Culture

Les Living Pictures de Sylvie Blocher libèrent une nouvelle poétique de la relation

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 16 février 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Les installations multimédias participatives de l’artiste Sylvie Blocher interrogent le rapport à l’autre, les identités et le genre. Elles repensent une modernité qu’elle juge autoritaire sous l’angle de l’altérité et de ‘décolonisation du moi’. Depuis 1991, ses Living Pictures dialoguent avec les inexistants ou invisibles avec lesquels elle partage son autorité d’artiste afin d’incarner une nouvelle poétique de la relation. Deux œuvres exposées, au NMNM- Villa Paloma de Monaco (jusqu’au 15 mai) et au CAPC de Bordeaux (jusqu’au 23 octobre) explorent d’autres possibles proposés par cette artiste qui se définit comme une « passeuse d’imaginaire ».

Montrer les corps qui se libèrent

Sylvie Blocher, Living Pictures, Les Témoins, Video stills, details

« Mes œuvres ne sont pas autoritaires. Elles dialoguent avec les lieux. Je ne crois pas ceux qui prônent un art autonome où la forme ne dialoguerait qu’avec la forme sans être affectée ni par les lieux, ni par l’histoire, ni par la mémoire, ni par les identités, ni par les désastres…Un art du piédestal ! » confie Sylvie Blocher convaincue que l’art s’ancre et résonne dans les corps sociaux.
Avec sa douceur et une apparence trompeuse de fragilité, son engagement de fer dans une pédagogie de velours repose sur « le matériau humain » des corps-identités. Sa caméra s’approche au plus près des personnes qui acceptent de se prêter à son jeu d’œuvres-questionnements. Celles et ceux qu’elle implique dans ses questions, semblent n’avoir attendus que cette écoute privilégiée pour libérer une parole que l’artiste réalisatrice sait faire ressortir magnifiquement.

Une écoute inclusive sans artifice

Ce qui est fascinant dans cette œuvre est de voir comment, la pudeur étant vite évacuée, chacun accepte de se livrer pleinement pour révéler sans fard leur substantifique moelle spirituelle ou intellectuelle. Elle donne le temps au temps et peut filmer pendant des heures pour attendre le moment magique où tout bascule et libère splendidement l’émotion à l’état pur. Il n’y a pas de casting préétabli.

Sylvie Blocher, Living Pictures, 10 minutes de liberté en 1998, avec le collège Coudekerque-Branche, commune du nord de la France, qui abritaient beaucoup d’enfants en grande pauvreté.

Le panorama des témoins bénévoles – qu’elle recrute par annonces ou distribution de brochures – est large : paysans chinois, habitants de Saint-Denis ou de favela de São Paulo, mais aussi milliardaires de la Silicon Valley ou encore des physiciens du CERN à Genève…. Elle monte elle-même ses images vidéo fortes d’un dispositif souvent frontal, laissant des pixels et des couleurs dont les imperfections ne sont pas reprises, pour un matériau brut qui renforce le trouble entre la réalité et l’image.
Mais attention ! Cela peut aussi faire très mal. Certaines des questions qu’elle met sur la table vous mettent souvent face à ce que l’être a de plus barbare. « L’art, pour moi ce n’est pas un métier, c’est un engagement de tous les jours. J’ai travaillé sur l’esclavage à la Nouvelle-Orléans, sur les communautés latino à San Antonio, sur la relégation des Turcs à Düsseldorf, avec des chauffeurs de taxi illégaux à Toronto, avec des Chinois déplacés de force à Nanling, avec des aborigènes en Australie, avec des enfants de Sevran Beaudottes …  … » nous précise-t-elle.

https://youtu.be/YCAWJQ9zxnk

L’expérimentation de l’en commun

Sylvie Blocher, 1/3, A more perfect day, interprété par David Bichindaritz, 5’50’’ Projection HD sur bois 300cmx168 . Coll. MNMN

Réduire son engagement en démarche ‘politique’ manque d’une perspective utopique, même si l’artiste regarde avec amitié des rebelles telles que Ulrike Meinhof, Patti Smith ou Nina Hagen… « Je me suis engagée dans l’art. D’où je venais, l’art était un lieu inaccessible, mais qui me semblait le seul possible pour une expérimentation de l’en commun, au sens où l’entendait Hannah Arendt, c’est-à-dire un espace où de la liberté peut apparaître » répond-elle en complétant : « Je ne pensais pas, quand j’ai commencé, faire un art politique, mais de l’art ! … Je me sens loin d’un art qui ne parle que d’art. Je me tiens du côté d’un art qui peut être affecté par le monde qui l’entoure. Un art de l’impureté et non un art de la pureté. Un art de trésors de rien plutôt que du côté du Grand Art, toujours si héroïque ou si religieux. Je m’intéresse à ce qui se trame entre les choses et non pas aux figures spectaculaires… ».
Ses revendications, que certains qualifient de politiques, Sylvie Blocher les déploient dans une œuvre artistique qui n’a besoin ni de la légitimation des ‘Pères’ pour se penser et se construire, ni de frontières pour dévoiler d’autres possibles.

