Culture
L’artiste marocain M’Barek Bouhchichi décolonise les esprits et les corps
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 14 avril 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] La ségrégation des corps et des langues se nourrit pour M’Barek Bouhchichi de représentations culturelles galvaudées ou imposées. Les premières victimes au Maroc – la culture berbère ancestrale ou les noirs – méritent une autre vision. L’artiste marocain revendique la décolonisation des esprits et des corps par un dialogue entre forme et langage, poésie et histoire. Son travail est à découvrir à L’Atelier 21 à Casablanca (jusqu’au 26 avril), à l’Institut finlandais de Paris et au musée de la Porte Dorée jusqu’au 29 août
Casser les déterminismes sociaux et raciaux
« J’ai pris goût à vivre dans le sud et depuis quelques années je fais de ce sud un espace légitime pour comprendre le nord. Il est important d’amener un autre regard, d’autres questionnements sur une continuité en face d’une discontinuité et réfléchir un modèle de société en dehors de la transposition verticale d’un modèle qui n’est pas le nôtre » confie M’Barek Bouhchichi à Singular’s. Pour comprendre la portée – dans le sens architectural – de l’œuvre de cet artiste marocain décloisonnant les genres, il faut oublier les étiquettes et concepts habituels. Tous les modes d’expression artistiques sont utilisés pour tirer les fils et les perspectives de l’ambition de dépasser les déterminismes sociaux et raciaux. « Je reste quelqu’un issu de ce qu’on appelle la ‘marge’, cette marge je la connais et elle m’habite. Elle a le pouvoir de sauvegarder et d’être dans la résistance tandis que la ville est un laboratoire ouvert sur la modernité que je questionne. »
« Dans ma famille, il n’existait pas une forme d’art à l’occidental, mais un art fonctionnel réduit à un art rural » confie l’artiste né en 1975 à Akka dans le sud-est marocain, au cœur d’un « paysage qui résiste », une grande oasis qu’il dit porter en lui. « Non lieu », titre de son exposition en 2009 à l’Atelier 41 doit beaucoup selon ses propres termes à « cet espace désert proche de la notion du vide dans l’imaginaire de l’autre et qui est tout à fait autre chose dans mes yeux. »
Mesurer et toucher la mutation de la société
« On est là pour regarder » la leçon de sagesse apprise de sa chère grand-mère fut un stimulant aiguillon pour une vocation précoce – il peint depuis ses 19 ans- et un compagnonnage avec le ‘silence’ des œuvres de Mark Rothko (1903-1970) tout comme la liberté d’inspirations – il fut longtemps sans atelier – d’un Jean-Michel Basquiat qui avait fait de la rue de New York le sien et fut un des tout premier à montrer les cultures et les révoltes africaines dans son œuvre. Mais les comparaisons s’arrêtent là. L’artiste reste ancré dans son continent. Il vit et travaille aujourd’hui à Tahannaout. Transmettre et partager est au cœur de son engagement esthétique : « L’enseignement est une forme de construction qui est essentielle dans mon pays. C’est un rôle social impératif, un devoir. En côtoyant des jeunes et moins jeunes je me nourris d’un langage autre, je mesure et touche la mutation de la société.»
Résistance culturelle, résistance poétique, subtilité visuelle
Nous l’avions découvert par la force de Imdyazne retenue dans l’exposition Global(e) Resistance au Centre Pompidou, aux côtés d’Ibrahim Mahama (voir Singulars). Rappelons le contexte : la fin de la colonisation a fait jaillir de nombreuses voix qui se sont élevées pour entamer de nouveaux chemins « de résistances », que ce soit sur un plan purement politique et social ou pour questionner les ‘récits’, ces mémoires trop tenaces ou au contraire menacées de délitement. Cette résistance s’est aussi incarnée et démultipliée dans une démarche esthétique, poétique ou discursive. Le travail de M’Barek Bouhchichi était par exemple présenté par les commissaires dans la section ‘contemplative’ où la littérature et la philosophie servaient de réceptacles à une résistance plus souterraine, subtile et allusive.
13 est un chiffre rebelle
Imdyazne #3, 2018, l’œuvre appartient aux collections du MNAM Centre Pompidou. Son titre renvoie à une corporation de poètes et comédiens itinérants, implantés exclusivement dans le milieu rural de langue Tamazight, l’une des trois langues berbères parlées au Maroc. Cette installation-sculpture est composée de 13 bâtons présentés de manière verticale et appuyés contre un mur. « 13 est un chiffre qui m’intéresse, il n’est pas pair, il est rebelle » précise l’artiste. Ils sont faits de bois et d’éléments en cuivre et comportent, ciselés à leur surface, des caractères oscillants entre mots et formes.
Incruster les mots du poète banni et errant
Ces fragments de vers du poète M’Barek Ben Zida en écriture amazigh fixent les signes d’une culture opprimée par la culture dominante arabe, dont l’alphabet fut même longtemps interdit. Les bâtons servent encore aux derniers conteurs de place publique à scander leur diction. Rien d’ordinaire dans ces vestiges d’une pratique orale ancestrale et de la mémoire auditive, du poids des mots transmis et partagés collectivement chez les berbères. Gravée sur ces outils du rythme, la poésie trace pour toujours un espace d’espoir, incarne une prise de parole résistante contre toutes les forces de normalisation et d’individuation forcées. Pour Bouhchichi dont l’imaginaire est construit en amazigh, la langue et le langage engagent la pérennité de toute civilisation.
