Culture

Viva Varda ! de Florence Tissot (Cinémathèque Française – éd. La Martinière)

Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 17 novembre 2023

Les 70 ans de carrière d’Agnès Varda (1928 – 2019) méritaient une exposition, en parallèle à la rétrospective de ses 40 films, dont Cléo de 5 à 7 (1962), Sans toit ni loi (1985) et Les Glaneurs et la Glaneuse (2000).  La Cinémathéque Francaise révèle jusqu’au 28 janvier 2024 toutes les facettes – photographe, cinéaste et plasticienne – de son regard singulier et ses narrations innovantes. Le parcours retrace cette vie d’images en thématiques marquantes : de sa folle liberté, source inépuisable de récits à ses engagements politiques comme le socialisme et le féminisme. Baptiste Le Guay revient sur l’aura de l’une des rares femmes à avoir fait carrière en tant que réalisatrice éclairée par Florence Tissot, la commissaire de Viva Varda ! qui signe aussi un somptueux catalogue (Éditions de la Martinière)

Agnès Varda dans son studio de photographie rue Daguerre, 1955 Photo succession Agnès Varda

Nous n’avions jamais fait d’exposition rétrospective sur l’ensemble de l’œuvre de Varda à la fois cinématographique, photographique et plasticienne. Il y avait l’envie de valoriser cette cinéaste car c’est la première fois qu’une exposition est faite sur une femme réalisatrice à la Cinémathèque.»
Florence Tissot, commissaire de l’exposition.

Agnès Varda naît à Bruxelles en Belgique en 1928. Elle devient photographe dans les années 1950, en installant son « home studio », rue Daguerre à Paris. Drôle de coïncidence puisque Louis Daguerre est l’un des inventeurs de la photographie. Varda va ainsi créer ses premières images à la chambre (appareil au rideau noir) en photographiant des modèles tels que Delphine Seyrig ou Jane Birkin. Elle se photographie beaucoup en autoportrait, sachant ainsi exactement l’expression qu’elle veut tirer de la pose.
Elle s’essaye en adoptant différentes postures en jouant avec les codes de l’histoire de l’art, comme le nu ou la peinture classique.

Dans sa série de nus, il y a quelque chose de très singulier, ça fait penser à du John Coplans avec des corps très noueux, raides, informels, très loin de l’idéalisation du corps féminin à l’époque.
Florence Tissot.

Nus (Maria G.) par Agnès Varda, 1954, tirage d’époque, photo Baptiste Le Guay


Autoportraits d’Agnès Varda entre 1949 et 1950, tirage d’époque, photo Baptiste Le Guay

Nous sentons dans ses clichés qu’elle s’amuse à photographier ses modèles ou elle-même, toujours avec plein d’autodérision en essayant de nombreux effets d’optique. « Nous avons révélé beaucoup d’inédits de son travail photographique, comme sa pratique personnelle avec des portraits de nus, et les autoportraits des années 1950-60 qui n’avaient jamais été montrés » révèle Florence Tissot.

Influencée par la littérature, la poésie et le théâtre, Agnès Varda s’attaque au cinéma en se demandant si on peut construire un film autrement que par la chronologie et la psychologie ?

A seulement 26 ans, la jeune femme réalise son premier long-métrage La pointe courte (1954), à Sète dans le sud de la France. Un endroit où elle est arrivée pendant la guerre avec ses parents en 1940. Elle met en scène un couple en crise : « J’avais en tête une structure de film particulière, un projet de deux films mêlés en chapitres alternés […] Ce serait une séquence de pêcheur, une séquence de couple » raconte la réalisatrice dans son film Les plages d’Agnès, (2008).

Photos de tournages de La pointe courte par Bernard Crasberg et Agnès Varda, 1954, photo Baptiste Le Guay

Elle utilise le mot « cinécriture » pour décrire le métier d’un cinéaste : un enjeu d’écriture, comme celui d’un scénariste, dont le travail évolue au fil des repérages jusqu’au montage final. Une définition du cinéma d’auteur et non de commande, elle tente une narration informelle et préfigure le cinéma de la Nouvelle vague (1959).

Elle anticipe de 5 ans des concepts forts de la Nouvelle vague comme tourner dans un décor naturel, avec des acteurs amateurs et elle autoproduit son film ce qui est novateur.
Commissaire de Viva Varda.

Tout au long de sa carrière, Varda va expérimenter des récits différents comme Cléo de 5 à 7 (1961), suivant le personnage principal en temps réel, une chanteuse inquiète en attendant ses résultats médicaux, persuadée d’avoir un cancer.

