Culture
Le carnet de Dédicaces de Laure Favre-Kahn, pianiste
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 15 novembre 2024
Projet atypique et très personnel, sept ans après « Vers la flamme » (cd Naïve) pour son 13ème album solo, Laure Favre-Kahn a demandé à 14 personnalités – d’Axel Kahn à Sempé, de Claude Lelouch à Amanda Sthers, et quelques amis musiciens – de choisir une œuvre que la pianiste leur dédie. Dédicaces qu’elle produit dans son propre label Opus 47 est le bouquet de ces échanges. Avant son prochain concert dédié à ce programme le 23 novembre au festival Piano en fleurs, à Marseille, elle revient pour Olivier Olgan sur l’admiration qu’elle porte à de « belles personnes » dans son cheminement artistique et musical.
A tout point de vue, ce 13e cd est fondateur
Laure Favre-Kahn s’est faite productrice en créant son propre label Opus47 pour le porter à bien comme elle l’entendait. Son programme elle a choisi de le construire avec quelques-unes des personnalités qui comptent pour elle : cinéaste, généticien, écrivain ou danseur étoile, sans oublier de fidèles musiciens tout genre confondu, du jazz à la variété et quelques partenaires de musique de chambre.
Pour ses « Dédicaces », à double sens, elle a su aussi lâcher prise pour s’en remettre à leurs admirations, ou leur curiosité, … pour mieux brosser au piano leurs mots, leur originalité, leur charisme et sa reconnaissance.
Pour la première fois, je n’ai pas choisi moi-même son contenu musical. En tant que musiciens, nos interprétations se nourrissent de nos inspirations, qui elles-mêmes s’enrichissent de nos rencontres. Ainsi notre ADN artistique se façonne et ne cesse d’évoluer, et certaines personnes jouent un rôle fondamental dans ce cheminement.
Laure Favre-Kahn.
Un concentré de reconnaissance
Ce condensé de vie, pétrie de reconnaissance et de respect est pour beaucoup dans la force expressive de ces 14 « Dédicaces ». Son jeu pianistique kaléidoscopique y distille avec sa générosité habituelle autant ses sentiments, que la vitalité de ces musiques qui leur correspondent.
La pianiste a accepté de détailler les réminiscences parfois intimes de ses admirations où la diversité, l’ouverture d’esprit, et la créativité sont des valeurs fondamentales.
Olivier Olgan
Le carnet de Dédicaces de Laure Favre-Kahn
pour Claude Lelouch, Francis Lai (1932-2018) « Un homme et une femme » (arr. Cyrille Lehn)
Pour être honnête, je pensais qu’il allait me proposer une œuvre vraiment du répertoire pianistique, parce que dans ses films, il y en a beaucoup, notamment de Rachmaninoff et ses concertos. Même si elle parait évidente, je n’avais pas forcément envisagé cette proposition de Françis Lai, très cohérente et pertinente pour lui, évidemment.
Claude Lelouch a un univers toujours particulier, une manière de filmer toujours singulière. J’aime sa manière de nous raconter des histoires avec toujours le fil conducteur de l’amour, et approfondir les relations humaines avec toutes leurs complexités. Il joue toujours avec la temporalité, avec des flashbacks, des retours. Il y a toujours aussi cette notion de hasard qui n’existe pas, de coïncidence qui influe le destin que j’aime beaucoup. Je connais aussi son attachement symbolique au 13. D’ailleurs, « Finalement » son 51e film sort le 13 novembre. Sa boîte de production s’appelle Les films 13. Toutes les choses importantes dans sa vie se sont déroulées un 13. J’ai insisté en lui écrivant que c’était mon 13ᵉ album. Hasard ou coïncidence, lui, il sait que ce n’est pas un hasard, mon disque est sorti le 13 septembre.
Mon film préféré ? Partir, revenir
Pour Alain Duault, George Bizet (1838-1875) La Farandole, extrait de l’Arlésienne, transcription de la suite orchestrale n°2 (arr. Cyrille Lehn)
J’ai beaucoup d’affection pour Alain Duault. D’abord parce qu’il me connaît depuis… que j’ai 19 ans! Depuis mon tout premier disque, il est resté extrêmement fidèle. Et il a toujours été très présent, très honnête et de très bon conseil. Il me connaît bien, il m’a beaucoup aidé, fait jouer. J’ai une relation avec beaucoup de tendresse et d’affection. C’est quelqu’un que j’admire pour la passion qu’il a pour son métier. Il est boulimique de musiques, de lectures. Ce poète écrit lui-même merveilleusement bien.
