Culture

Les installations terrarium vivantes de Precious Okoyomo insufflent la conscience du monde de demain

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 12 octobre 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] La création de mondes alternatifs et l’élaboration de nouvelles interprétations du réel dans une relecture des stigmates historiques de l’asservissement colonial définissent le travail de l’artiste-poète et chef Precious Okoyomon. Ses vastes installations transforment les musées en champs ou forêts pour célébrer les chaos de la nature et nous mettre en garde contre sa destruction. Son « installation-jardin » The earth before the end of the world à la Biennale de Venise (> 27 novembre) ou sa « sculpture-terrarium » Quadrophonic Playground, Exploding Hearts, Errant Roots créée dans le cadre de l’exposition « The Impermanent Display II » à la Fondation Luma d’Arles, permettent une première approche de l’œuvre de cette jeune artiste inclassable.

Une artiste qui transforme les musées en champs et forêts

Roches, terre, humus, eau, fleurs sauvages, vignes, escargots… toute sorte de ressources naturelles composent une palette qui permettent de (re)créer un monde vivant. Les installations immersives de Precious Okoyomon mettent en scène des topographies sculpturales dont les matériaux vivent et croissent au sens propre au cours de ses expositions. Elles ne cessent d’évoluer, se décomposent, voire meurent.

Je travaille avec la terre et rien ne pousse du jour au lendemain.
Precious Okoyomon

Son travail artistique pourrait être décrit comme une « discipline de jardinage » pour supprimer les frontières entre l’esthétique et la vie. C’est la raison pour laquelle ses projets exigent de longues phases de gestations pour mieux nous avertir que la fragilité de la nature mise à mal par l’homme. L’établissement d’un nouvel ordre implique aussi un certain degré de destruction – à savoir la démolition de structures qui gaspillent autant les ressources naturelles qu’elles colonisent et exploitent les humains.

 Si nous ne commençons pas vraiment à imaginer comment les choses pourraient être sérieusement
différentes pour nous, le monde le fera pour nous
.

Une Nature indissociable des stigmates historiques de la colonisation

Precious Koyomon Earthseed, installation MMK Photo Axel Schneider

La préservation de la nature est aussi indissociable de la suppression des stigmates historiques de la colonisation et de l’asservissement. Lors de sa première exposition institutionnelle en 2020 au MMK de Francfort, elle a présenté « Earthsee » utilisant le nom d’une religion fictive issue des récits de science-fiction de l’auteure afro-américaine Octavia E. Butler (1947-2006). Elle s’inspire de la parabole du semeur et aussi de celle des talents, qui proposent qu’une graine peut être transplantée n’importe où et survivre grâce à son adaptation.
L’exposition d’Okoyomon envisageait une « théologie de la mutation, du flux et du mouvement« . Dans une pièce intitulée « la résistance est une condition atmosphérique« , l’artiste a rempli l’espace de la galerie avec la vigne Kudzu. C’est la même plante qu’elle utilise pour son ‘installation-jardin’ The earth before the end of the world ‘ dans les corderies de la Biennale de Venise. Le kudzu est une vigne originaire d’Asie qui a été introduite pour la première fois par le gouvernement américain dans les fermes du Mississippi en 1876 comme moyen de fortifier l’érosion du sol local, qui avait été épuisé par une surexploitation du coton.  Le Kudzu s’est ensuite révélé une ‘mauvaise herbe’ invasive et incontrôlable. Cette plante est devenue un symbole pour beaucoup d’écrivains et d’artistes contestataires contre les inégalités qui affligent encore le monde. L’activiste américaine Alice Walker (1944-) a comparé le kudzu au racisme, écrivant que « si vous ne continuez pas à arracher les racines, elle repoussera plus vite que vous ne pourrez la détruire« .

Precious Okomoyon The earth before the end of the world (2022) Biennale de Venise

Capacité de changement et de revitalisation

Le Kudzu est pour Precious une métaphore de l’enchevêtrement de l’esclavage, de la racialisation et des risques environnementaux. Rappelons aussi que le Mississipi est lourd d’histoire pour la population noire car ce fut la région où Abraham Lincoln s’est fait le serment d’abolir l’esclavage.

Pourtant, malgré ses alertes sociétales, l’œuvre de cette artiste charismatique sait rester positive, projetant une dynamique de changement et de revitalisation.  Ainsi, le recours des matériaux organiques a un double objectif : rappeler la violence permanente dans notre histoire, célébrer la résilience de la nature à s’adapter et à s’épanouir malgré les destructions d’origine humaine.

