Culture
Littérature : Stéphanie Solinas, L’Être plus, itinéraire pour devenir soi-même (Seuil)
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 14 septembre 2023
Qu’ils soient mentaux et/ou géographiques, la chercheuse et plasticienne Stéphanie Solinas sillonne les territoires de fond en comble. C’était le cas hier avec le Guide du pourquoi pas ? (éditions du Seuil) où elle explorait au-delà de l’Islande notre relation à l’irrationnel, ou Le soleil ni la mort (éditions delpire & co) où elle se demandait si la mort pouvait être évitée. C’est le cas aujourd’hui avec L’Être plus, itinéraire pour devenir soi-même (éditions du Seuil), brillant autant que réjouissant road trip dans l’ouest américain selon Anne-Sophie Barreau où entre croyances – toujours – et sciences, elle nous entraîne sur les traces de l’homme augmenté.
Le soleil, ni la mort
Lors de la dernière édition de la foire Paris Photo, on s’émerveillait en tournant les pages de Le soleil ni la mort (éditions delpire & co) de Stéphanie Solinas, ouvrage sélectionné dans le cadre du parcours Elles x Paris Photo spécialement dédié aux femmes photographes, que prolonge en cette rentrée L’Être Plus, itinéraire pour devenir soi-même (éditions du Seuil) que publie son auteure.
Lors d’un voyage à bord d’un avion privé qui survolait San Francisco à la fin du jour, Stéphanie Solinas ne pouvant embrasser la lune et le soleil dans un même regard avait en effet photographié l’une puis l’autre – à égale distance symboliquement des deux astres pour un homme qui serait, mais pour combien de temps encore, au centre de l’univers ?
Le résultat : des images sublimes, saturées de couleurs orangées et jaunes, mises en vis-à-vis, dans ce livre de photographies dont le titre est inspiré de la célèbre maxime de La Rochefoucauld, « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », d’un entretien en flash-back avec Linda Chamberlain, fondatrice d’Alcor, une société de cryogénisation post-mortem.
L’Être Plus, itinéraire pour devenir soi-même
On tient ici la clé de lecture du road trip dans l’ouest des Etats-Unis, « berceau commun de la Silicon Valley et du New Age » qu’est aujourd’hui L’Être Plus, itinéraire pour devenir soi-même. Clé de lecture car sur ce territoire où se mène une course effrénée contre le temps et l’obsolescence humaine, l’auteure part à la rencontre de gens dont l’engagement « façonne le réel » autant qu’il interroge, et souvent, fait froid dans le dos – c’est nous qui le disons, Stéphanie Solinas dit « elle », et laisse ainsi le lecteur se faire sa propre idée. Aussi, rien de tel qu’une expérience humaine, seulement humaine, tel ce choc esthétique en altitude, que l’on retrouve bien sûr dans le livre, pour se ressourcer.
L’Être plus, itinéraire pour devenir soi-même avance ainsi par ce constant rappel autant qu’appel à l’être « simple ».
Reprenons l’exemple extrême d’Alcor : les images prises lors de ce vol au-dessus de San Francisco n’ont-elles pas pour but d’en effacer d’autres ? Celles, lors de sa visite de l’Alcor Life Extension Foundation à Phoenix, de ces cylindres métalliques décrits comme des « thermos » où sont conservés les patients d’Alcor ? « Dans chaque thermos qu’elle aperçoit, il y a quatre corps répartis contre la paroi, entourant une colonne de cinq têtes ». Il existe en effet chez Alcor des patients neuro, ceux qui ne cryogénisent que leur tête : « Compter 200 000 dollars pour une cryogénisation complète, ou 80 000 pour seulement conserver la tête, les patients neuro misant sur la possibilité que soient élaborés de nouveaux corps synthétiques rendant obsolète leur corps biologique ».
