Culture

Lucio Fontana, Il y a bien eu un futur (Musée Soulages Rodez - Gallimard)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 5 octobre 2024

Trop souvent réduit à ses toiles perforées ou incisées et aux jugements sommaires, l’œuvre de Lucio Fontana mêle pourtant recherches conceptuelles et épures esthétiques, quête métaphysique et effets décoratifs. « Il y a bien eu un futur », la rétrospective éclairante du Musée Soulages Rodez jusqu’au 3 novembre rend justice au créateur polymorphe et visionnaire du mouvement spatialiste, et à son intime connaissance de la tradition visuelle occidentale. Le catalogue édité par Gallimard prolonge les analyses sur ses innovations artistiques, et ouvre de nouvelles perspectives sur une œuvre qui, pour Olivier Olgan, épuise les notions de transgression et de métaphysique.

Lucio Fontana, concetto spaziale, Attese, 1966 (c) Tornuaboni art (c) Fondation Lucio Fontana, Milano by SIAE Adagp Paris 2024

« Comment décrire un pareil tableau ? Et comment décrire l’incision qui affecte la toile, qu’elle crève sans pour autant ouvrir sur rien qui se situe ‘derrière’ elle, quoi qu’ait pu en dire le peintre lui-même ? Ainsi d’un acteur, au cinéma, dont on dit qu’il ‘crève l’écran’ : l’attentat n’ayant cependant, ici et là, ni mêle sens, ni même réalité. »
Hubert Damish, Fontana, Trait sur trait, 1995

Trace ou offense ?

A  la vue devant une ‘fente’ de Lucio Fontana, chacun peut ressentir l’ivresse de la fin du tableau ou inversement l’enchantement d’un geste radical. Est-elle une trace ou une offense, relève-t-elle du dessin ou du sacrilège ? Son auteur portant ne revendique aucune provocation. Au contraire, un acte de vision. Fasciné par la conquête de l’espace, son geste s’associe cet esprit de conquête que ses Ambienti spaziali, en néons vont poussé plus loin encore.

« Quand je m’assieds devant une de mes Fentes et que je la contemple, je ressens soudain une immense détente spirituelle, j’éprouve la sensation d’être un homme affranchi de l’esclavage de la matière, un homme qui appartient à l’immensité du présent et de l’avenir. »
Lucio Fontana, 1962

Une représentation de l’espace-temps

C’est à une véritable plongée dans cette quête singulière au carrefour des grandes réflexions de l’art moderne d’après la guerre auquel nous convient le Musée Soulages Rodez et la catalogue Gallimard.  L’artiste italien majeur du XXe siècle, même s’il fut le qualifié d’ « hérétique échappé du nouvel académisme de l’art abstrait » (Michel Ragon) est au carrefour des aspirations surréalistes de Giorgio De Chirico ou, plus près de lui chronologiquement, de la déconstruction du tableau de Piero Manzoni et des tenants de l’arte povera.

Lucio Fontana Concetto spaziale 1956 (c) Tornuaboni art (c) Fondation Lucio Fontana, Milano by SIAE Adagp Paris 2024

Que peindre maintenant ?

Ce créateur polymorphe et visionnaire fut un artiste engagé avant et après la Seconde Guerre mondiale : en Argentine, où il est né en 1899, et en Italie, où il s’installe définitivement à partir de 1947, avec une question centrale après les destructions de deux guerres mondiale, « Que peindre maintenant ? »

« Moi, je troue, l’infini passe ainsi par là. La lumière passe. »
Sa réponse fut radicale, faisant au passage table rase du tableau exigeant le renouvellement du statut de l’art.

De retour à Milan en 1948, Fontana se lance dans sa série Concetto spaziale (« concept spatial »),  ses toiles monochromes lacérées superposées criblées de buchi (trous) et de tagli (coupures) révèlent un fond sombre à l’intérieur, pour créer un vide sans fin, … Et deviennent sa signature et le tremplin d’ incompréhensions.  Le parcours de la rétrospective valorise les oppositions dialectiques entre le matériel et l’immatériel, sur le concept d’utopie, supposant un rapport d’attraction et de répulsion vis-à-vis de la réalité concrète.