Des images vidéos ‘en vie’

Avec la vidéo, « un médium “prolétaire” vis-à-vis du cinéma », comme elle le revendique, elle développe une série d’œuvres, ses « Living Pictures, suite », des portraits qui sortent des poses habituelles, avec lesquels elle « partage son autorité d’artiste avec les modèles », et qu’ainsi elle n’est jamais certaine de pouvoir mener à bien.

Sylvie Blocher, Living Pictures, JE ET NOUS, 2003, tournée avec 100 habitants du quartier des Beaudottes, quartier d’émigrés de la ville de Sevran

Nul n’est prophète dans son pays et cette artiste aux portraits ‘inclassifiables’ est beaucoup invitée à l’étranger (Europe, Amérique du Nord, Brésil, Inde, Chine, Australie, Afrique, etc…) où à chaque fois la vidéaste réalise une œuvre originale liée à l’histoire des pays qui l’accueille. Les tournages varient en fonction de l’environnement social et politique et, bien entendu, de ce qu’elle-même ressent de ces rencontres. Elle ‘épouse’ véritablement les personnes retenues pour chaque projet avec lesquelles elle passe de longues heures pour arriver au moment « du lâcher prise.»

 

Chaque Living Pictures s’appuie sur un protocole de production aux règles strictes : « Je ne connais jamais le nom ni le sexe des personnes que je m’apprête à recevoir. Je ne les interroge pas sur le plan privé ; je ne tourne toujours qu’une seule fois, m’interdis de couper dans une réponse et monte les séquences dans l’ordre de passage ». Lors de l’échange, elle est toujours hors champ, suggérant d’imaginer s’adresser à la personne de son choix mais au visage absent. Elle réussit à chaque fois à faire oublier la caméra.
Des revendications, que certains qualifient de politiques, mais Sylvie Blocher les déploient dans une œuvre artistique qui n’a pas besoin ni de la légitimation des ‘Pères’ pour se penser, se construire, ni de frontières pour dévoiler d’autres possibles.

Du « trésor de rien », au trésor d’imaginaires

« Je sens leur respiration, leur silence, leurs hésitations. A un moment donné, et je ne veux pas savoir pourquoi, une de mes questions produit comme une sorte de trou, de mini cataclysme : ils se figent complètement. » C’est cet instant particulier, ce « trésor de rien », qui constitue le cœur de l’œuvre recherchée par l’artiste « C’est un moment de transgression – j’aime dire que je suis une infiltreuse – ; quand ils basculent, ces gens sont dans une autre partie d’eux-mêmes ; ils ne se ressemblent plus et, souvent, ils deviennent incroyablement beaux. »  Ils nourrissent alors un imaginaire et une force insoupçonnés.
« On est tous formatésMais les plus grands contrôleurs de nous-mêmes, c’est nous ; or, pour avoir un imaginaire, il faut sortir de toute forme de contrôle. Je cherche ce qu’il y a d’enfoui, qui s’échappe, et que le corps fait ressortir. Je suis une passeuse d’imaginaire. » explique cette artiste-sphynx qui se confronte aux imaginaires des autres en creusant comme nul autre pareil les identités, les genres, les couleurs de peau, les mémoires interdites, les déterminismes et les codes de représentation. Le public est confronté à « une poétique de la relation » parfois déstabilisante qui tente d’inventer une autre distribution des rôles et des mots au sein d’une société contemporaine où l’artiste juge que l’altérité est attaquée sans relâche.

Résilience …

Sylvie Blocher, Dreams have a langage, Part 2, Sylvie Blocher. Donato Rotunno – Tarantula, 46’47. 2016

Son œuvre toute en sensibilité et émotions est sans nul doute l’expression de sa résilience. Née dans les années 50 en Alsace, elle fut meurtrie par un père violent et maltraitant pour qui l’imaginaire et encore moins l’intuition n’avaient de place. Cette analyse des interdits l’a amené très loin. Afin d’en comprendre et décortiquer les mécanismes, elle a voulu repenser la modernité par une lecture des témoignages de déportés et des discours antisémites de Goebbels ou, autre exemple, à porter un regard sur les tortures infligées par des dictateurs tel que le cambodgien Pol Pot, criminel de son propre peuple ….
Mais, ses œuvres ne sont pas faites pour jouer sur les émotions, elles visent juste à faire réfléchir, à déconstruire une Histoire, à affronter nos passés et à devenir ainsi à notre tour des témoins. Elles « portent en elles quelque chose qui échappe au seul raisonnement de ce qui nous est donné de voir, et qui se tient dans le partage d’une expérience, […] une expérience singulière et c’est parce que celle-ci nous est restituée que quelque chose nous parvient… et fait de ceux et celles qui acceptent de se laisser atteindre, à leur tour, des porteur.ses de voix […] de ce qui a été arraché au silence » exprime-t-elle avec splendeur.