Precious Okomoyon Luma Westbaucnelly Photo Rodriguez

Une histoire alternative et optimiste de l’humanité

Avec « The earth before the end of the world (2022) » installée à la Biennale de Venise et intitulée d’après un poème d’Ed Roberson (1939-), Precious métaphorise la façon dont les écrivains noirs ont dû et doivent encore naviguer et survivre dans les cataclysmes et les changements dans le paysage. Comment au-delà de ce manque total de sûreté et de sécurité, ils continuent d’oser à imaginer un avenir. Au milieu des bouleversements politiques et des menaces nucléaires, ces deux poètes revendiquent une histoire alternative et optimiste de l’humanité. Ils nous invitent à rêver d’autres façons dont les choses pourraient être. Pour eux, chaque apocalypse est aussi une révélation et une autre chance. Leurs poèmes et l’installation de Precious à Venise sont enracinés dans cette vérité fondamentale, comme une introduction pour la terre qui reste encore à venir.

Comment toutes les existences sont liées à la Nature

 A Venise, Precious invite le public dans un champ à la croissance sauvage où le kudzu apparaît au milieu d’une grande salle où on trouve aussi de la canne à sucre. Cette plante est une évocation de sa grand-mère qui a grandi dans sa maison et son jardin au Nigeria. Tout comme le kudzu, la canne à sucre reste le symbole historique de la traite négrière transatlantique.
Inspirée par « Monsieur Toussaint « (héros charismatique révolutionnaire à Saint-Domingue (la future Haïti) de 1788 à 1803) d’Édouard Glissant (1928-2011), dont la Martinique natale était autrefois l’un des plus grands producteurs de sucre au monde, l’installation d’Okoyomon tente d’invoquer une politique de révolte contre l’exploitation et de révolution écologique où toutes les existences sont intimement liées à la Nature. Cette œuvre montre ainsi tout ce qui l’inspire et ses attaches profondes avec la Nature lié au thème de la vie et de la mort. Dans la balade qu’elle propose entre les pierres, ses monticules de terre, son œuvre-jardin est traversée par un ruisseau où l’on voit parfois voler des papillons. Elle invite à se questionner sur ce qui pourrait advenir de notre monde dans cet environnement vivant en croissance. Dans un tel contexte naturel, les visiteurs de la biennale ne verront jamais la même œuvre vie du jour de l’ouverture jusqu’à sa fermeture.

De curieuses figures noires, faites de laine, de terre et de sang complètent la composition générale. Elles paraissent être là comme pour éloigner le danger et protéger l’installation au fur et à mesure que la nature prend le dessus, sans doute une métaphore subtile pour indiquer comment la culture noire serait indispensable mais aussi inconciliable avec les valeurs prônées aujourd’hui par l’Occident ?

Je crée des mondes. Chaque œuvre a son propre écosystème.

Des petites gouttes de langues démembrées

Ses installations immersives caractérisent l’œuvre multidisciplinaire de Precious, artiste multiculturelle Nigéro-Américaine née à Londres en 1993, qui vit aujourd’hui à New-York. Elle a passé ses premières années avec sa mère à Lagos, au Nigeria. Dès son plus jeune âge, elle a lu tout ce qui lui tombait sous la main, à commencer par la Bible familiale. Cette passion a rapidement conduit Okoyomon à composer de petites pépites d’écritures qu’elle appelle « petites gouttes de langue démembrées ». « Elle écrivait des poèmes et les cachait partout dans la maison et dans le jardin.
Lorsque la famille a déménagé à New York en 2017, elle faisait des promenades exploratoires et enregistrait ses réactions dans des notes sur son téléphone portable, composant des poèmes spontanés. L’artiste a incorporé ces écrits inventifs dans son premier recueil de poésie, « Ajebota » (signifiant en yoruba d’Afrique de l’Ouest  « enfant riche gâté »), qui a été publié par Bottlecap Press en 2016 et est composée de captures d’écran de messages texte. Elle y explore la complexité de son identité en tant qu’immigrante queer noire. C’est pourquoi, livres et lectures de poésie participent souvent à ses installations in situ qui transforment les salles des musées et des galeries entières en espaces de jeu et de réflexion.  

Un poème sans fin

 Precious a collaboré avec le designer industriel basé à Los Angeles Jonathan Olivares (1981-) pour une installation dans l’immense salle de spectacle McCourt du Shed de Manhattan avec des flèches en acier et des filets de camouflage disposés en cercle. Elle s’est inspirée du thème de la Tour de Babel, cette histoire originelle pour parler de la multiplicité des langues du monde trouvée dans le Livre de la Genèse. Une vidéo de la performance, qui comprenait également des lectures d’autres poètes, dont la ‘rock-star’ de la poésie américaine Eileen Myles (1949-) et Diamond Stingily (1990-) dont les écrits relient les mémoires personnelles et collectives aux questions économiques.
Il s’agissait de « détruire notre langue, de la reconstruire, d’écraser les mots les uns dans les autres. Comment créons-nous le langage pour accéder au nouveau monde ? Parce que c’est une chose de l’imaginer, mais comment écoutons-nous collectivement, voyons-nous de nouvelles langues et leur réservons-nous de la place ? » insiste Okoyomon. En transformant les vastes espaces du Shed et en les activant avec ses lectures de vers, elle souhaitait montrer à quel point il est possible de reconfigurer le monde qui nous entoure. Le changement, semble-t-elle suggérer, peut commencer modestement, par un mot. Tout se construit et part d’un poème, un poème sans fin », pour reconstruire un monde meilleur.

