est presque une aire de jeu. Il ne faut pas dénaturer le document d’origine mais le faire découvrir sous un angle qui n’est pas le premier auquel on pensait.

J’ai  bien sûr encore d’autres idées, la photographie est infinie pour reprendre le mot de Denis Roche. Je peux encore dire une chose sur la collection : elle aura le titre d’un texte de Cortazar.

« Ce fut leur immobilité qui me fit me pencher vers eux, fasciné, la première fois que je les vis. Il me sembla comprendre obscurément leur volonté secrète : abolir l’espace et le temps par une immobilité pleine d’indifférence. […] Leurs yeux surtout m’obsédaient. »
Julio Cortazar, Axolotl, in Fin d’un jeu.

Propos receuillis par Anne-Sophie Barreau le 25 janvier 20janvier 2025