Culture
Littérature : Sorour Kasmaï, Ennemi de Dieu – Nasim Vahabi, Je ne suis pas un roman [Lu par Jean-Philippe Domecq]
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 10 janvier 2023
Deux auteures iraniennes en exil, Nasim Vahabi et Sorour Kasmaï, montrent et démontent comment la censure opprime citoyens et auteurs sous l’autocratie de leur pays. Ce faisant, leurs romans, Je ne suis pas un roman (Robert Laffont), Ennemi de Dieu (Tropismes éditions) écrits en France, confirment pour Jean-Philippe Domecq que la création ne se laisse jamais étouffer : la branche opprimée ressort de l’autre côté, en nouvelle branche de littérature carcérale.
Du sang versé aux yeux bandés
Notre violent hymne national, né de la Révolution, promet qu’« un sang impur abreuve nos sillons ». Le sang n’est pas un choix, sauf pour les dictatures, aujourd’hui, comme en Iran, où la théocratie et ses fanatiques « Gardiens de la Révolution » sont bravés par les femmes, qui ne prétendent pas ignorer la peur mais « notre courage est plus fort que nos peurs », disent-elles, et nous disent car c’est une leçon pour nous tous.
Mais la répression armée et policière n’est pas seule dans la sinistre panoplie contre la liberté. Il en est une plus abstraite apparemment, quotidienne, contre les esprits : c’est la censure, qui bande les yeux de qui veut s’informer, comprendre, imaginer – lire donc.
De la censure comme lecture avisée
Eh bien la censure iranienne contre les livres, Nasim Vahabi a trouvé un moyen fort littéraire de la mettre en boîte – par emboîtement ! Elle sait de quoi elle parle puisqu’elle a publié dans son pays natal plusieurs ouvrages dont certains ont reçu des prix nationaux ; seulement voilà, le régime a décidé que même la littérature c’est trop, conformément à la vieille loi des fanatismes et totalitarismes. Deux de ses textes ont été interdits, Nasim Vahabi s’est exilée en France, où elle traduit, entre autres, son dernier roman du persan. Auparavant ce sont les Amours persanes dont elle a coordonné l’anthologie de nouvelles contemporaines en 2021 aux éditions Gallimard.
De la bibliothèque d’interdits au livre qui la démonte
Le titre de ce roman est très astucieux : Je ne suis pas un roman. Astucieux pas seulement par cette contradiction apparente lorsqu’on découvre la jaquette en librairie – un roman qui n’en est pas ?- , mais c’est surtout la réponse de la bergère censurée au garde-chiourme censeur. Car il ne faut pas croire que les censeurs culturels ne lisent pas ou mal ou distraitement ; non, ils passent tout au peigne très fin de leur intelligence culturelle, comme nous le raconte et explique la narratrice de Je ne suis pas un roman.
Preuve en est que la discussion ouvre le roman, et le commandera tout du long, lorsque la narratrice auteure dans le roman du roman qui n’en est pas un – n’est-ce pas… – a rendez-vous, accompagnées de son éditeur, avec un des commis de la censure, dans la grande Babel policière où tous les manuscrits interdits sont dûment rangés de haut en bas de grands murs de multiples salles, dans un dédale que n’aurait pas renié Jorge Luis Borges (1899 – 1986) qui, en ses Fictions, vous montrait que « la philosophie est une branche de la littérature fantastique ».
Ici, tout roule autour de la rouerie subtile du censeur qui, à la question de la narratrice-auteure et de son éditeur chevronné, – Pourquoi mon roman attend-il depuis tant de temps l’autorisation de paraître ?, répond : – C’est que ce n’est pas un roman, pas un roman comme on le veut, qui distrait et enfile les perles de clichés littéraires et sentimentaux, votre excellent roman donne à réfléchir, et ça, n’est-ce pas, ce n’est pas bon, ce n’est pas littéraire…
Imaginez. Et n’en dévoilons pas plus, car le suspense est garanti sur facture intelligente : vous verrez que la question de ce que c’est qu’un bon roman n’est pas théorique ni réservée aux universitaires.
Des lettres persanes qui retournent le point de vue
Sorour Kasmaï aussi a donné à lire le régime en miroir, à travers des romans qui nourrissent le champ des lettres persanes chez Actes Sud où elle dirige une collection précieuse pour le lecteur francophone. Le Cimetière de verre faisait bel et bien miroir, terrible, de la situation ; La Vallée des aigles livrait l’autobiographie d’une fuite ; Sorour Kasmaï, arrivée à Paris en 1983, amplifie ainsi l’expérience de l’exil grâce à la littérature.
