Culture

Littérature : Paul Valéry, Cours de poétique (Gallimard)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 10 juillet 2023

Le grand œuvre de Paul Valéry ! On peut enfin lire son fameux Cours de poétique, prononcé au Collège de France de 1937 jusqu’à sa mort en 1945. Cette reviviscence en deux épais volumes à la Bibliothèque des Idées  de Gallimard est due aux chercheurs, William Marx avec la collaboration d’Andrei Minzetanu et Céline Surprenant. Toute une aventure intellectuelle autant qu’éditoriale pour Jean-Philippe Domecq qui porte l’ambition du poète de cerner la spécificité des « ouvrages de l’homme qui visent à agir sur sa sensibilité ou son intellect, sans intention utilitaire ». Elle démontre aussi que la création artistique a pour but de créer le sentiment d’« infini esthétique ». 

Une mobilisation nationale pour un monument de pensée

A elle seule, la liste des contributeurs, chercheurs et institutions nationales françaises qui ont œuvré à cette édition pour 2023 suffirait à signifier l’importance de cette publication tant attendue – plus de trois quarts de siècle. C’est que Paul Valéry délivra là, de son propre aveu, la synthèse de tout ce qu’il avait exploré dans ses quotidiennes méditations. Lesquelles, souvenons-nous en, étaient si matinales que sa journée d’auteur finissait à 8 heures du matin. Le résultat de ses prières de chercheur, les volumes de ses Cahiers et de Variété, témoigne d’une recherche constante visant, dirait André Breton qui tout jeune l’a connu avant de définir ainsi la mission expérimentale du Surréalisme, à « éclairer le fonctionnement de l’esprit ».

Ce que Valéry appelait son « Système » entamé tout jeune n’avait en vérité et heureusement rien de systématique : toute son œuvre, jusqu’à ses conférences et sa correspondance, fait plutôt penser aux carnets de Léonard de Vinci : véritables explorations d’homme d’une nouvelle Renaissance en ces temps plus que troublés, Valéry prolongeait des schémas mathématiques avec des annotations poétiques et philosophiques qui faisaient de son œuvre une arborescence stellaire.
Tel était le cerveau de ce Monsieur Teste, texte où il nous montre que la pensée est un roman avec ses épisodes et situations où se rencontrent et s’éloignent ces personnages que sont ses et toutes idées, si l’on suit bien leur influence concrète sur nos conduites.

Les leçons que Valéry put donner au Collège de France durant les dernières années de sa vie ont bien été écoutées et comprises comme telles : l’aboutissement de sa quête de tête chercheuse. Pourtant, elles sont passées dans les eaux souterraines des Archives, car on ne les avait pas toutes notées, ou diversement selon les témoins, d’autant que l’orateur improvisait souvent, pianotant sur ses notes dûment travaillées et qui lui venaient de loin.

Une grande première mondaine, on ne peut plus sérieuse  

Comme au théâtre, la leçon inaugurale en Chaire donna lieu à événement mondain. Voici comment le journaliste d’Excelsior retranscrit ce qu’il qualifie de « Grande Première au Collège de de France » en ce vendredi 10 décembre 1937 : « Les «belles écouteuses» piétinaient sans se plaindre dans le froid glacial d’une galerie où l’aigre bise d’hiver soufflait. Elles allaient entendre le poète dont elles ont fait un demi-dieu.
Dès dix heures du matin, une heure avant l’ouverture des portes, trois cents personnes, massées, s’y impatientaient déjà. Une curieuse atmosphère de répétition théâtrale, d’événement universitaire et de salon mondain. » Mondain mais pas seulement. Car on est alors sous le gouvernement de Léon Blum, grand lettré s’il en fût, dont l’ouvrage sur Stendhal reste un des meilleurs sur l’auteur du Rouge et le Noir.

Rappelons, au passage, qu’être lettré n’est pas être dans les nuages puisque Léon Blum était un socialiste ami des industriels et avait le sens des réalités économiques ; c’est sans doute une des raisons pour lesquelles cet homme politique fut le plus insulté de toute l’histoire de France et haï par la bourgeoisie qui, rapportaient Mendès-France et Deleuze, disait dans ces années-là « préférer Hitler à Blum ».

Toujours est-il qu’au premier rang des « officiels », ce matin-là de 1937, était Jean Zay, ministre de l’Education nationale, ainsi que son chef de cabinet, Marcel Abraham ; le ghota universitaire n’aurait pas manqué d’y et d’en être, comme André Mayer, professeur au Collège de France, Lugné-Poe, Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, les comédiennes Suzanne Desprès et Nadia Boulanger, la duchesse Edmée de la Rochefoucauld, mais aussi Georges Duhamel et André Gide. Une cohue qui rappelle les cours de Henri Bergson un quart de siècle plus tôt : « Des murmures flatteurs couraient dans l’assistance. Des applaudissements éclataient, soulignant les périodes les plus heureuses du nouveau « professeur » au cours de ce long exposé – qui parut court. » Tout ceci nous est détaillé et contextualisé dans l’éclairante préface de William Marx qui a établi et présenté cette édition savante avec la collaboration d’Andrei Minzetanu et Céline Surprenant.