Pourquoi la farandole L’Arlésienne de Bizet ? Il m’a déjà demandé il y a une dizaine d’années, de la jouer dans un concert qu’il présentait autour de la musique française. C’est une œuvre que je n’aurais pas eu forcément l’idée de rajouter à mon répertoire. Mais je suis moi-même Arlésienne. Quand il présente les concerts, il aime bien raconter des histoires et faire des liens. Il aime bien cette pièce. Du coup, elle nous lie.
En tout cas, elle est pianistiquement galvanisante quand on la joue avec ce tempo.
Pour Charles Berling, Frédéric Chopin (1810-1849) Nocturne n°20 en do dièse mineur op.posth.
Nous avons travaillé ensemble en 2010 sur un concert-lecture pour célébrer l’année Chopin. J’avais fait une sélection des lettres de la correspondance de Chopin qu’il lisait. Le conducteur mettait en lumière les textes par la musique ou inversement. Par la suite, j’ai transformé cette base pour un seule-en-scène en gardant bien sûr la correspondance et les œuvres avec des projections vidéo. Cela s’intitulait « Chopin Confidences » et je l’ai joué au Festival d’Avignon en 2013, puis en tournée. Mais sa disposition scénique complexe exigeait des salles adaptées, qui en a limité la diffusion. C’est toute la complexité d’aujourd’hui : arriver à défendre un répertoire sans forcément être obligé de l’habiller ou de le compléter d’images, de lumières, de sons, de vidéos.
On essaye de défendre encore le récital, mais ce n’est pas toujours facile.
Pour Nemanja Radulovic, Ludwig van Beethoven (1770-1827) Sonate Pathétique n°8 op.13 (1er mouv.)
C’est probablement à Nemanja que j’ai du parler en premier de ce projet. Cela fait 20 ans qu’on se connaît, il est comme quelqu’un de ma famille. On a une relation qui va au-delà du partenaire de scène. J’ai eu la chance de beaucoup jouer avec lui et nous avons des souvenirs merveilleux ensemble. J’ai une totale confiance en lui qui m’a beaucoup appris aussi parce que nous, les pianistes, nous sommes quand même un peu solitaires. Il est nécessaire et indispensable de pouvoir aussi jouer avec d’autres instrumentistes. Quand on trouve une entente aussi instinctive et évidente, c’est merveilleux et une chance d’avoir un tel partenaire dans sa vie !
Sa proposition pour Beethoven ne fut pas une surprise compte tenu de sa vraie passion pour ce compositeur qu’il a beaucoup joué et enregistré. Nous avons joué ensemble, notamment la sonate à Kreuzer, il n’y a encore pas si longtemps.
Mon disque préféré : le concerto pour violon, de Beethoven chez Warner
Pour Jean-Jacques Sempé, Claude Debussy (1862-1918) Clair de lune, extrait de la suite bergamasque
J’aime tellement ce dessinateur, sa finesse, son humour, sa poésie. En quelques coups de crayon, il nous embarque dans son imaginaire ! J’ai toujours le sourire quand je consulte ses ouvrages, en particulier son livre sur Les Musiciens, extraordinaire !
Je l’ai rencontré quelques mois avant son décès. Après lui avoir écrit, je suis allée chez lui et j’ai la chance, effectivement, d’avoir pu passer ce moment privilégié avec lui, où il était déjà fatigué, mais tout à fait présent avec son œil si vif et un point de vue clair. Il ne voulait que Debussy! Il a une passion pour Clair de lune. C’est très beau aussi quand il y a une évidence pour une œuvre qui s’impose.
Mon seul regret, c’est de ne pas avoir pu le lui jouer ou qu’il puisse l’entendre après, malheureusement.
Pour Pierre Génisson, George Gershwin (1898-1937) The man I love & I got rhythm
Pierre est aussi un de mes amis les plus proches. C’est un musicien que j’adore. Je trouve que c’est aujourd’hui un des clarinettiste les plus attachants, les plus sensibles, les plus sincères. Et j’ai beaucoup de chance aussi de pouvoir jouer avec lui et échanger sur tous ces aspects du métier.
