Culture
Les Présences imparfaites de Youness Bousenna (Rivages), le portrait d’une vie sans filtre
(Artistes inspirants) Pour réussir sa vie, encore faut-il parvenir à sortir de soi nous dit Youness Bousenna dans Les présences imparfaites, confession sans fard d’un homme sans qualités et portrait d’époque virtuoses.
Les deux modalités d’écriture sont l’une et l’autre si parfaitement maîtrisées par l’auteur de ce premier roman, lauréat du Prix Fénéon 2024, remis par la Chancellerie des universités de Paris, qu’il est en effet impossible de les départager. Anne-Sophie Barreau a été soufflée du bout à l’autre par la maîtrise de l’aveu sans concession de celui qui fait ici « l’étude d’une vie sans filtre ».
« J’ai cinquante-huit ans : il n’y aura pas de retour »
Les mots sont définitifs
Leur sens s’éclaire quelques lignes plus loin :
« À cet âge, on ne change plus. Non qu’on ne puisse s’amender, mais on ne change plus les conditions, on ne prend plus les chemins délaissés ; on s’enfonce dans le long couloir de ses choix qui finissent pas choisir pour vous. Et je sais comment se termine l’existence des gens de ma race : les vieux égoïstes finissent mal ».
Pourquoi Marc Pépin, le narrateur, est-il si sombre, à peine sa confession a-t-elle commencé – laquelle prend dans Les présences imparfaites la forme d’un bilan aussi lucide qu’impitoyable ? Le lecteur, cependant, est-il si surpris ?
Le livre s’ouvre sur les années de jeunesse de cet anti-héros.
Enfant de la classe moyenne, grandi à Thiais, Marc Pépin a connu une adolescence sans souffrance.
« Mon drame se joue ici. Je n’avais aucune raison de me plaindre ».
Celle-ci est « molle, sans relief, insipide », seulement égayée par les visites au Centre commercial Belle Epine. Marc Pépin en a conçu un vif désir de « réussir sa vie ». Mais il plane, on le sent, une menace latente au-dessus de cet « ennui transperçant tout » qui a laissé sur lui « son inaltérable empreinte ».
Les cases de la réussite
Il les coche bientôt toutes : il est non seulement grand reporter au Figaro, mais également romancier – faisant ses gammes avec Le petit chef et Un destin irakien jusqu’à ce que nos Nos défêtes apparaisse dans la sélection du Renaudot.
On le dit tout net : on est d’un bout à l’autre soufflé par le talent de Youness Boussena, aussi habile à se mettre dans la peau d’un journaliste couvrant les conflits qui ensanglantent la planète – on jurerait que le jeune auteur a connu l’Irak de Saddam Hussein du temps de la guerre avec l’Iran, « La Révolution des Tulipes » au Kirghizistan, on est, de même, impressionné par sa fine connaissance des arcanes diplomatiques – que dans celle d’un homme de lettres, d’un homme tout court, appartenant à une autre génération que la sienne.
Avec à la clé deux modalités d’écriture parfaitement maîtrisées : documentée, charpentée, parfois acerbe pour le portrait d’époque
Le passage à l’an 2000, pour ce citer que lui, est gratiné :
« 2000 : ce zénith scintillait, devenait la référence ultime, et les enseignes jouant sur ce futurisme de pacotille (Optic 2000, Sport 2000) devenaient aussitôt ringardes dans leur enthousiasme déplacé, danseurs éternels d’une kermesse que tout le monde allait quitter ».
Registre de l’aveu sans concession pour celui qui fait ici « l’étude d’une vie sans filtre »

Youness Bousenna signe son premier roman Les présences imparfaites Photo Audrey Dufer
Il n’écrit pour aucun lecteur, pas même pour lui :
« Ce livre ne sera jamais vendu, n’aura aucun prix ni dépôt légal ; il sera au mieux retrouvé un jour dans mes affaires ».
Au Kirghizistan, une nuit, Marc Pépin a une épiphanie : « Les étoiles par milliers, formaient ce que je n’ose qualifier de pluie tant l’image est éculée. C’était peut-être une grêle, une avalanche, un déluge ; ou peut-être rien. L’ailleurs qu’elles signalent nous échappe. Il m’attirait d’un magnétisme curieux, qui me donnait la sensation de plonger sans tomber (…) Moi, une autre envie me vint : écrire pour que ce moment soit entier, qu’il ne file pas pour rien ».
Mais est-il encore temps pour celui qui a commis l’innommable, qu’on ne révélera pas, et qui, malgré son désir de dépasser les déterminismes originels, n’est jamais parvenu à sortir de lui-même ?
Coup d’essai, coup de maître.
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