Agnès Varda et Sandrine Bonnaire sur le tournage de Sans toi ni loi, Zoltan Jiansco, 1985, photo Baptiste Le Guay

Cette thématique de l’errance caractérisa le cinéma des années 1970, la traversée des territoires dans sa dimension géographique, sociale et initiatique. D’autant plus que dans ses films, ces aventures sont vécues par des personnages féminins. « Elle disait souvent que le hasard était son meilleur assistant. C’est une cinéaste qui filme le réel, elle garde une grande marge d’improvisation lors de ses tournages » confie Florence Tissot.

C’est particulièrement la trajectoire que prend son film Sans toit ni loi (1985) où l’héroïne interprétée par Sandrine Bonnaire est une sans domicile fixe faisant du stop et se réfugiant là où elle peut. « J’étais peut-être l’une des premières à dire qu’il fallait tourner pas cher, vite, en toute liberté d’expression, et essayer de casser un petit peu le réalisme des films de l’époque » expliquera Varda.:  

Jacques Demy et le cercle de la Nouvelle vague

La cinéaste forme un couple atypique avec le célèbre réalisateur Jacques Demy, bien qu’aucun n’interfère dans le travail de l’autre. Elle lui écrit La chanson de Lola (1961) et vient souvent sur ses tournages pour photographier ou filmer en Super 8 et 16mm.

Ils forment un couple à succès et très inédit, c’était un couple égalitaire. A l’époque il y avait plutôt des couples tels que Jean-Luc Godard et Ana Karina, le réalisateur et sa muse, ou le réalisateur et sa scripte.
Florence Tissot.

Lors de la disparition de Demy, Varda puisera dans son deuil pour réaliser trois films autour du réalisateur : Jacquot de Nantes (1991), Les Demoiselles ont eu 25 ans (1992) et L’univers de Jacques Demy (1995).

Portrait de groupe au vernissage de l’exposition Cuba, 10 ans de révolution, Agnès Varda entourée d’Alain Resnais, d’Armand Gatti, Jacques Demy, photo William Klein, 1964, photo par Baptiste Le Guay

Varda va rencontrer la plupart des membres de la Nouvelle vague à travers son mari en 1958. Elle noue des liens avec les figures de ce mouvement, comme Jean-Luc Godard, Anna Karina et Jacques Rivette. A la différence de la bande des Cahiers du cinéma, Agnès n’est pas une cinéaste cinéphile. Elle partage davantage d’affinités avec Alain Resnais et Chris Marker, ses amis du groupe Rive Gauche rencontrés lors du montage de La Pointe Courte, dont elle plus proche culturellement et politiquement.

Une œuvre engagée avec une forte dimension sociale

Lors de ses voyages en Chine et à Cuba documentés par de nombreuses photos, Agnès Varda sera particulièrement marquée par ses deux pays communistes. Sa filmographie des années 1960-1970 est teintée par l’effervescence artistique et politique de cette époque, notamment avec la révolution cubaine (Salut les Cubains, 1964), les mouvements des droits civiques américains (Black Panthers, 1968) et la génération Hippie (Lions Love (… and Lies), 1969).

Varda a un intérêt pour les autres, ceux qui sont en marge ou qui se révoltent. Elle va creuser des histoires et des films dans des territoires pas forcément parisiens, comme la campagne ou l’étranger. Elle va aussi montrer d’autres catégories sociales comme des personnes vivant en campagne ou dans des quartiers défavorisés. A la fois par la forme et la narration, mais aussi par le type de gens et de territoires, son œuvre contient une dimension sociale très engagée.
Florence Tissot.

Un beau jour, Agnès Varda boit un café en terrasse à Paris, elle voit des personnes ramasser des denrées alimentaires à même le sol. Profondément choquée par la misère de ces personnes, elle tourne un documentaire sur le sujet, nommé Les glaneurs et la glaneuse (2000).

Un attrait pour la contre-culture et l’art urbain

Lorsque Varda retourne à Los Angeles dans les années 1980, elle s’intéresse aux peintures murales dans les quartiers défavorisés, notamment latinos ou afro-américains, ce qui donnera le film Mur Murs en 1982.

Un intérêt pour l’art urbain qui va perdurer, notamment à travers son dernier long-métrage Visages Villages (2017). La réalisatrice prend la route du haut de ses 88 ans avec l’artiste urbain JR où ils parcourent les villages de la campagne française, à la rencontre de ses habitants.

Un discours féministe construit au fil du temps

Affiche française de L’une chante, l’autre pas, Michel Landi, 1977, photo Baptiste Le Guay

« Parfois, on me demande si je suis encore féministe, comme si c’était une maladie » déclare Agnès Varda en 2017. Son féminisme se manifeste de plusieurs manières : son amitié avec Delphine Seyrig (actrice engagée), dans son indépendance économique en créant sa propre société de production Ciné-Tamaris ou ses propos tenus sur la place des femmes dans le milieu du cinéma.

