Culture

Littérature : Anne-Sophie Barreau & Camille Reynaud, deux auteures lues par Jean-Philippe Domecq

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 27 novembre 2022

On parle prix littéraires, disparitions glorieuses, grosse rentrée de janvier après celle d’automne, mais, entre les mailles du filet, les gros éditeurs ne cherchent plus que gros poissons aux promesses de tirages, les petits poissons gouteux, qualitatifs aux tirages secrets, échappent à l’attention, malgré eux, malgré leur œuvre. Dans ses filets, Jean-Philippe Domecq retient deux auteures : Anne-Sophie Barreau, Ceci, maintenant qu’il le faut (Amazon) & Camille Reynaud, Et par endroits ça fait des nœuds (éd. Autrement).

Que révèle la bigoterie de l’encensement systématique ?

Soit dit en passant, mais est-ce permis ? Non, ce ne l’est pas à Paris, dirait un Persan de Montesquieu aujourd’hui : en culture parisienne, l’esprit critique, ressort sine qua non de la culture, n’est pas permis, il est même muselé comme il ne l’est pas en politique.

Mais tant pis, glissons des choses, à Singular’s la définition d’« art de vivre » peut ajouter : « librement ». Glissons qu’en France ces temps-ci, toute mort ou consécration est quasiment devancée par la clameur de louanges et numéros spéciaux comme aux spectacles les gens d’aujourd’hui applaudissent avant la fin de la pièce ou du concert. L’explication tient à l’idéologie de l’individualisme narcissique : on veut « en être », vite, comme être sur la photo d’un enterrement ; tout un chacun sur son réseau social s’empresse de dire que « lui aussi » a toujours adoré Ernaux, Soulages, Bobin, Godard. La palme restera, de toute éternité, au magazine Les Inrocks titrant : « Godard : la mort de Dieu ». Wouaww, snobisme quand tu nous tiens !… Je dis bigoterie typique car un symptôme d’hystérie la révèle : au moindre contrepoint que vous émettez, vous êtes traité de tout.

C’est bien cela : l’esprit critique est permis en démocratie partout, sauf en culture.
Jean-Philippe Domecq

Annie Ernaux serait-elle publiée à ses débuts aujourd’hui ?

On peut tout de même suggérer, tranquillement, sans violence ni polémique aucune, que Christian Bobin (1951 – 2022) a beau avoir disparu le 23 novembre dernier, « Dieu ait son âme », disons sans sacrilège puisqu’il était croyant et avait le droit de l’être ; cela n’empêche pas que son œuvre fût bien brave.

On peut aussi dire qu’on est content pour Annie Ernaux que le Prix Nobel de Littérature lui a été décerné, mais que trois Nobel français en seulement quatorze ans (avant elle, Jean-Marie Le Clézio en 2008 puis Patrick Modiano en 2014), tous parus chez Gallimard, n’avaient peut-être pas l’envergure mais que la stratégie éditoriale fut pas mal du tout.
Cela étant, la littérature d’Annie Ernaux témoigne d’un itinéraire social qui nous parle, à tous. Pourquoi toutefois présente-telle son milieu d’origine comme un complexe ? C’est la grande bourgeoisie française qui pourrait plutôt être complexée, à certains moments de l’histoire.
Reste qu’Annie Ernaux a donné voix à celles et ceux qui ne l’avaient guère, et à la vie sociale qui en soi n’a nulle « zones grises ». Il y a surtout une tonalité d’écriture qui n’en rajoute pas. J’en connais une autre.

L’aigüe perception des êtres et des choses, « maintenant qu’il le faut »…

Par la loi du heureux hasard, puisqu’elle a été obligée de publier à son compte, je suis tombé sur une auteure qui décrit la tresse du monde affectif et extérieur avec une écriture aussi économe que celle d’Annie Ernaux, mais plus poétique dans la simplicité même, bien à elle. Son titre déjà dit ce style d’Anne-Sophie Barreau : Ceci, maintenant qu’il le faut. C’est mat et prenant comme une voix off de film. De fait, Anne-Sophie Barreau a le cinéma dans le sang mais chez elle c’est intégré dans le regard et la mémoire personnelle avec le naturel du vécu, comme peu de romanciers assument de le faire.

Ecoutez comme en même temps on voit-entend lorsqu’elle campe la situation du récit : « Dans la ville, il y a cette portion de trottoir, je sais exactement à quel endroit de la rue, où pour la première fois j’ai pensé « j’aime cet homme », et à quelques encablures, cette autre, où, sur le chemin qui me conduisit chez elle (…), je me suis sentie pousser des ailes – quand je dis qu’ils ne savent pas, lui et elle, à quel point ils se donnent la main. Rue de Navarin, à égale distance l’une de l’autre, il y a cette plaque : François Truffaut (1932 – 1984) cinéaste ».