Un compagnon dans la résistance et la parole libre
Si la découverte de la poésie de M’Barek Bde en Zida (1925-1973) est fortuite, M’Barek Bouhchichi s’est reconnu profondément dans cette voix qui mettait en vers ce qui l’anime : « Depuis quelques années, j’ai découvert ce poète amazigh, aujourd’hui compagnon dans la résistance et la parole libre. Le contexte culturel dans lequel j’ai grandi est un contexte d’oralité par excellence, l’écriture est un pouvoir qui est entre les mains de l’autre. Dans la culture amazighe, ‘une journée qui n’est pas inscrite dans un poème est une journée qui ne compte pas’. La poésie était toujours là, dans ma langue maternelle, surtout, à rythmer le cours de la vie et à accompagner le geste du travail, le travail de l’agriculture, la fête, les joutes poétiques … »
Dénonçant les inégalités sociales et raciales, Ben Zida abordait explicitement les sujets politiques malgré les interdictions : « Ce poète descendant d’esclave est une parole forte à pointer les maux d’une société, ses rapports raciales injustes… » Reconnu et revendiqué comme un prédécesseur et un allié, Bouhchichi lui a donné corps et a tenu à sculpter une installation de plusieurs bustes du poète en incarnant par une substance palpable une légende, en gravant ainsi la mémoire dans la matière. L’œuvre transcende à jamais la dimension immatérielle de l’oralité.
Être noir dans le sud marocain
En dépit des silences imposés par l’Histoire, avec ‘Le jardin des Haratines’, inspirée des représentations mésopotamiennes de « l’arbre de vie », M’Barek Bouhchichi s’empare d’un symbole traditionnel d’immortalité pour affirmer la présence indiscutable des Haratines, les habitants noirs du Sahara. « Cette question noire est autobiographique. Elle me permet de libérer une parole et de se mettre à l’exercice de dévoilement, de recherche, seul et avec les autres » insiste Bouhchichi. Son œuvre refuse le stéréotype traditionnellement associé aux noirs dans le sud marocain et révèle ainsi symboliquement les hiérarchies imposées dans le monde du travail.
« Agencer, reproduire, restaurer et finir par montrer le côté invisible d’un objet » assume-t-il. Par exemple, dans Re-enactment, le parallèle entre architecture et corps renforce la reproduction de la dichotomie raciale. Les mains noires, pointe et s’insurge de l’incroyable ségrégation persistante jusque dans la mort avec les cimetières séparés. La magnifique série de dessins au crayon ou empreintes de mains serrées dans la glaise ou l’argile sont faites à partir de celles de cette communauté toujours méprisée. Elles nous évoquent ‘Les mains sont mon cœur’ de l’artiste mexicain Gabriel Orozco (1962-).
Se libérer d’une représentation coloniale du corps
The Silent Mirror, sa dernière exposition personnelle en cours à la galerie L’Atelier 21 jusqu’à la fin du mois d’avril à Casablanca prolonge les enjeux de la représentation et la perception du corps noir dans la société marocaine. La chercheuse Fatima-Zahra Lakrissa analyse finement dans le catalogue les larges peintures présentées : « Moulé, sculpté, dessiné, peint, le corps est mis en exergue à travers un kaléidoscope de signes, de fragments (presque votifs) et d’images qui donnent à voir le multiple ou l’éclaté. Mains, têtes, visages, empreintes se font métaphores, doubles – voire doublures – de corps invisibles qui peinent à faire un. Ils renvoient au morcellement du corps humain et à l’éclatement de la perception, assignant donc au regardant la responsabilité de reconstituer les nombreuses significations imaginaires et symboliques de l’image du corps éclaté, ou de s’égarer dans l’opacité d’une telle fragmentation. »
Beaucoup des portraits présentés, souvent ébauchés, évoquent le portrait inachevé de Bonaparte par Jacques-Louis David (1748-1825). Bouhchichi justifie le recours radical au fond jaune, issu de feuilles de caoutchouc teintées, car il pousse le regardeur à regarder beaucoup plus loin qu’il ne l’imagine : « Le caoutchouc questionne sur l’origine de la matière première et le jaune comme couleur alarmante est aussi un choix contre la représentation coloniale du corps noirs surtout sur des emballages comme celui de Banania. »
Ne s’arrêter que pour partager ses craintes et ses espoirs à coups de questionnements
De l’observation consciente, aux images manifestes, l’homme du sud marocain sait interpeler le regard, ce regard culturel qui s’habille de bonne foi parfois mais qui ignore ce qu’il peut porter d’oppression. Sommes-nous au moins conscients de ces déviances culturelles ? Les questions engagées sont vertigineuses : l’art peut-il réparer la violence de l’Histoire et défier le regard des hiérarchies sociales ? L’observation patiente peut-elle pallier les ruptures de transmission ?
La visite aux expositions Défaire les nœuds, Tisser les liens, à l’Institut finlandais de Paris ou Ce qui s’oublie et ce qui reste, au musée de la Porte Dorée jusqu’au 29 août, constitue déjà un point de départ, tant la force de l’œuvre de Bouhchichi scande un début de réponse.
Pour suivre M’Barek Bouhchichi
Sa Galerie L’Atelier 21 à Casablanca,
Prochains rendez-vous
- Jusqu’au 26 avril, The Silent Mirror, exposition à la galerie L’Atelier 21 à Casablanca
- Jusqu’au 29 août, Les poètes de la terre, exposition au musée de la Porte Dorée à Paris, pour ‘Ce qui s’oublie et ce qui reste’, un ensemble de cinq sculptures Mon orge je le laisse chez les gens de bien.
- Défaire les nœuds, Tisser les liens, exposition à l’Institut finlandais de Paris avec une interview, pour Back up, sculpture murale créée avec Sasha Huber
A lire, les catalogues :
En savoir plus : Traductions des poèmes de M’Barek Ben Zida sur les bâtons de l’œuvre du Centre Pompidou Imdyazne #3
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