Gershwin qu’il m’a proposé, est un compositeur déterminant pour son instrument. C’était très agréable de pouvoir sortir de ma zone de confort ou des répertoires que j’avais développés en concert ou au disque, avec moins de crainte, finalement, parce qu’il me l’avait demandé et je sentais que vraiment, c’était très spontané.
Mon disque préféré, le dernier : Mozart, 1791 (Warner)
Pour Axel Kahn, Franz Schubert (1797-1828) Impromptu op.90 n°3
Lui aussi est décédé avant que je ne puisse espérer un échange malheureusement. C’est quelqu’un pour qui j’avais un profond respect. Quand j’ai commencé à réfléchir à la personne qui dans le domaine médical, m’avait vraiment aidé dans ses démarches, dans ses propos, dans son engagement, dans son intégrité, j’ai pensé à Axel Kahn. J’ai trouvé cet homme remarquable. En plus, quel exemple de courage et de dignité à la fin de sa vie quand lui-même a été confronté à la maladie!
C’est son frère Jean-François qui m’a parlé de son frère et de sa passion pour la musique classique, le piano et Schubert en particulier. Axel écoutait du Schubert, apparemment, toute la journée. Du coup, j’ai choisi cet Impromptu parce que je trouvais qu’il y avait à la fois de la nostalgie, de la sérénité et de l’apaisement. C’est ce qu’il nous a offert dans les derniers mois de sa vie. Il y a une forme presque de plénitude dans cet Impromptu qui lui correspond bien.
Pour Amanda Sthers, Sergueï Rachmaninov (1873-1943) Prélude op.3 n°2, extrait des morceaux de fantaisie
C’est une femme très brillante et que j’ai lue au départ un peu par hasard. Jai aimé son écriture qui, là aussi, est assez singulière. Sa manière de nous secouer comme elle le fait, de bousculer les émotions, elle aussi, avec le déplacement du passé. J’ai totalement adhéré à son écriture et à sa manière de nous embarquer dans ses histoires. Et du coup, j’ai eu envie de la contacter, de le lui dire. Nous avons eu de très jolis échanges même si c’était aussi un peu compliqué parce qu’elle habite à Los Angeles.
L’ écrivaine connaît très bien le répertoire du piano. Sans la moindre hésitation, elle m’a demandé du Sergueï Rachmaninov.
Votre lecture préférée ? Les Promesses
Pour Biréli Lagrène, Franz Liszt (1811-1886) Sonnet de Pétrarque 104, extrait des Années de pèlerinage
Je connais ce guitariste de jazz manouche depuis qu’il est venu aux Nuits musicales du château de Farge, festival que j’ai dirigé pendant sept ans dans le sud de la France. S’il était plutôt dédié à la musique classique, il y avait toujours un concert de jazz où Bireli Lagrène et son ensemble furent invités.
J’adore la guitare, que ce soit la guitare classique, manouche, et même électrique. Ce musicien très doué a une générosité dans son jeu, comme il est dans la vie. C’est une personne très humble, généreuse et sensible qui adore le piano et connaît très bien le répertoire classique. Liszt lui est venu spontanément aussi. Ce choix de Sonnet de Pétrarque m’a énormément fait plaisir parce que je ne l’avais jamais joué et j’ai adoré le faire pour lui.
Pour Hugo Marchand, Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) Juin, extrait des Saisons
Je ne saurais plus vous dire la première fois que je l’ai vu danser. Je l’ai d’abord découvert comme on le fait souvent en vidéo, sur YouTube ou sur les réseaux sociaux.. Avec beaucoup d’élégance et sans surcharge, sa manière de communiquer m’a beaucoup séduite. Son livre « Danser » (Arthaud, 2021) parle magnifiquement de son parcours d’artiste et de sportif de haut niveau.
J’ai une admiration sans borne pour les danseurs. Il y a une telle souffrance physique pour obtenir cette expression artistique et corporelle merveilleuse. C’est cette union des deux que je trouve extraordinaire chez tous les danseurs classiques. Je suis allée le voir à l’opéra, je l’ai trouvé tellement charismatique. Il arrive sur scène et dégage une présence qui est au-delà de la performance du danseur, il a eu quelque chose de très particulier et de très fort.