… Porteuse de voix et d’identités…

Sylvie Blocher est une conteuse-passeuse incroyable. Elle écrit comme elle parle dans un flot qui parait ininterrompu. On l’écouterait pendant des heures tant elle a à dire et tant elle le dit bien. L’interviewer c’est faire face à un tsunami d’informations qui vous font voyager aux quatre coins du monde en ne sachant plus par quel bout commencer l’article. Elle ne monte jamais le ton mais les messages sont là, fermes, directs souvent douloureux qui ne retiennent pas ses larmes dans sa pudique solitude.

et altérité en étendard 

Sylvie Blocher, Change the Scenario, 2013, 6’15’’ Projection HD sur contreplaqué. Ed. 13, avec Shaun Ross, Coll. CNAP Paris

L’altérité est aussi devenue pour elle un mode de vie qui l’amène à rechercher des expériences avec l’Autre. Cela la conduit parfois à des situations radicales comme en 1991 où, pour s’opposer aux propos de l’artiste Daniel Buren sur la « démission » des artistes face aux enjeux de la modernité, elle lui a répondu frontalement en questionnant une modernité blanche, colonialiste et masculine-hétérosexuelle. C’est à partir de ce moment qu’elle a décidé de n’utiliser que le format vidéo pour filmer « le matériau incontrôlable » de l’humain, mettant l’accent sur la responsabilité éthique et politique de l’art. Depuis elle fait naitre dans ces œuvres vidéo un ‘Je Nous Sommes’ de toutes les victimes, et de toutes ces voix singulières à qui ses performances donnent une place et un droit de réponse.

S’inventer autrement, une ambition et une utopie

Pour sa monographie au MUDAM (Luxembourg, 2015) « S’inventer autrement » elle a transformé pendant un mois le monumental hall d’entrée en un plateau de tournage en proposant aux personnes de venir se détacher du sol et de s’élever quelques minutes à plusieurs mètres de hauteur dans l’idée de quitter le monde pour mieux le repenser. La condition pour participer à l’œuvre était en effet pour les cent personnes qui se sont inscrites de se présenter avec une idée pour « changer le monde ».
Sous les verrières on trouvait une machine de vol, un fond de tournage de 15 m x 10 m, deux caméras, les machines de montage et une petite serre de jardin translucide avec deux sièges pour les interviews. Les rushs étaient montés et injectés immédiatement sur les quatre écrans de « Dreams have a langage/ Part 1 ».

Réunir des récits pour repenser le monde

Sylvie Blocher, Dreams have a langage, Part 1, HD 4 fois 5’ 2015, Projections sur bois 280 cm x 157 cm

Le but du projet était aussi d’utiliser les propositions apportées par les participants pour écrire un scénario de film qui serait filmé la nuit dans le musée. Avec la machine de vol, celles et ceux qui furent accrochés à 12 mètres de haut ont éprouvé soit de l’extase ou ont revécu des traumas. « J’ai alors écrit une histoire de fin du monde : des personnes, après une catastrophe nucléaire irrémédiable, attendent la mort dans le dernier refuge, en faisant des exercices de bonheur sous l’emprise d’un homme autoritaire. C’est alors que deux extraterrestres apparaissent venus interroger les derniers humains sur le pourquoi de cette destruction finale. Certains se mettent alors à témoigner de l’innommable et poussent une jeune femme à s’enfuir pour revoir une dernière fois la lumière.  Dehors elle rencontre une forme humaine nue, qui d’abord lui fait peur car elle ne lui ressemble pas. Ils se touchent d’abord maladroitement, s’acceptent et s’assoit ensemble pour attendre la lumière. »
Fausse-fiction-kaléidoscope des récits réunis, Sylvie travaille sur la complexité des vies qu’elle ne voit ni simple ni binaire en recherchant le ‘dissensus’ qui permet d’ouvrir les portes pour repenser le monde.

Du conceptuel à l’émancipation active 

Toujours proche du terrain, jusqu’à cette année, Sylvie a enseigné 30 ans à l’Ecole nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy. Elle a aussi créé en 1988, avec l’architecte urbaniste François Daune, le collectif Campement Urbain. Ce dernier défend la vitalité et la puissance des banlieues et des zones reléguées (les nouvelles urbanités) dans leurs capacités à inventer d’autres configurations spatiales et d’autres hospitalités. Ils reprennent le concept d’archipel développé par le philosophe Édouard Glissant (1928-2011)  appliqué au domaine de l’urbain.  Le collectif invente des espaces publics —élaborés avec les habitants — pensés comme des lieux de rencontre et d’émancipation.