L’idée d’un futur, que Fontana a héritée du futurisme, est celle d’un art finalement affranchi des catégories traditionnelles de la peinture et de la sculpture, toujours plus immatériel en tant qu’acte.
Alfred Pacquement

Creuser l’espace : de la fente au néon

Autre mérite de l’exposition est d’ouvrir la réflexion sur «  l’informe » que son œuvre déploie sous toutes une série de média, de la terre à la céramique, pour s’épanouir avec le néon. En donnant forme et volume a la lumière, ses arabesques suspendues sculptent un espace architectural ouvert et animé par une oscillation entre les limites opposées de la perception visuelle : deux Ambienti spaziali dont une recrée pour l’occasion. « Le néon voyait alors le jour, médium issu de l’industrie, source de lumière agissant émotionnellement sur le spectateur dans un espace autre. » insiste Alfred Pacquement, président du musée Soulages, Rodez, ce qui en fait un pionnier de l’art environnemental.

L’Ambienti spaziali sculpte l’espace de l’exposition Fontana, Il y a bien eu un futur Photo Musée Soulages Rodez. Thierry Estadieu

Le matériau principal de l’œuvre, c’est la lumière

La poétique de l’environnement élaborée par Fontana inclut toutefois d’emblée toutes les composantes qui lui permettront de la faire évoluer bien au-delà du climat de l’informel traditionnel : l’intérêt envers de nouvelles solutions technologiques (depuis la lumière au néon jusqu’aux émissions de télévision) complète par leur expérimentation ; un élan émotionnel joint a une tendance néo-constructiviste et, de manière plus générale, néo-avant gardiste, a avancer de nouvelles propositions ; l’adhésion existentielle a un mythe renouvelé du progrès typique des années 1950 et 1960, dans les mille déclinaisons de la société de consommation de masse, de l’idéologie ou de la nouvelle frontière de la conquête de l’espace sidéral.
Car il existe une différence essentielle entre, d’une part, la pratique de la sculpture, y compris dans sa destination ornementale ou, pour être plus précis, dans sa mise au service de l’architecture, et, d’autre part, l’expérience environnementale : d’un cote, le moyen d’expression est toujours la matière plastique (l’argile, le plâtre, la pierre, le bronze, voire un simple petit morceau de fil de fer) ; de l’autre, en revanche, le matériau principal de l’œuvre, voire le seul et unique, c’est la lumière, qui active la perception d’un espace sans cela indistinct.

« Nous sommes sortis du tableau pour entrer dans le dynamisme plastique des futuristes réalisé par la nouvelle dimension, la quatrième, celle du temps et de l’espace »
« Je ne veux pas faire de peinture. Je veux ouvrir un espace, créer une nouvelle dimension, nouer un lien avec le cosmos, qui s’étend sans cesse au-delà du plan confiné d’une image »

Lucio Fontana

Dépasser la limite de l’espace

Lucio Fontana, Ambienti spaziali, structure au néon pour la IXe Triennale de Milan, 1951 (c) Fondation Lucio Fontana, Milano by SIAE ADAGP Paris 2024

Obsédé par la dimension conceptuelle de l’art, Fontana perçoit l’espace comme un instrument de recherche au-delà d’ un simple questionnement esthétique. La définition lapidaire du critique Giovanni Joppolo qualifie l’artiste après 1933, ses rapports remarques avec le trait, le signe, la ligne et l’espace, a la lumière de l’expérience matiériste du céramiste :  ≪ Plus tard, le geste a même la matière et le geste a même l’espace deviendront les deux moteurs de toute son œuvre la plus aboutie, c’est-a-dire le spatialisme. ≫

« La limite mentale et matérielle de l’espace physique constitue l’autre frontière a laquelle l’artiste lance son défi tout au long de son activité. De façon dialectique, l’espace de Fontana doit toujours être envisage avec son oppose : c’est l’espace physique comme vide autour de la matière, c’est le cosmos en rapport avec la Terre, c’est l’espace mental comme acte extrême de liberté de pensée, en rapport avec l’étroitesse des conventions sociales, c’est la quatrième dimension. Comme le suggère Giorgio Zanchetti 20, le concept d’espace actif, attestant de l’extrême vitalité, densité et plénitude de l’espace, trouve son incarnation la plus audacieuse dans la forme que l’artiste qualifie d’≪ Environnement spatial ≫.
Paolo Campiglio, catalogue

C’est en tout conscience que Fontana a traversé les frontières de la matérialité de l’œuvre d’art.