Au commencement, les deux histoires s’écrivent comme sur la peau d’une même ville,
celle où je vais seule aujourd’hui, et quand, au retour, je passe devant la plaque à la mémoire de François Truffaut,
c’est comme se ressourcer
.
Et « rembobiner ».
Anne-Sophie Barreau

« Rembobiner » est un verbe dont Anne-Sophie Barreau fait ponctuation narrative, le fondu-enchaîné de la mémoire amoureuse qui remonte. Car c’est de cela qu’il s’agit, la narratrice s’interroge sur ce qu’elle a vécu et vit encore entre la récente rencontre d’une femme passionnément aimée sans retour, et l’amour pour l’homme qui traverse leur temps à tous deux, quoi qu’il soit advenu de l’éloignement… Je ne divulgue rien de la trame à dessein, on comprend pourquoi, on comprend surtout ce que c’est que l’interrogation sur le « toujours » étrange de l’amour.

Anne-Sophe Barreau l’évoque avec une pudeur directe, s’il est permis de le dire ainsi : elle va au fond de l’entrelacs des affects et désirs, de leurs dénouements et torsions, avec la mélopée de mélancolie tenue, comme la chanson de Jeanne Moreau sur laquelle elle nous laisse dans les pointillés de la vie, Le blues indolent, où « Je suis indolente, mes yeux sont vagues, vagues, vagues » tellement sans doute que « Les passants hésitent en me croisant ».
Pendant ce temps, dans la ville et les paysages de mer et de montagne, Anne-Sophie Barreau capte le quotidien tel qu’il révèle ses signes enfouis à la surface ; le promeneur surréaliste de Nadja mais aussi les dériveurs situationnistes auraient dévoré ce livre tant il donne un sens premier à l’expression : en un clin d’œil. Glimpses of Life, chanterait-on volontiers sous la pluie en suivant l’œil hyper-ouvert d’Anne-Sophie Barreau de par ce monde et le sien.
La poésie à l’ordre du jour, sans fard, sans fard, sans fard, dirait la chanson. Quel charme…

Et par endroits ça fait des nœuds

On peut tomber aussi, d’un coup, dans un instant de nuit qui va changer toutes vos perceptions, puis tout, votre existence. Le premier roman de Camille Reynaud raconte comment une jeune femme va se sortir, en la décrivant, d’une rupture d’anévrisme. Cette autofiction qui ne joue pas, elle, qui sent sa prise autobiographique directe, est un récit fascinant parce que l’auteure nous montre ce que c’est qu’écrire pour vivre – et non pas le contraire comme c’est presque toujours le cas dans les autofictions à succès (genre Angot, et toc voilà encore quelque chose qu’il ne fait pas bon dire, mais je dis).
Camille, à 23 ans, n’a pas le choix, elle ne comprend pas ce qui lui arrive, les obscurcissements d’esprit, rétrécissements de champ de vision, troubles et douleurs qui montent, jusqu’à ce que le diagnostic tombe. Elle entend tout là-dessus autour d’elle, les termes cliniques terribles, et aussi les faux apaisements. Elle va vouloir savoir, comprendre, se diagnostiquer. Comment, puisqu’elle n’est pas médecin (l’auteure est diplômée de l’EHESS) ? Par tout ce que l’intelligence, l’humour, la passion de comprendre vont lui apprendre et, ce faisant, la guérir.

L’enjeu n’est pas mince : rupture d’anévrisme et c’est le moi qui part, sa personne qui est menacée de dilution ultime. L’originalité de ce récit vient de ce que l’auteure ne s’est pas limitée aux descriptions de perception modifiée – pourtant tout un monde dans le cas de ce qui lui arrive ; non, pour elle la littérature ne craint pas de miser aussi l’intelligence à fond, la connaissance qu’elle peut récolter, puisqu’il y a urgence. Elle mise tout, à vrai dire.

Résultat, cette auteure est à suivre, incontestablement. On a hâte de savoir ce qui va lui advenir, après ce péril extrême qui l’a révélée. Parions dès maintenant.

#Lu par Jean-Philippe Domecq

Pour suivre Jean-Philippe Domecq

Références bibliographiques

  • Anne-Sophie Barreau, Ceci, maintenant qu’il le faut, auto-édité, en vente chez Amazon, 126p., 9,50€.
  • Camille Reynaud, Et par endroits ça fait des nœuds, éd. Autrement, 320p., 16,90€

Son blog
Ses chroniques Ce qui reste du temps qui passe.

Dernières parutions

Heures de Paris, les nouvelles minutes parisiennes 1900-2020, La Bibliothèque, 2020, 22€

Dans la lignée de ces magnifiques « albums » collectifs, Minutes parisiennes, de l’éditeur Ollendorff, dont il s’inspire par la qualité de l’édition (maquette, illustrations, papier ), ce premier tome croise la chronique sensible de trois heures d’un soir de Paris,  7h, 9h et 10h ; chacune vue par des auteurs de 1900 : Gustave Geffroy (1855-1926), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Charles Jouas (1866-1942), Jean Lorrain (1855- 1906) et de 2020, Jean-Philippe Domecq (texte et photos) et la dessinatrice Nadja.

Bibliographie sélective chez Pocket Agora

  • Le film de nos films (2020)
  • Comédie de la critique, Trente ans d’art contemporain (Pocket, 2015)
  • Ce que nous dit la vitesse (2013)

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