Pour Valéry, il était temps

Mais ce n’est pas seulement pour nous, lecteurs de 2023, que cette édition constitue une aubaine attendue. Pour Paul Valéry aussi il était temps. Il avait beau avoir le statut de poète national, soutenu par le Front populaire, et être considéré à l’étranger comme le plus grand auteur français vivant, sa situation matérielle devenait difficile, depuis la mort de son mécène, Edouard Lebey, directeur de l’agence Havas qui le payait pour qu’il lui lise les journaux chaque matin (y compris les dernières années quand le vieil homme sur son fauteuil hochait la tête en bavant).

« Ma candidature, c’est une question de bifteck », aurait plaisanté Valéry.

Le poète n’était pas préparé à devenir professeur, mais il joua le jeu de montrer patte blanche en montant son dossier de candidature à l’instigation d’éminents professeurs – notamment Joseph Bédier dont on ne saurait trop conseiller l’excellente et meilleure traduction de l’ancien français de Tristan et Iseult -, qui firent tout pour lui confier cette chaire face à d’autres mandarins qui ne trouvaient pas Valéry assez professeur, au sens académique justement. Il était temps aussi pour Valéry de se dégager de l’image de mondain qu’on lui collait à la peau, et qui venait de son art de la conversation en salons et de ses conférences rémunérées par le gratin, qui pouvait l’écouter avec le doigt relevé sur tasse de thé.

Pourquoi et comment inventons-nous ?

Sa Chaire fut une première dans l’histoire universitaire, qui sera suivie de glorieuses avec Pierre Boulez, Yves Bonnefoy, Roland Barthes… Paul Valéry inaugura cette lignée avec un objet qu’il nomma la Poétique, qu’il s’emploie à circonscrire dans les premières leçons.

Presque rien à voir avec la définition classique afférente à la seule poésie, mais, dérivée du sens aristotélicien, la Poétique est pour Paul Valéry l’étude de la production intellectuelle en général ; de toutes « œuvres de l’esprit », précise-t-il, pour annoncer que la littérature n’est qu’un des domaines qu’il sollicite.

Tous les arts, certes, mais évidemment les sciences dont il était féru, la thermodynamique – jusqu’à la culture de l’agriculture, dirais-je parce que Valéry l’écarte de l’inventivité sans but et pour désigner l’amplitude de ses références comparatives. Qui ont pour but de cerner la spécificité des « ouvrages de l’homme qui visent à agir sur sa sensibilité ou son intellect, sans intention utilitaire ».

La « sensibilité », voilà ce qu’il veut penser et non plus laisser au champ des choses vagues. Et Valéry de démontrer que la création artistique a pour but de créer le sentiment d’« infini esthétique ». Qu’est-ce à dire ? C’est là que son esprit de distinction fait ses preuves. Nos sensations ordinaires cessent lorsqu’elles sont satisfaites (la faim par exemple) ; « il en est tout autrement dans le domaine de la sensibilité exclusive (…), dont la satisfaction fait renaître le désir ; la réponse régénère la demande ; la possession engendre un appétit croissant de la chose possédée, (…) sans qu’aucun terme net, aucune limite certaine, aucune action résolutoire puisse directement abolir cet effet de réciproque excitation ».

De fait, lorsque nous aimons un film, un roman ou un chant, nous éprouvons le besoin inextinguible de nous en réoffrir le plaisir, dans une répétition dont on ne se lasse jamais, telle une jouissance à laquelle nous sommes fidèles non par principe mais par jouissance même. Mine de rien, Valéry met là le doigt sur une sorte élevée d’addiction. Tel est « l’état où nous transporte une œuvre, de celles qui nous contraignent à les désirer d’autant plus que nous les possédons davantage. »
Une sorte de sensualité élective, et d’autant plus ressentie que réfléchie.

La pensée à la française en ce qu’elle a de meilleur

On n’aime pas véhiculer l’idée de « pensée nationale », on en sait l’usage délétère dans des temps de nationalisme hostile. Pourtant, le sens de la nuance rigoureuse et finement circonscrite est frappant dans cette lecture et rappelle d’autres auteurs français, Blaise Pascal au premier chef. Elle anime notre lecture tout au long de ces deux volumes de cours. J’en donne un détail qui paraîtra menu, mais justement, le détail fait son effet d’éclairage et donne la mesure de la subtilité.

Sans doute, des divergences peuvent se manifester entre les interprétations poétiques d’un poème, entre les impressions et les significations ou plutôt entre les résonances [c’est moi qui souligne] que provoque, chez l’un ou chez l’autre, l’action de l’ouvrage.
Paul Valéry, Cours de poétique

Oui, une œuvre agit sur nous, concrètement, via la sensibilité et l’intellect, qui ne sont plus séparés.

Cependant que notre jouissance ou notre joie est forte, forte comme un fait…

# Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin avec Paul Valéry

A lire :

  • Paul Valéry, Cours de poétique, « Bibliothèques des idées », éditions Gallimard, 2 volumes, 690 p. et 28 € chaque. avec l’aide du Collège de France, de  la BnF, et le soutien du Centre National du Livre et de la Fondation Proficio.
  • Les œuvres de Paul Valéry sont accessibles aux mêmes éditions Gallimard.
  • Le Roman de Tristan et Iseut est recommandé dans l’édition de Joseph Bédier, en 10/18, 6,40 €.

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