Plus loin : « C’est ici que vous vous délasserez. Peut-être 10 ans. Peut-être 150 ans. Peut-être 12 000 ans. Mais le temps vous importe peu. Vous êtes sur pause, dit la brochure d’information à ses futurs membres ». On pense ici au roman Zero K (éditions Actes Sud) de Don DeLillo qui il y a quelques années, entre science et mysticisme, se frottait déjà au fantasme de l’immortalité.
Sur les traces de l’homme augmenté dans l’ouest américain
Suivre Stéphanie Solinas sur les routes de l’ouest américain, c’est donc avec « elle » rencontrer, pour ne citer que quelques uns de ses interlocuteurs – les « voix » comme elle les appelle dans le sommaire – Aubrey de Grey, gourou de la croisade anti-vieillissement souhaitant « étendre l’espérance de vie à l’infini » qui, à la critique qui lui est faite que la mort donne un sens à la vie, répond par un propos aussi abscons que vide de sens, Josiah Zayner, fondateur de The ODIN qui « développe des kits de manipulation génétique accessible à tous » ( !), Antoine Bordes, directeur des laboratoires d’intelligence artificielle chez META qui « parle d’une intelligence artificielle en utilisant le terme l’être virtuel » – on n’est pas loin ici du mythe de la créature qui échappe à son créateur -, Eugénie Rives, manager général de l’incubateur Google X d’où est sortie la voiture autonome… et tant d’autres – de Mountain View à Palo Alto en passant par Sedona, Oakland ou Sausalito, Stéphanie Solinas a réuni un panel de personnalités aussi large que représentatif.
C’est tout autant remonter le cours de l’histoire, au temps de la conquête de l’Ouest et de la ruée vers l’or, et réinterroger cette ligne mouvante, « l’un des concepts majeurs de l’identité américaine » qu’est la frontière – on pense à cette formule « The sky is the limit » que l’incontournable Elon Musk réfuterait assurément. « Ici, les guides, c’est Elon Musk, c’est Mark Zukerberg, c’est eux l’inspiration » dit l’entrepreneur Loïc Le Meur.
C’est faire une « photo d’aura »
Laquelle consiste à soumettre un objet à une tension électrique puis à photographier la décharge électrique – et se faire expliquer « en détail ce que chaque couleur qui apparaît flottant au-dessus de son corps sur la photographie dit d’elle » ; ou, à l’invitation d’Earnie Frost, Cherokee Red Fire Priest, « trésor culturel national vivant », essayer sans réel succès de convoquer les esprits mais ressortir troublé de cette expérience puis s’intéresser aux sciences noétiques dont le champ couvre « la connaissance non seulement rationnelle et logique, mais aussi intuitive, psychique, mystique ». C’est sillonner le territoire dans ses lieux aussi intrigants, tel Meteor Crater dans l’Arizona – où, dans les années 60, la NASA a entraîné les astronautes de la Mission Apollo à destination de la lune – que poétiques, tel le parc national de Yosemite abritant les séquoias géants de Tuolumne Grove.
C’est prendre acte de l’émergence de la figure du « social entrepreneur » chez des trentenaires qui ne se reconnaissent pas dans les leaders religieux, encore moins dans les leaders politiques et qui « font beaucoup plus confiance à des leaders de la société privée pour être capables de changer le monde » selon Loïc Le Meur déjà cité.
Et c’est donc, enfin, revenir à « l’irréductible singularité individuelle », à l’inépuisable autant qu’unique réservoir d’histoires qui fonde l’humanité, à cette possibilité toujours offerte de réinvention, comme en témoigne l’exemple magnifique de cette danseuse de Broadway à qui on avait prédit qu’elle changerait de vie et qui, découvrant un improbable théâtre sur le site de Death Valley Junction à la frontière est de la vallée de la mort a décidé d’y fonder l’Amargosa Opera House and Hotel, établissement qu’elle a dirigé jusqu’à sa mort à l’âge de 92 ans six mois avant le passage de l’auteure.
« Sur les routes de l’ouest américain, elle ne connaît pas d’endroit du monde où le ciel est plus grand » : les mots se détachent au milieu de la page 127.
Le ciel toujours. Et « elle » qui le contemple.