Culture

Littérature : « faire la vie » au Congo dans L’âge de la première passe d’Arno Bertina (éditions Verticales)

Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 28 août 2023

Récemment, deux récits sont venus compléter la riche œuvre romanesque d’Arno Bertina. En 2021, Ceux qui trop supportent (éditions Verticales) racontait avec brio la lutte des salariés de l’équipementier automobile GM&S pour conserver leur emploi. En 2020, L’âge de la première passe (éditions Verticales), différemment, ailleurs, a lui aussi fait date dans le parcours de l’auteur sans peut-être bénéficier de la même audience en raison de la crise sanitaire. Pourtant, d’un travail mené auprès de jeunes prostituées congolaises, Arno Bertina a rapporté  selon Anne-Sophie Barreau un texte d’une force saisissante sur d’autres vies que la sienne.

 

Elles s’appellent Dieuveuille, Mavie, Merveille, Diane des Nations, Reine, Bénite, Dieu de vie, Grâce… des prénoms, écrit Arno Bertina – qui a donné à chacune la possibilité de parler d’elles lors d’ateliers d’écriture qu’il a animés entre 2015 et 2017 à Pointe-Noire et Brazzaville à l’invitation de l’Institut français local et de l’ONG Actions de solidarité internationale – « à la fois magnifiques et terrifiants en ce qu’ils mettent la barre beaucoup trop haut, creusant le contraste entre une vie misérable et les promesses non tenues par ces prénoms ambitieux ».

Le témoignage de ces jeunes filles – d’à peine plus de quatorze ans, déjà mères pour certaines – qui « font la vie » pour dire qu’elles se prostituent, font à eux seuls de L’âge de la première passe un très grand livre.

Le lien de confiance créé avec chacune autant que « l’entrée douce » en écriture pour lequel leurs prénoms, encore, fait office de sésame donnent une épaisseur immédiate à chaque récit.

Votre prénom en grand sur la page A4 et avec chacune des lettres qui le composent, vous proposez un mot qui vous permettra ensuite de parler de vous, un mot fort, le bout d’une pelote à dérouler.
Arno Bertina, L’âge de la première passe

En même temps que les circonstances qui ont conduit ces jeunes filles à faire la vie, c’est autant d’enfances volées, de vies fracassées, où l’abandon et les viols ne sont jamais loin, qui se dévoilent. Tous les textes, dit encore Arno Bertina « disent implicitement que la prostitution n’est pas le sujet ; la vraie blessure est plus ancienne, il faut remonter à cette nuit des familles, à ces nuits au cours desquelles l’enfance est saccagée, jetée brutalement dans le monde des ogres, où les adultes désirent et dévorent ». « Quand je pleure, ma fille sèche mes larmes » écrit Indura, 16 ans.

Témoignages dans un style simple, sobre et direct, tous écrits en français, élément, non seulement la langue, mais plus largement le monde entier différent à travers elle,  contribuant par leur questionnement constant à la réussite de L’âge de la première passe. Arno Bertina ne cesse de s’interroger.

Je ne parle ni le lari, ni le kituba. Ce sera donc en français, nous avons cette langue en commun. Mais quel lien suis-je en train de construire si c’est à elles de s’adapter ? Ce qu’elles vivent la nuit, ce n’est pas en français. Elle ne pourront donc se confier qu’en se traduisant elles-mêmes.
Arno Bertina, L’âge de la première passe

Ailleurs : « Le français est aussi la langue de l’école et du collège, et il n’est pas nécessaire d’y être allé longtemps pour rabattre l’une sur l’autre en y associant l’autorité…pour écrire ou dire l’intime en français il faudrait donc désactiver la fonction de contrôle qui s’exerce jusque dans la langage, et sa fonction normative (école, administration) ». Interrogation à laquelle Ruth, à qui l’auteur demande « quel est ton plus beau souvenir ? » et qui écrit « souverir » répond magnifiquement.

Pour ne pas être seulement le Blanc que je suis, et pour ne pas être assigné à l’Histoire dont j’hérite avec la couleur de ma peau, je dois – cette question engage mon humanité et la littérature qui me passionne – ne pas en rester à l’affliction, et faire une place à la joie. Je dois montrer ces filles lorsqu’elles sont souveraines aussi, autrement, je les enferme.

Et la joie, indéniablement, est là.

Quand Arno Bertina ne photographie pas la rue congolaise et ses enseignes « grandiloquentes ou décalées »  – « Boucherie Dieu est grand, Cass auto Christ roi, DJ Hiroshima… » – il fait pour leur plus grand plaisir des portraits des filles, « si bonnes imitatrices de Beyoncé »L’âge de la première passe a son pendant photographique, « Faire la vie » aux éditions Sometimes aujourd’hui épuisé.

Il y a aussi cela chez Arno Bertina, le désir – mots, images, vie confondus – de tout enregistrer de son expérience africaine.

Joie éclatante enfin au cours d’une magnifique « battle » entre deux bus à l’occasion d’une sortie offerte aux filles. « L’ambiance est électrique, la plupart des filles ne connaissant que deux ou trois quartiers – alors quitter la ville pour la campagne, faire cinquante kilomètres… ! A peine avons-nous démarré qu’elles se mettent à chanter, à brailler. Dans les rues, les deux bus sont annoncés par le vacarme : on fait sound system en quelque sorte ! (…) Alors quand, une fois sortis de la capitale, nous attaquons une première côte en forçant sur le moteur pour tenter de doubler le premier bus, le chauffeur malicieux obtient ce qu’il cherchait : une ovation ! Beauté de cette fantastique battle entre les deux cars, les filles du second provoquant par toutes les fenêtres ouvertes celles du premier, qui peine à monter ». Beauté, oui.

#Anne-Sophie Barrreau

Pour en savoir plus sur Arno Bertina 

Arno Bertina – Éditions Verticales

Ceux qui trop supportent. Le combat des ex-GM&S (2017-2021), 2021, 238 p., 19 €
L’âge de la première passe (2020), 260 p. 20€

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