En 2015 elle publiait Un jour avant la fin du monde. Le titre de son dernier roman, Ennemi de Dieu, prend à la lettre l’anathème du régime, pour le retourner à l’envoyeur. Où l’on reconnaît, comme chez Nasim Vahabi, la ruse de l’esprit de finesse retournant le piège vers le piégeur. On a envie de saluer nos auteures persanes depuis notre XVIIIème siècle français où Montesquieu dans ses Lettres persanes mettait l’ironie au service du premier ouvrage de littérature sociologique, se servant de l’œil persan pour traverser nos mœurs d’un œil perçant (je ne trouve pas le jeu de mots si lourd, excusez, car la sociologie, au fond et c’est en quoi elle nous apporte, a pour point de départ le recul sur nous-mêmes vus comme par un œil étranger).
Sorour Kasmaï retourne la lunette d’observation contre l’Iran théocratique depuis l’Iran même.
De cellule à chez soi
Le héros d’Ennemi de Dieu est relâché de prison où il avait été jeté 2764 jours auparavant – il les a comptés un à un, « Dieu sait… », depuis qu’il fut accusé d’être « ennemi de Dieu », puis torturé, et plongé dans la spirale d’enfermement où l’on ne sait pas si on en sortira un jour autrement que par la mort à laquelle il a d’abord été condamné. Mais en sort-on vraiment lorsqu’on vous « libère » à condition d’avoir donné des noms sous la torture, de pointer chaque vendredi au ministère des Renseignements, d’essayer de se réhabiliter auprès de ceux qui savent ses délations de survie. Et de se retrouver « chez soi » sans y retrouver sa femme, mais en y retrouvant les souvenirs de leur amour jusque dans leurs scènes d’étreintes. Encore le narrateur, auquel Sorour Kasmaï fait faire le parcours intérieur de celui du Journal d’un condamné de Victor Hugo, ne subit-il pas que son sort subjectif, mais civil aussi…
De la prison pour soi à la prison pour tous
C’est qu’il a pour le cerner la société iranienne telle que l’a mise au pas la dictature théocratique. Laquelle, sous couvert de Dieu, se sert de la charia pour satisfaire ses bonnes lourdes pulsions de lucre et de pouvoir. La lutte des clans broie l’initiative individuelle, la vie sociale n’est partout que chausse-trappes à éviter, pas toujours hélas, car comment distinguer entre réseaux de contrebande et services secrets d’autant plus piégeux qu’ils ont la foi de leur seule loi et la religion de leurs intérêts.
Reste alors, et ce n’est pas un hasard si une romancière crée cette issue, reste alors les pouvoirs de l’imagination pour reprendre souffle d’abord, reprendre pied ensuite dans le réel à transformer. Le lecteur d’Ennemi de Dieu verra si le héros connaît un autre sort que Max Jacob, que Picasso, bien vu par les Allemands, n’a rien fait pour le sortir du camp, évacuant le problème avec une de ces pirouettes picassiennes : « Max est un poète, il s’envolera comme un oiseau au-dessus des murs »… Max y est resté, il avait beaucoup défendu et admiré Picasso.
#Jean-Philipe Domecq
Pour suivre Jean-Philippe Domecq
Références bibliographiques
- Sorour Kasmaï, Ennemi de Dieu, éditions Robert Laffont, 2020, 198 p., 18 €.
- Nasim Vahabi, Je ne suis pas un roman, Tropismes éditions, 2022, 126 p., 16 €.
Pour aller plus loin :
- Amour persanes, anthologies de nouvelles iraniennes contemporaines, préface de Jean-Claude Carrière, introduction de Nasim Vahabi, éditions Gallimard, 2021, 315 p., 22 €.
Pour suivre Jean-Philippe Domecq
- Son blog
- Ses chroniques Ce qui reste du temps qui passe.
Dernières parutions
Heures de Paris, les nouvelles minutes parisiennes 1900-2020, La Bibliothèque, 2020, 22€
Dans la lignée de ces magnifiques « albums » collectifs, Minutes parisiennes, de l’éditeur Ollendorff, dont il s’inspire par la qualité de l’édition (maquette, illustrations, papier ), ce premier tome croise la chronique sensible de trois heures d’un soir de Paris, 7h, 9h et 10h ; chacune vue par des auteurs de 1900 : Gustave Geffroy (1855-1926), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Charles Jouas (1866-1942), Jean Lorrain (1855- 1906) et de 2020, Jean-Philippe Domecq (texte et photos) et la dessinatrice Nadja.
Bibliographie sélective chez Pocket Agora
- Le film de nos films (2020)
- Comédie de la critique, Trente ans d’art contemporain (Pocket, 2015)
- Ce que nous dit la vitesse (2013)
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