Si elle tient un discours engagé sur les femmes, c’est notamment parce que les journalistes l’interrogent sur sa place de réalisatrice en tant que femme et non sur son cinéma.  « A cette époque, la conception dominante du féminin n’est pas du tout compatible avec le métier de la réalisation, Agnès Varda doit se justifier et elle développe un discours sur la place des femmes dans le cinéma, notamment parce que les journalistes la renvoyaient à son identité de femme » avance Florence Tissot.

Varda s’est mise à questionner la représentation stéréotypée de la femme au cinéma. Son film Le Bonheur (1965), dépeint un triangle amoureux particulièrement audacieux et ambivalent, au point d’être interdit au moins de 18 ans ! Ses deux films les plus féministes, dont le documentaire explicite « L’une chante l’autre pas » (1977). abordant le droit à l’avortement avec la loi Veil votée deux ans plus tôt.

A la fin de l’exposition, un écran large de 7 mètres montre des moments forts sur la place des femmes dans le cinéma, notamment la marche exclusivement féminine lors du festival de Cannes de 2018. Aux yeux de tous, Agnès Varda raconte la sous-représentation des femmes dans ce milieu, remarquant que seulement deux femmes ont eu la Palme d’Or jusqu’alors, Jane Campion et elle-même à titre honorifique.

Viva Varda ! rend hommage à une réalisatrice  qui a fait bouger les lignes du cinéma, notamment par son regard singulier et sa manière originale de raconter une histoire, à mi-chemin entre fiction et réalité. Grâce au matériel mis en avant (photographies, documentations, extraits vidéos), nous découvrons par les traces qu’Agnès Varda a laissé, sa précocité sur son époque. Mais plus important encore, la voie (toujours difficile) qu’elle a ouverte, pour que d’autres réalisatrices puissent à leur tour s’exprimer et faire leur place dans le cinéma français.

#Baptiste Le Guay

Pour aller plus loin sur Agnès Verda

Jusqu’au 28 janvier 2024. Ouvert sauf le mardi entre 12h et 19h, le week-end de 11h à 19h, Cinémathèque Française, 51 rue de Bercy, Paris 12e

Jusqu’au 27 janvier 2024, Rétrospective, voir la programmation de ses 40 films : « Le cinéma d’Agnès Varda est ainsi à la fois un et pluriel. Il accueille l’autre dans sa différence dont la caméra traque chaque nuance et chaque variation pour se découvrir. (…) Regarder les films de cette cinéaste, vieillissante et babillarde, des Plages, c’est ainsi paradoxalement affûter son regard et boire une véritable eau de Jouvence. » Nathalie Mauffrey, lire plus sur la présentation du cycle « Un cinéma libre »

Viva Varda !, catalogue, Éditions de la Martinière, ouvrage collectif sous la direction éditoriale de Florence Tissot, avec la complicité de Rosalie Varda – Préface de Costa-Gavras, « On a beaucoup parlé des trois vies d’Agnès : celles de photographe, de cinéaste et de plasticienne. La grande exposition à la Cinémathèque française, c’est sa quatrième vie : celle de la trace qu’elle a laissée de son parcours si singulier. Cette trace qui continue d’inspirer les cinéphiles, les curieux, les amoureux et les étudiants du monde entier. » Rosalie Varda & Mathieu Demy
De ses liens avec l’histoire de l’art à sa dimension sociale et politique, l’ouvrage reprend le parcourt de l’exposition, les grands thèmes d’une œuvre polymorphe. Il regroupe douze essais inédits et une filmographie commentée par de nombreuses personnalités telles que Olivier Assayas, Anne Berest, Jane Birkin, Alice Diop, Audrey Diwan, Valérie Donzelli, Julie Gayet, JR, Nicolas Philibert, Alice Rochwacher, Wim Wenders ou Rebecca Zlotowski….

https://youtu.be/-1e8H2b_4TY

Agnès Varda par Varda, éditions La Martinière (576 p. 50 €) : « Expérience nouvelle, voyage dans mes souvenirs, j’ai eu besoin d’images pour écrire. Le livre en noir et blanc et en couleurs est très illustré, très varié, très conforme à mes réflexions mêlées d’anecdotes. Il est question de cinécriture, de montage, de documentaires et de fictions. » Ainsi parlait Agnès Varda de ce livre publié par Les Cahiers du cinéma, en 1994, épuisé depuis longtemps. L’édition 2023 se compose de 2 volumes sous coffret : 1er volume : 1954-1994 : (1ère édition de 1994), 2è volume : 1994-2019 : la suite, composé à partir de textes épars (dossiers de presse, catalogues, etc.)

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