L’émerveillement de la cerise sur le gâteau

« Je désire toujours la cerise sur le gâteau. Cette petite chose qui m’a toujours fait rêver… et si délicieuse dans la bouche. La cerise, c’est le pouvoir de l’imaginaire. L’émerveillement est toujours un peu déceptif, car c’est la tentative qui importe. L’émerveillement, c’est du désir. » Difficile de ‘cadrer’ une telle artiste qui vous fait passer de l’eau froide (gelée) à l’eau chaude (brulante), de difficiles remises en causes à l’émerveillement qu’avec l’Homme tout est toujours possible, du pire au meilleur.
Elle vous invite à saisir tant qu’il est temps la cerise sur le gâteau. Bon appétit !

Pour suivre Sylvie Blocher

Le site de Sylvie Blocher  

 

à voir : Deux de ses installations vidéo sont actuellement visibles en France :

Jusqu’au 15 mai 22. « A more perfect day » dans « Tremblements », exposition au nouveau musée d’art moderne de Monaco (NMNM – Villa Paloma) en hommage à Edouard Glissant philosophe du Tout-Monde. Le premier des Speeches, tourné pour la Biennale de Lyon, « le Spectacle du quotidien » fait partie de beaux discours ou de textes utopiques qui ont promis le bonheur, mais ont failli.

Sylvie Blocher, 2/3, A more perfect day. Coll. MNMN.

« A More perfect day » 2009 est le discours que Barack Obama a écrit avant son élection, en réponse aux attaques des médias contre le pasteur qui l’avait marié. C’est un texte d’une grande beauté, exigeant, qui laisse à penser que s’il devient président des États-Unis il se battra pour la reconnaissance des races et des genres. Sylvie Blocher s’est intéressée à lui car il ne correspondait pas à l’image du cow-boy viril comme l’avaient été ses prédécesseurs  « J’ai convaincu David Bichindaritz, jeune chanteur rencontré 10 ans plus tôt à l’Ircam, de chanter ce discours le torse peint mi-noir-mi-blanc avec un ton de voix très haut, et de façon extrêmement douce. À l’inverse des voix communiquantes et fausses des politiciens », précise l’artiste.

Jusqu’au 23 octobre 22 : « Change the scénario » (collection du CNAP) dans Le tour du jour en quatre-vingts mondes au CAPC de Bordeaux. Au CAPC, la directrice du musée Sandra Patron revisite la collection, majoritairement basée sur un socle masculin et anglo-européen, alors que depuis le XVIIe siècle, l’histoire de Bordeaux s’écrit à travers son rapport avec l’Afrique, l’Asie et les Amériques. Elle y ajoute des œuvres d’artistes de la diversité et des artistes femmes.  L’installation vidéo « Change the scénario » de Sylvie Blocher ouvre l’exposition et introduit son intention de changer le récit de l’histoire.

Installation, « Change the scénario » (collection du CNAP) dans Le tour du jour en quatre-vingts mondes au CAPC de Bordeaux

« J’ai tourné « Change the Scénario » en 2013 avec le top model Shaun Ross. On s’était rencontré quelques mois plus tôt pour tourner la série des « Speeches » pour la biennale de Liverpool. Je lui ai proposé de réactiver l’œuvre de Bruce Nauman « The art Make Up » 1967, où Bruce se peint le visage en blanc, rose, vert et noir. Or Shaun m’avait raconté qu’il était le seul « blanc albinos » d’une famille d’afro-américain des Queens à la peau très noire. Sa naissance a été comme l’arrivée du diable. Sur le premier écran Shaun a du mal à étaler la peinture blanche. Il commence par ses cheveux et son visage. Immédiatement ça convoque des images anthropologiques. Sur l’autre écran il applique la couleur noire comme s’il partait en guerre. Il semble puissant et il fait peur. Mais une fois son corps entièrement recouvert de noir il ressemble à un migrant fragile, alors que son corps recouvert de blanc apparait très puissant. Il bouleverse nos codes de lecture et nos fantasmes de puissance et de soumission. » SB

https://youtu.be/ifi4NTqi51o

 

 

Partager

Articles similaires

Le carnet de lecture de Benoit Chapon, artiste multimédium, United Nations

Voir l'article

Forgetmat suspend l’esprit Olympique

Voir l'article

Le carnet de lecture de Véronique Durruty, artiste visuelle

Voir l'article

Front contre front, Ensemble, de Marie-Laure Viebel, Place Saint-Germain-des-Près

Voir l'article