Des espaces de jeu culinaires créant tous azimuts

L’artiste sait aller encore au-delà. En tant que l’une des trois chefs qui constituent le collectif de cuisine queer « Spiral Theory Test Kitchen, STTK », avec ses amies artistes Bobbi Salvör et Quori Theodor, elle sait aussi préparer des banquets surréalistes. Leurs créations sont intentionnellement désordonnées et difficiles à résumer. Leurs recettes intuitives se déroulent sans directions précises, rendant leurs recettes presque impossibles à recréer.

Leur travail est autant inspiré par la poésie, la sculpture et la théorie qui s’étend même à la physique. Okoyomon indique que le trio s’est récemment préoccupé de la théorie de l’intrication quantique. Dans ce grand jeu de liberté absolue, parfois, les ingrédients sont choisis après le concept ou même le titre de la recette-œuvre. Dans un de leurs projets trans-espèce, un lézard fut convié à un dîner où on lui servit des grillons. Les noms de chacun des plats, comme « Commencer là où toi et moi finissons » se lisent comme un poème, un poème que Precious et ses complices aiment à vous faire manger.

Precious Okoyomon, This God Is a Slow Recovery, Frieze Artist Award supported by the Luma Foundation, Frieze New York 2021. Photo by Da Ping Luo, courtesy of Frieze.

Relier le réel et l’imaginaire dans la conscience du monde à venir

 Développant un univers géopolitique immersif, Precious appartient à cette génération d’artistes sans frontières tels qu’ Anicka Yi (1971-)  artiste conceptuelle corréenne dont le travail se situe à l’intersection du parfum, de la cuisine et de la science, Rirkrit Tiravanija (1961-) artiste thaïlandais dont les installations architecturales  sont des lieux interactifs avec le public pour partager des repas, cuisiner, lire ou encore jouer de la musique , l’artiste américain Pope L. (1955-), “pêcheur d’absurdité sociale » connu pour ses  performances interventionniste dans l’art public, Adrian Piper (1948-), artiste conceptuelle américaine et philosophe dont le travail aborde l’ ostracisme professionnel et le racisme, mais peut-être plus encore, Pierre Huyghe (1962-) artiste français dont les œuvres abattent les frontières entre fiction et réalité .

Comme ce dernier, Precious pourrait dire :« Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre réel et imaginaire ; ce dernier n’est qu’une autre instance de la réalité. Il est tout aussi précis, avec une mécanique aussi cohérente. »

 Ce que je cherche, c’est à inventer des fictions,
pour me donner ensuite les moyens réels de vérifier leur existence.

Pierre Huyghe

Pour suivre Precious Okoyomo

L’artiste a beau montrer son travail dans le monde entier, nous avons peu ou pas de link personnel et de galerie à vous proposer, sauf ce compte Instagram de fan

Agenda

  • Jusqu’au 27 novembre, Biennale de Venise aux Corderies de l’Arsenale.
  • LUMA  Voir Quadrophonic Playground Exploding Hearts, Errant Roots (Archatinidae), sculpture qui se compose d’un terratium en verre légèrement teinté de noir qui abrite des spécimens d’Archachatina marginata, une espèce d’escargot originaire d’Afrique de l’ouest. Dans une interview, Precious y revient sur le processus de production et aborde aussi la cruauté de la civilisation occidentale avec son impact sur l’environnement et la diversité.

Poème référence d’Ed Roberson pour l’œuvre présentée à la biennale de Venise

to see the earth before the end of the world

People are grabbing at the chance to see
the earth before the end of the world,
the world’s death piece by piece each longer than we.

Some endings of the world overlap our lived
time, skidding for generations
to the crash scene of species extinction
the five minutes it takes for the plane to fall,
the mile ago it takes to stop the train,
the small bay        to coast the liner into the ground,

the line of title to a nation    until the land dies,
the continent uninhabitable.
That very subtlety of time between

large and small
Media note        people chasing glaciers
in retreat up their valleys        and the speed…

watched ice was speed made invisible,
now—        its days and a few feet further away,
a subtle collapse of time between large

and our small human extinction.
If I have a table
at this event, mine bears an ice sculpture.

Of whatever loss it is    it last as long as ice
does until it disappears        into its polar white
and melts        and the ground beneath it, into vapor,

into air.    All that once chased us and we
chased to a balance chasing back, tooth for spear,
knife for claw,
locks us in this grip
we just now see
our own lives taken by
taking them out.          Hunting the bear,
we hunt the glacier with the changes come
of that choice.

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