Et ce geste n’a rien perdu ni de sa force, ni de sa radicalité. Comme le poète, il savait qu’il trouverait du nouveau dans cette « libération de la matière et de l’homme ». Si cette utopie n’a trouvé pas le rebond espéré, elle a repoussé les limites physiques et spirituelles dans lesquelles plusieurs générations d’artistes – qu’il soutenait en les collectionnant – se sont engouffrés.

Lucio Fontana Concetto spaziale, Attese, 1965-66 (c) Tornauboni Art. (c) Fondation Lucio Fontana, Milano by SIAE Adagp Paris 2024

L’art environnemental conçu et réalisé par Fontana correspond en effet au moment crucial qui offre aujourd’hui encore, a soixante-quinze ans de distance, d’un double point de vue esthétique et conceptuel, la clé d’interprétation décisive de ce voyage aventureux, a travers et par-delà la surface picturale et la distinction même entre peinture et sculpture, entrepris par l’artiste parallèlement avec ses ≪ Trous ≫ et, quinze ans plus tard, avec ses ≪ Fentes ≫.

« Au fondement de toutes ces démarches – absolument expérimentales mais, j’insiste sur ce point, concrétisées d’emblée en des œuvres autosuffisantes et achevées a la perfection –, il y a la volonté de remplacer la notion et l’utilisation de l’espace héritées de la tradition artistique moderne par une possibilité nouvelle de perception visuelle et multisensorielle qui, en alternative a la vision statique, centrale et monoculaire de la perspective définie a la Renaissance, loin de proposer l’adoption d’un système tout aussi ferme et dogmatique, répudie au contraire toute règle mécanique au profit de la transformation et du déplacement sur un plan esthétique de l’expérience même de l’espace environnant effectuée par le spectateur. »
Giorgio Zanchetti, Une nouvelle conception de l’art environnemental. Vingt ans d’Environnements spatiaux et autres installations (1949-1968) catalogue

Une curiosité universelle et un mentor pour les générations suivantes

En 1969, un an après sa mort, une exposition hommage lui est consacrée au musée Von der Heydt à Wuppertal. Elle réunit des œuvres d’Agostino Bonalumi, Enrico Castellani, Gotthard Graubner, Jochen Hiltmann, Yves Klein, Francesco Lo Savio, Heinz Mack, Piero Manzoni, Otto Piene, Gunther Uecker, Jef Verheyen, … tous appartenant a la constellation fontanienne.

Loin des caricatures d’une œuvre aride et isolée, l’exposition du Musée Soulages Rodez permet d’en saisir pleinement autant son essence mystique que l’extraordinaire capacité de projection de son art environnemental.

« Comme dans un autre tableau que j’ai montré lors d’une exposition d’art sacré où il s’agissait de deux fentes sur un fond entièrement bleu, et j’ai dit que je croyais en Dieu. Ils sont venus et ils m’ont dit : “Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
— C’est un acte de foi.” »

Olivier Olgan

Pour aller plus loin

Lucio Fontana, Il y a bien eu un futur

jusqu’au 3 novembre 24, Musée Soulages Rodez, Jardin du Foirail, avenue Victor Hugo, 12 000 Rodez
Tél : +33 5 65 73 82 60 museesoulages@museesoulagesrodez.fr

Catalogue, sous la direction de Paolo Campiglio et Benoît Decron, Musée Soulages Rodez – Gallimard. 240 p. 35€. Ce véritable ouvrage de référence revisite la portée de l’œuvre de l’artiste. Les essais interrogent les rapports de son art ( (Paolo Campiglio, Giorgio Zanchetti) et à celui de Soulages et de Picasso (Benoît Decron, Luca Bochicchio). La fortune critique de Fontana a évolué en France (Jacopo Galimberti), pour laquelle son lien avec le critique d’art Michel Tapié a été déterminante (Silvia Bignami). Enfin, loin d’être un artiste solitaire, il exerce son influence sur les jeunes artistes qu’il soutient et collectionne (Valérie Da Costa). Son rapport à son pays natal, l’Argentine (Daniela A. Sbaraglia) est aussi approfondi. Une biographie précise de l’artiste complète cet ouvrage qui renouvelle la compréhension de Fontana.

Au moyen de son art, l’artiste s’estimait alors satisfait d’avoir eu l’intuition des éternelles contradictions entre le matériel et l’immatériel, d’avoir travaillé sur l’idée d’infini, prévoyant qu’un jour l’être humain y rencontrerait son destin.
Paolo Campiglio, commissaire

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