Culture

Littérature : Braises de guerre, L'armada de Marbre, et L’éclat d’étoiles impossibles, trilogie de Gareth L. Powell (Folio Science-Fiction)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 1er aout 2023

« L’éclat d’étoiles impossibles » !… Ce beau titre du dernier roman de l’auteur anglais Gareth L. Powell reparaît dans la riche collection de poche Folio Science-Fiction (Gallimard). Cette conclusion inattendue à la trilogie Braises de guerre condense à elle seule l’attraction de la Science-Fiction, son pouvoir de rêverie et de spéculation. Kant, d’ailleurs, n’a pas dit le contraire, insiste Jean-Philippe Domecq grâce aux Philosofictions – cosmopolites de Peter Szendy (éditions de Minuit).

Un genre dit « mineur » qui ouvre les plus grands espaces

L’été est propice à la contemplation des étoiles, comme à la spéculation cosmique et universelle. A ce propos, le fait que la Grèce soit une terre de philosophie abstraite et de fortunes éhontées d’armateurs peut s’expliquer par le fait que, lorsque le soleil tape d’aplomb, il n’y a plus guère d’ombre ; alors, dans les ondes de chaleurs on peut librement spéculer, aux deux sens du terme, réflexif et financier…

Et, puisqu’il paraît qu’il y a des lectures dévolues à l’été, à côté par exemple d’un livre de Heidegger sur la métaphysique kantienne ou d’économie alternative comme j’en proposerai prochainement aux lectrices et lecteurs de Singular’s, on peut lire des romans de Science-Fiction qui, sous la voûte d’été, nous plongent dans les abîmes de dimensions et spéculations dont l’esprit humain est capable, jusque dans les abîmes de cet Univers où il pense, rêve, et vit.

Le terme de « sous-genre » qu’on réserve à la Science-Fiction n’est donc pas plus fondé que pour le roman policier dont on sait qu’il doit son succès à ce qu’il sollicite notre goût de démêler et comprendre, de réfléchir.

A cet égard, parmi les sous-ensembles du genre Science-Fiction, il en est un dont l’appellation à elle seule nous propulse : le space opera.

« L’éclat d’étoiles impossibles »…

Quel ciel d’opéra nous inspire infiniment dès qu’on reprend conscience, en contemplant le ciel nocturne, que les étoiles lointaines que nous voyons sont finalement aussi infimes que nous par comparaison avec les milliards d’autres qui constellent l’au-delà de l’Univers… Invisibles à notre œil et même à nos yeux hyper-techniques que sont les sondes et observatoires d’astrophysique, ces étoiles paraissent « impossibles ».
Et voici qu’on tombe sur un livre dont le titre nous annonce leur « éclat ».
L’auteur de ce roman, Gareth L. Powell, qui a publié une quarantaine de nouvelles et une dizaine de romans, a reçu le prix de la British Science Fiction pour Ack-Ack Macaque et pour Braises de guerre dont ce volume boucle la trilogie.

Trilogie typique du space opera puisqu’il ne s’agit de rien moins que de sauver l’humanité d’un féroce assaut cosmique venu d’une certaine « armada de marbre » (une armada de « marbre »… imaginez un peu, si vous pouvez). Face à quoi un espace-engin, portant nom de constellation que vous ne trouverez pas pami celles que vous savez repérer, « le Chien à Problèmes », va tenter de résoudre lesdits « Problèmes », qui sont d’une spéculation urgemment concrète et pour cause : sauver ce qui peut l’être.
Comment ? Trouver la solution, l’arme salvatrice, en passant par « l’Intrusion » qui – voyons, où avez-vous l’esprit ?… – est tout simplement la région de l’espace « où la réalité elle-même semble mise à mal »… Rien que cela.

…« Une différence de plusieurs ordres de grandeur »

Cordelia Pa, l’héroïne qui peut accomplir cette mission de l’ultime secours, est une jeune femme qui est la seule à entendre chanter « les Plaques », plates-formes artificielles flottant dans l’espace. « Comme tout le monde », dit-elle modestement, « j’avais grandi en périphérie de cette immense métropole où le moindre son résonnait, et j’avais déjà entendu les mêmes histoires, peuplées de fantômes, de pièges et de prospecteurs qui s’enfonçaient dans les ténèbres et qu’on ne revoyait jamais. Les immeubles, désertés depuis un millénaire, baignaient dans une nuit éternelle ».
Voilà pour le décor initial, la sobriété de description laisse au lecteur les pointillés d’imagination.

