Les (fiers) vulnérables de Belinda Cannone (Éditions Stock)
« Elle robinsonne » d’un côté, « Robinson » de l’autre : qu’elle apparaisse sous une forme conjuguée ou en tant que prénom d’un personnage, la référence à l’aventurier naufragé dans les deux nouvelles inaugurales des Vulnérables de Belinda Cannone (Stock) donne subtilement la clé dès l’entame de ce recueil qui en comprend dix.
Des invisibles pourtant si visibles
En fuite, marginalisés ou seulement de passage, les personnages des Vulnérables, à l’instar de Robinson, vivent en effet en marge de la société. Pour beaucoup d’entre eux, ils sont aussi ces invisibles pourtant si visibles que nous croisons tous les jours – ne serait-ce que lorsque nous lançons un regard furtif sous un hall d’immeuble pour y découvrir une silhouette endormie – et qui pour cette raison ne pouvaient échapper plus longtemps au regard de celle qui explique souvent être entrée en littérature en réaction à la violence du monde.
On ressent d’autant plus la violence faite à ces êtres esseulés que l’auteure excelle, d’une nouvelle à l’autre, à prélever dans le contemporain le signe, ténu, qui dit autant l’isolement que le fragile lien au monde qui subsiste encore. Les personnages des Vulnérables sont ainsi « dans les tambours » des laveries de Barbès – dans la bouleversante nouvelle éponyme imaginée à partir d’un reportage de Zineb Dryef publié en mars 2021 dans Le Monde sous le titre « Les gamines à la dérive de Barbès » -, ou bien pratiquent « la glane » – qui fait signe vers Agnès Varda – ou jouent sur un « piano de gare » dans Les Gabians, en encore trouvent refuge « dans une porte qui vient de s’ouvrir dans le mur » dans Le secret des passages.
On les voit donc, on ne voit même qu’eux tout à coup, ces invisibles, à qui l’auteure donne voix, la qualité suprême des Vulnérables, outre son sujet, résidant – comme chez Marie-Hélène Lafon ou Pierre Michon – dans la recherche de la forme qui les saisira au plus juste. Comme eux, Belinda Cannone explore tout le champ des possibles formels et stylistiques et son écriture sonne juste d’un bout à l’autre.
Ici dans Céleste, nouvelle inventée à partir d’un autre reportage publié dans Le Monde, celui de Florence Aubenas, « Dans les Cévennes, sur les traces de la femme des bois », qui essaye de percer le mystère d’une jeune fille fugueuse : « L’épicier l’écoute en silence mais on lui a déjà rapporté qu’on avait entendu la mère crier dans la montagne Qu’est-ce que tu veux, Céleste ? Qu’est-ce que tu fabriques ? C’est après moi que tu en as ou alors tu veux nous dire quoi ? La mère continue Eh bien une fois elle est venue, j’ai vu sa longue tresse se balancer, elle se tenait de dos derrière un rocher,
Tu veux pas me voir ? j’ai dit, et elle Je veux pas que tu me regardes, et c’était affreux parce que je reconnaissais pas sa voix, ou plutôt si mais, mais, mais c’était sa voix de toute petite fille. »
Tous se trouvent immédiatement incarnés
… la jeune fille, sa mère, et même l’épicier ambulant qui écoute en silence. De même, la nouvelle étant légèrement d’anticipation – la mère « a une batterie au lithium pour son générateur électrique » – mais ce futur proche ressemblant à s’y méprendre au monde contemporain, elle ne lance que davantage l’alerte : des enfants « se célestisent » à leur tour et ne cessent de demander à leurs parents des comptes sur l’état de la planète, des migrants traversent la frontière et perdent la vie :
«… ils terrorisent personne, ils font plutôt mal au cœur, on en a retrouvé congelés au printemps, des qui étaient tombés dans des crevasses, ou de fatigue, ou de froid et que les autres n’avaient pas localisés, à moins qu’ils n’aient été trop exténués, ou trop découragés pour les chercher ou les porter ».
Ici encore dans Le Prénom, qui cette fois remonte le temps, hommage aux Justes du Chambon-sur-Lignon qui ont abrité des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale :
« Il raconte le type blessé, le matin clair, cette idée bizarre de le sauver, il ne dit rien de la chose trop neuve et compliquée, ce sentiment fraternel qui est comme une boule chaude en lui ».
Poésie, déploiement de la fiction à partir du réel, emploi parfois audacieux de la majuscule qui est comme une ponctuation supplémentaire, ellipses…, l’auteure de « S’émerveiller », chez Stock jubile, on le sent, à arpenter ce territoire de liberté qu’est la nouvelle.
La pisseuse, modèle du genre, vient opportunément clore le recueil. Écrite il y a vingt ans et publiée en revues, Belinda Cannone a récemment eu à son sujet une « illumination » comme elle le confiait il y a quelques jours au micro d’Arnaud Laporte dans l’émission Affaires culturelles sur France culture :
« J’ai voulu l’injecter dans un roman pour qu’elle existe ailleurs, mais c’était impossible, tout ce que j’aimais dans la nouvelle volait en éclat à partir du moment où je l’installais dans une narration plus lente. C’est là que j’ai compris que la nouvelle était un genre absolument unique. Tout à coup, je me suis dit je dois écrire des nouvelles, c’était un genre qui s’ouvrait devant moi ».