Pour Christian Lacroix, Maurice Ravel (1875-1937) Alborada del gracioso, extrait des miroirs
Son choix ne m’a pas étonnée : l’univers coloré de Ravel en général et en particulier, Alborada del gracioso. Christian a construit sa marque sur la lumière et le soleil. Les couleurs chatoyantes qu’on connaît de lui, de ses costumes merveilleux, notamment aussi pour l’opéra, en font un choix parfait. Quand j’étais bien jeune, j’ai eu l’occasion de porter pour quelques concerts une de ses robes si travaillées. Je n’ai pas osé renouveler l’expérience parce que j’étais plus angoissée d’abîmer la robe que de donner le concert!
Mais c’est un très joli souvenir et une expérience quand on est une jeune fille tout à fait agréable. D’ailleurs aujourd’hui, elle m’amuserait toujours. J’ai l’honnêteté de le dire.
Pour Matthieu Chedid – Philip Glass (1937) Opening, extrait de Glassworks
C’est surtout la générosité, plus que l’excentricité que je retiens de Matthieu. Pour ses spectacles, il rentre dans un personnage en assumant un choix artistique, mais de manière authentique. Il y a aussi un investissement instrumental, puisqu’il est aussi guitariste et qu’il chante extrêmement bien, entouré de musiciens extraordinaires. À chaque fois qu’il fait ses concerts, il passe au milieu des gens dans la salle avec sa guitare. Cette proximité est merveilleuse.
Son choix de Glass est paradoxalement sensuel. Cette musique répétitive et minimaliste permet à l’esprit et à l’imaginaire de s’évader. La répétition appelle un certain lâcher-prise pour s’évader dans une forme de méditation. Je trouve que ce choix qui suscite tant l’imagination lui va bien.
Pour Daniel Harding, Robert Schumann (1810-1856) Variations Abegg op.1
Quel talent, quelle intelligence et quelle manière extraordinaire de diriger! J’adore ce chef. Son intelligence dans l’interprétation, déjà, mais c’est aussi une personnalité extrêmement brillante.
On s’est rencontrés plusieurs fois, on se connaît bien, on a beaucoup échangé. Nous avons pu parler de répertoire, de musique, de sa manière de préparer les concerts qu’il allait diriger. Je savais qu’il aimait beaucoup Mahler et Schumann sauf que le répertoire pianistique de Mahler est plus restreint !
En revanche, avec Schumann, il avait vraiment du choix. La seule contrainte était la durée de l’œuvre pour qu’elle puisse s’intégrer avec les autres plages ! Les Variations Abegg ne sont pas très connues. Pourtant, dans cet Opus 1, déjà tout Schumann est concentré avec la magie des contrastes, il n’y a rien à enlever !
Pour Delphine Horvilleur, Shalom Aleichem/Lecha dodi /Oseh shalom (arr. Cyrille Lehn)
Ses écrits et ses mots me font du bien, ils me donnent espoir et m’offrent très souvent des réponses à des questions que je supposais insolubles. Par sa position hautement respectable, je la pensais inaccessible, mais j’ai découvert une personne d’une étonnante simplicité.
Ces trois chants liturgiques sont propres au shabbat : Le premier est une invitation à la paix dans le monde, le second un chant très mystique dont les paroles ont été agencées au XVIe siècle à Tzfat, en Galilée, et qui est au centre du shab-bat. Quant au troisième, il parle d’anges qui virevoltent autour de nous, comme des présences du passé qui nous ont guidées.
L’important pour moi était d’en retranscrire la voix à travers mon instrument, le piano. Pour cela, j’ai fait encore appel à Cyrille Lehn. J’espère qu’on y retrouve l’émotion qui est contenue dans ces chants quand ils s’élèvent dans une synagogue.
Propos recueillis le 23 septembre 24 par Olivier Olgan
Pour suivre Laure Favre-Kahn
Le site de Laure Favre Kahn
Agenda
- 23 novembre : récital Dédicaces au festival Piano en fleurs, à ESADMM Ecole Supérieure d’Art et de Design Marseille-Méditerranée, 184 Avenue De Luminy 13009
- 11 décembre : avec Pierre Genisson, clarinettiste, ECUJE, 119 rue Lafayette 75010 Paris
Discographie sélective
- Dédicaces, Opus 47, 2024
- Reynaldo Hahn : Piano Works, Pro Piano Records, 2004
- Chopin : Valses, Transart Live, 2004
- Concertos pour piano de Tchaïkovski et Chopin, Transart Live, 2008
- Frédéric Chopin : 24 Préludes, 2 Polonaises, Transart Live, 2010
- Vers la flamme, Naïve, 2017
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