Quant à se présenter dans le contexte, voici ce que suggère l’héroïne : « J’étais née et avais grandi au sein de l’Extérieur », évidence bonne à rappeler et nommer. Cet « Extérieur » étant « la faction de la Généralité humaine la plus impliquée parmi la Multiplicité des espèces ». Naître à l’Extérieur ne pose ni ne posait de problème, jusque-là : « A nos yeux, nous formions une société parfaitement adaptée à la nouvelle place de l’humanité dans le cosmos. » Il faudra pourtant partir à cause d’« un effroyable conflit avec le « Conglomérat ».

Le romancier a le sens du parallèle entre la topographie cosmique qu’il crée et des mots que notre société actuelle ne connaît que trop.

Dans l’alerte donc, il faut partir, en mission, par envol interstellaire : « Nous n’avions pas bougé depuis deux semaines, immobiles au milieu de nulle part, nous reposant et reprenant haleine après avoir été contraints à quitter l’espace humain. »

Quitter l’espace humain ?…

Oui, pour le sauver, trouver une porte de sortie par l’Intrusion « où un trou de ver perçait l’étoffe de la réalité et où les lois de notre univers bataillaient contre celles d’un autre continuum. » D’où la question que se posent l’héroïne et l’équipage de la dernière chance pour l’humanité : « Etait-ce à cause de la façon dont les lois de la physique s’inversaient à proximité de la singularité ? ». A proximité de « la singularité »… encore un de ces mots, une de ces notions que glisse le romancier pour faire écho à nos questions qui devraient être quotidiennes si l’on n’oubliait pas que nous allons suspendus dans l’infini. Il y a là un formidable potentiel de suggestions, y compris philosophiques.

Même Kant !…

A qui jugera que c’est beaucoup prêter à la Science-Fiction, on renverra à… Emmanuel Kant. Oui, le grand philosophe des Lumières, de la Raison, n’a pas trouvé déraisonnable d’envisager l’existence d’extra-terrestres, et il n’y a rien là de fumeux chez lui. Tout simplement, selon moi : pour penser, nous mettons en emboîtement nos et les pensées les unes dans et après les autres, et ainsi, de recul en recul et de sortie par le haut et par propulsion ascendante, nous dégageons notre œil mental le plus loin possible de l’humain incarné que nous sommes.

Nous nous voyons de l’infini que seul l’humain suppose.
C’est du moins ma façon d’interpréter le vertige de la Raison via Kant.

Un autre auteur s’est brillamment penché sur l’hypothèse kantienne des habitants des autres mondes. Le penseur Peter Szendy, dans Kant chez les extraterrestres, a créé ce qu’il sous-titre comme une « philosofiction cosmopolite », pour expliquer que le philosophe des Lumières allemandes a, d’abord, pensé très large la mondialisation cosmopolite à travers son fameux Traité de paix universelle qui, soit dit en passant, jette les bases conceptuelles de l’Organisation des Nations Unies. De là : notre esprit a donc « la singularité » (dirait notre romancier de Science-Fiction), la singulière aptitude d’englober le globe – ma redondance est volontaire pour signifier cette prouesse mentale de l’humain.

A suivre les allées et venues des extraterrestres dans l’œuvre de Kant, il apparaît qu’ils sont la condition nécessaire pour une introuvable définition de l’humanité.
Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres

En effet, comment se fait-il que l’humanité soit capable de se poser la question de se définir elle-même ? Même sans réponse, la question est en soi vertigineuse, à la verticale. Pour ne pas dire d’une transcendance plus qu’optimale…
Je vous laisse à penser, ensemble.

# Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin

  • Braises de guerre, la trilogie de Gareth L. Powell, d’abord parue chez Denoël dans la collection Lunes d’encre, est reprise chez Gallimard en Folio Science-Fiction, respectivement,
    • Braises de guerre, n° 678
    • L’armada de Marbre; n°705
    • L’éclat d’étoiles impossibles, n°732, 448 p., 9,20 €.
  • Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres – Philosofictions cosmopolites, éditions de Minuit, 2011, 160 p., 19,80€.

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