Culture
Les espaces de Susanna Fritscher, toujours à la limite du visible
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 29 août 2020
Comme nombre d’artistes d’aujourd’hui, le travail de Susanna Fritscher est indissociable de l’espace ou de l’environnement dans lequel il se situe. Cette immersion constitue la dynamique intégrante de ses œuvres, aspirant les sens du spectateur, toujours placé au centre du dispositif. Une magnifique réalisation, ‘Frémissements’ est à découvrir dans l’exposition éponyme du Centre Pompidou Metz jusqu’au 14 septembre 2020.
J’ai marché sur l’eau !
C’est lors d’une visite au FRAC-Lorraine en 2010 que j’ai eu la chance et la joie de découvrir l’œuvre envoutante de Susanna Fritscher. Il s’agissait d’une installation extérieure sur les murs et sur le parvis du magnifique hôtel particulier St-Livier dont l’édification date du XIIème siècle. L’artiste née en 1960 à Vienne qui vit depuis 1983 à Montreuil avait recouvert ce dernier de silicone transparent, ce qui donnait un effet de brillance sur laquelle vous étiez invité – pour ne pas dire forcé – à marcher sans autre possibilité d’accès au FRAC. Cela modifiait la perception de nos pas. Une peinture murale blanche venait compléter l’installation offrant une sorte d’éblouissement qui accélérait la suspension de votre cheminement. Vous aviez l’impression de marcher sur l’eau. Ce reflet poétique modifiait la vision et la perception de l’architecture environnante. Cette immersion sensorielle est l’un des moyens de Susanna pour éprouver le visiteur et lui faire vivre une expérience toujours unique. Il en devient le sujet, livré à ses propres perceptions.
L’hypothèse d’une vision à la fois sans objet et sans sujet
Au premier regard, les espaces de Susanna Fritscher apparaissent vides, nus. C’était le cas au FRAC-Lorraine ou encore au musée d’Arts de Nantes en 2017. C’est encore celui aujourd’hui de son installation « Frémissements » au Centre Pompidou-Metz. pour l’exposition éponyme.
Ses « paysages-installations », comme elle les nomme, sont subtiles et minimaux. Ses interventions se fondent dans leur environnement dans une relation presque mimétique. Œuvre et lieu ne font qu’un. Par cette fusion, l’espace se dématérialise, sans objet et sans sujet, il absorbe le visiteur. Il l’aspire et l’inspire en oubliant tout, émerveillés et déstabilisés par l’expérience que l’artiste invite à vivre.
L’insaisissable profondeur du spectre de la lumière
Ses compositions poétiques et silencieuses « site-specific » appartiennent à la même famille que celles des artistes américains Robert Irwin (1928), fondateur du mouvement Light and Space, et John Cage (1912-1992), l’architecte japonais Ryue Nishizawa (1966) fondateur de l’agence SANAA ou encore l’artiste belge Anne Veronica Janssens (1959).
Toutes leurs œuvres donnent l’illusion d’être simples mais il faut s’immerger dans les formes proposées qui paraissent insaisissables pour en mesurer toute la complexité et la subtilité. Leurs invitations au silence sont toutes très loin du spectaculaire.
De l’air, de la lumière et du temps
Surnommée « la dame blanche » par l’absence récurrente de couleur, sa palette est faite de lumière et non de pigment. De l’air, de la lumière et du temps, seraient les trois substances clés qui pourraient la définir. Depuis 2004, Susanna métamorphose les lieux où elle est invitée, créant une sorte de labyrinthe de salles immaculées blanches, vibrantes, transformées avec des panneaux de verre, de plexiglas, de film plastique, de rideaux de fils en silicone, de film fluoropolymère (un matériau semi-cristallin) … dans de très multiples déclinaisons.
Toujours à la frontière entre le matériel et l’immatériel, l’architecture en devient aérienne et oscillante. Elle donne à l’air une texture et une brillance très particulière. L’artiste nous fait percevoir son flux, son mouvement. L’atmosphère de ses installations devient matériau. Elle acquiert ainsi « une réalité palpable, modulable – une réalité presque visible – ou audible, dans mes œuvres les plus récentes qui peuvent se décrire en termes de vibration, d’oscillation, d’onde, de fréquence… » nous précise l’artiste.
Peu d’objets mais des souffles et des sons
Tout à son travail de transformation des espaces, Susanna Fritscher crée très peu d’objets. Sauf à de rares exceptions comme la série « Souffles ». Elle matérialise l’empreinte même des souffleurs de la cristallerie Saint-Louis qu’elle fige dans une très fine enveloppe d’un cristal parfaitement transparent qui le contient.
Du visible à celui de l’audible
Polyvalente dans sa dynamique de l’espace, elle utilise aussi d’autres ressources comme support ou médium, tels que l’écriture et le texte, la voix, le chant et la musique électronique, dans ce qu’elle intitule ‘Lautmalerei’. Dans ces œuvres sonores réalisées avec la complicité du poète Charles Pennequin, de la soprano Helia Samadzadeh et du composieur Gaël Navard, l’artiste déplace son propos de l’univers du visible à celui de l’audible, complétant ainsi un travail phénoménal sur l’éphémère.
Une belle alerte dans un monde trop bruyant et trop matérialiste…
Pour suivre Susanna Fritscher
A lire : Visite de l’atelier(avec l’autorisation de Connaissance des Arts)
A voir
- jusqu’au 14 septembre 2020, Centre Pompidou Metz : ‘Frémissements’. Le système d’aération du Centre Pompidou-Metz est intégré comme un organisme dont l’artiste capte le pouls. Les pulsations de l’air deviennent la matière première d’une chorégraphie de lignes formées par les longs fils de silicone qui captent et reflètent la lumière. Les vagues ondulatoires sans cesse réinventées se propagent et mettent en branle cette forêt impalpable que les visiteurs sont invités à traverser.
- jusqu’en août 2021, Louvre Abu Dhabi, Für die Luft, œuvre reconfigurée mais conçue en 2018, au Musée d’art de Nantes, désormais dans la collection du Centre Pompidou.
- Du 21 avril au 03 octobre 2021, Theseustempel Vienne, Für die Luften collaboration avec le Musée des Beaux – Arts de Vienne.
2025, escalier monumental de la future gare de Saint-Maur – Créteil avec l’agence ANMA, Cyril Trétout (dans le cadre des « Tandems » architecte-artiste choisis par la Société du Grand Paris) : «Dans les airs» : en contraste avec la monumentalité et la position souterraine de l’ouvrage, cet élément qu’est le garde-corps devient alors le support d’une oeuvre qui se dilue en se mêlant au vide et à l’air. L’escalier invite les voyageurs (au lieu de prendre les ascenseurs) à transformer ce trajet quotidien pour beaucoup, en une «promenade», et cherche à lui donner une respiration, un rythme, à le rendre sensible grâce à un travail comparable à une atmosphère brumeuse, ventée, accompagnée de vibrations palpables et audibles.
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